Primo Levi : Si c'est un homme
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Texte : Extrait 13 (Le marché noir)

ALBERTO (il entre, regarde autour de lui, puis, s’adressant à Aldo qui est encore hors de la scène) – Tout est tranquille. (Aldo entre prudemment) il y a les Grecs. Ils ont les mêmes choses que d’habitude. Jetons un coup d’œil, on ne sait jamais. (Au premier vendeur) Wieviel ? Combien, les carottes ?

1er VENDEUR (avec un accent espagnol) – Un demi-pain. Belles carottes (Il en montre une) Extra. (Il en mord une avec ostentation) Douce !...

ALBERTO – Moi, pas de pain aujourd’hui. Pain demain.

1er VENDEUR (riant) – Pain demain, rien de bon.


Le sixième vendeur, au fond, chasse en jurant en espagnol Szanto et 018 qui fascinés par les marchandises exposés, s’étaient approchés un peu trop. Szanto et 018 sans dire un mot, se déplacent et s’arrêtent devant un autre vendeur.


ALBERTO (s’éloignant, à Aldo ) – Ce n’est pas tellement, une demie ration. Les carottes font du bien, tu sais, elles contiennent des vitamines.

2ème VENDEUR (tirant Aldo par ses haillons, lui montre l’oignon) – Vitamines, Italiens. Grande spécialité (Reniflant l’oignon) Bon, bon pour la santé. (Intensément) pas selekzia. (Aldo hausse les épaules. le second vendeur, en colère) Vai in malora, cabron, hijo de puta !


Aldo et Alberto s’éloignent et se trouvent face à face avec Soninno.


SONNINO – Vous ne pouvez pas payer, hein ? Mauvaise affaire : Mais comment faire pour résister ? Pour moi, le marché, c’est un aimant. (Baissant la voix, d’un air rusé et confidentiel) Vous connaissez mon système ? Mais ne le dites à personne. Je viens ici avec ma soupe, je mange toutes les patates, puis je vends pour un demi-pain. Je vais en voir un autre, avec le demi-pain j’achète une autre soupe, je mange de nouveau les patates, et je recommence.

ALBERTO (clignant de l’œil à Aldo, d’un air entendu) – Un bon système ! Et on ne t’a jamais pris sur le fait ?

SONNINO – Evidemment, presque à chaque fois. Je reçois des coups, mais de toute façon, les patates, je les ai mangées. Vous savez ce qu’il faudrait ? (Insistant) Une dent en or. (Montrant Adler) Comme Adler.


Henri entre avec assurance. Il file tout droit vers Elias parle avec lui, à voix basse, de façon incompressible, puis sort de sa poche un billet. Elias lui donne quatre carottes. Henri insiste, toujours à voix basse, pour avoir autre chose. Elias sort de sa poche, de mauvais gré, un oignon qu’il lui donne. Henri insiste encore. Elias, avec beaucoup de réticence, sort de son autre poche un œuf qu’il lui remet, au milieu d’un murmure général de stupeur. Henri empoche l’œuf, fait demi-tour et se dirige vers la sortie d’un pas sûr. Sonnino, Alder, Szanto et 018, intrigués pleins d’étonnement, suivent Henri et sortent.


ALDO – Tu as vu ça? (Avec une profonde admiration, et sans ironie) Ca, c’est de l’organisation. Un œuf véritable ! Et il l’a payé cinq marks véritables. Il n’y en a pas deux comme Henri.

ALBERTO – Tu le connais?

ALDO – J’ai été avec lui à l’hôpital : mais pour ce qui est de le connaître, personne ne le connaît.

ALBERTO – Pourquoi?

ALDO – Parce qu’il ne veut pas. Il a beaucoup de secret qui lui servent à vivre ; c’est pourquoi il ne parle jamais. Mais à moi, il m’a raconté quelque chose, en théorie, naturellement. Il m’a expliqué sa théorie sur la survie.

ALBERTO – Une théorie – Au Lager ?

ALDO – la plus cohérente que j’ai jamais entendue. Selon Henri, il n’y a que trois façons de fuir l’anéantissement, sans devenir des brutes... (Il indique les marchands d’un geste circulaire, et s’arrête sur Elias)... Comme ceux-là. Trois seules façons : l’organisation, la pitié et le vol.

ALBERTO – Et lui, laquelle a t-il choisie ?

ALDO – Il n’a pas choisi, il les pratique toutes les trois. Personne n’est plus habile qu’Henri pour séduire, lui, il dit « cultivé » les prisonniers anglais. Voilà d’où venaient les cinq marks. Et jusqu’à ce point-là, c’est de l’organisation. Mais son instrument de pénétration c’est la pitié. Pendant cette réplique, la lumière s’est dissipée, se concentrant uniquement sur Aldo et Alberto.

ALBERTO – Ca ne m’étonne pas, avec ses yeux et cette façon de se déplacer. C’est un...

ALDO (l’interrompant) – Je ne crois pas ; Henri sait qu’il est beau garçon et exploite ses qualités naturelles : il les exploite froidement, comme on manœuvre un instrument scientifique.

ALBERTO (Avec stupeur) – Tout est calculé ?

ALDO – Tout.

ALBERTO (Méditant, tandis que la lumière s’éteint lentement) – Pas à dire, il sait y faire. Mais je ne l’aime pas. Si un jour on en sort, je n’aurai pas envie de le revoir.


La lumière a complètement disparue. Lumière progressive sur le chœur. Intermède musical.


CHOEUR :

1er HOMME – Nous disons « faim ».

2ème HOMME – Nous disons « fatigue », « peur », et « douleur ».

3ème HOMME – Nous disons « hiver ».

4ème HOMME – Ce sont des paroles libres...

5ème HOMME – Créées par des hommes libres.

6ème HOMME – Si les Lager avaient duré plus longtemps...

1er HOMME – Un nouveau langage serait né...

2ème HOMME – Des paroles plus âpres, jamais encore entendues

3ème HOMME – Nous disons « hiver », et nous savons ce que cela veut dire.

4ème HOMME – Cela veut dire que sept sur dix d’entre nous mourront.

5ème HOMME – De toutes nos forces, nous avons lutté pour que l’hiver ne vînt pas.

6ème HOMME – Nous sommes accrochés à toutes les heures tièdes.

1er HOMME – A chaque coucher de soleil, nous avons essayé de retenir le soleil encore un peu dans le ciel.

2ème HOMME – Tout a été inutile.

3ème HOMME – De la même façon qu’on voit finir un espoir, l’hiver est arrivé.

4ème HOMME – Nous avons vu les premiers flocons de neige.

5ème HOMME – Si nous étions logiques...

6ème HOMME – Si ce n’était ce résidu d’espérance insensé, fou, inavouable...

1er HOMME – Nous irions toucher les fils de fer électrifiés ...

2ème HOMME – car « hiver » veux dire encore autre chose.

Le marché noir est également un espace de sociabilité, mais, contrairement à l’épisode du « Chant d’Ulysse », cette sociabilité est un « loi de la jungle ». Chacun cherche tirer profit de l’autre et parfois même à l’escroquer (ce qui, au camp, peut lui être fatal). Ce type de relation basée sur le profit et l’abus de confiance était-il propre au camp ?