Texte intégral
Est-il
un homme
Version dramatique de Primo Levi
et Pieralberto Marché
(1966)
© traduction de Primo Levi – 30-6-1967 – Rome
© Philippe Mesnard (2008) et Fondation pour la Mémoire
de la Shoah (Paris) pour la présente édition
Personnages
L’auteur
Alberto
Aldo
Flesch
Somogyi
Docteur hongrois
Adler
Jean
Nogala
Piotr
Resnyk
018
Szanto
Elias
Wachsmann
Walter
Henri
Chanteur ambulant
Schmulek
Alex
Sigi
Docteur
Dr. Pannwitz
Sonnino
Goldner
Pietro
Kuhn
Stawinoga
1ère Femme
2ième Femme
3ième Femme
Samuelidis
Charles
Arthur
Askenazi
Towarowski
Somogyi
1ère voix d’Allemand
2ième voix d’Allemand
3ième voix d’Allemand
Chœur (six Hommes, six Femmes)
Déportés, infirmiers, porteurs, etc.
Premier
temps
Au lever du rideau, la scène
est plongée dans l’obscurité. Un faisceau de lumière éclaire le visage de l’auteur,
au centre.
AUTEUR – A de nombreux individus, à de
nombreux peuples, il peut arriver d’estimer plus ou moins sciemment, que
« tout étranger est un ennemi ». Le plus souvent, cette conviction
gît au fond des âmes comme une infection latente ; elle ne se manifeste
que par intermittence, en certaines occasions, et n’engendre pas un système de
pensée. Mais quand cela arrive, quand le dogme inexprimé devient le fondement d’un
syllogisme, alors, au bout de la chaîne, c’est le Lager. Il est le produit d’une
conception du monde amenée à ses conséquences avec une cohérence rigoureuse :
tant que la conception subsiste, les conséquences nous menacent. L’histoire des
camps de destruction devrait être comprise par tous comme un sinistre signal de
danger.
La
lumière s’efface du visage de l’auteur, tandis qu’une autre découvre peu à peu
le chœur : six hommes et six femmes alignés hors de la scène, qui reste
dans l’obscurité.
CHŒUR :
1ère FEMME …Vous qui vivez en sécurité…
2ème FEMME …dans vos maisons tièdes…
1er HOMME …Vous qui trouvez, en rentrant, le soir…
2ème HOMME …Un repas chaud et des visages amis…
3ème HOMME …Réfléchissez : est-il un homme…
4ème HOMME …Celui qui travaille dans la boue…
5ème HOMME …Qui n’a pas de paix…
6ème HOMME …Qui se bat pour un morceau de pain…
1er HOMME …Qui meurt pour un oui ou pour un non…
3ème FEMME …Réfléchissez : est-elle une femme...
4ème FEMME …Celle qui n’a plus de cheveux, plus de nom…
5ème FEMME …Plus la force de se souvenir…
6ème FEMME …Les yeux vident, le sein froid…
1ère FEMME …Comme
une grenouille, en hiver…
2ème FEMME …Méditez, cela s’est produit..
2ème HOMME …Je vous livre ces paroles comme un ordre…
3ème HOMME …Gravez- les dans votre cœur…
3ème FEMME …Quand vous êtes chez vous, quand vous vous promenez…
4ème HOMME …En vous couchant, en vous levant…
4ème FEMME …Répétez-les à vos enfants…
5ème HOMME …Sinon, que votre maison s’écroule…
5ème FEMME …Que la maladie vous frappe…
6ème HOMME …Que vos fils détournent de vous leur visage.
La
lumière s’éteint sur le chœur, tandis que s’éclaire peu à peu un camp de détention
en Italie
1ère FEMME :…Où vont-ils nous
envoyer ?
1er ALLEMAND - (Seule la voix sort d’un haut- parleur. Il n’est
pas présent sur la scène) - A vous interdit demander. Tous partir
loin : être bien, mais pays froid. Emporter vêtements, fourrures. Emporter
or, emporter beaucoup d’argent. Passt’mal auf, personne s’échapper. Versucht
einer zu fliehen, werden zehn sofort erschossen : un s’échapper, dix
kaputt. Compris ?
1ème FEMME - Mais pourquoi ? Pourquoi
les malades aussi, et les enfants ?
ALBERTO - Qui sait ? Ils nous emmènent
peut-être tous dans un ghetto.
ALDO - Non, Alberto, inutile de se faire des
illusions. J’ai parlé hier aux réfugiés de Zagreb : eux, ils savent ce que
ça signifie, partir.
La
lumière disparaît sur la scène, elle éclaire le chœur
CHŒUR :
1er HOMME …Ils le savaient bien …
2ème HOMME …Les Allemands étaient entrés à
Zagreb deux ans auparavant…
1ère FEMME …Partir signifiait mourir…
3ème HOMME ...Et arriva la nuit du départ…
4ème HOMME ...Et ce fût une nuit telle…
5ème HOMME ...Qu’on sut que des yeux humains
n’auraient pas dû y assister et survivre…
2ème FEMME ...Tous l’entendirent :…
6ème HOMME ...Aucun gardien n’eut le courage
de venir voir…
1er HOMME ...Ce que font les hommes, quand
ils savent qu’ils vont mourir…
2ème HOMME ...Chacun prit congé de la vie de
la façon qui lui convenait le mieux…
3ème HOMME ...Quelques-uns priaient…
4ème FEMME ...D’autres burent plus que de
raison…
5ème FEMME ...D’autres se saoulèrent une
dernière fois d’une horrible passion…
3ème FEMME ...Mais les femmes de Tripoli s’occupèrent
de préparer la nourriture pour le voyage…
4ème FEMME ...Et firent la toilette des
enfants…
5ème FEMME ...Et les fils de fer barbelé
étaient pleins de sous vêtements d’enfants qui séchaient…
La lumière
éclaire peu à peu la scène. Le camp tout entier dans l’animation tendue qui
précède le départ. Sur les fils de fer barbelé, le vent agite le linge des
enfants. Les actions décrites par le chœur se déroulent dans un silence absolu.
6ème FEMME ...N’en feriez-vous pas autant,
vous tous ?...
1ère FEMME ...Si l’on devait vous tuer
demain, avec votre enfant…
2ème FEMME ...Vous, vous ne lui donneriez pas
à manger, aujourd’hui ?...
3ème FEMME ...Et quand tout fût prêt, alors
elles se déchaussèrent…
4ème FEMME ...Elles dénouèrent leurs cheveux…
5ème FEMME ...Elles déposèrent sur le sol les
chandelles funèbres, selon la coutume de leurs pères…
6ème FEMME ... Et elles s’assirent à terre
pour la lamentation…
1ère FEMME ... Et toute la nuit, elles prièrent
et pleurèrent.
Dans
le haut- parleur, monte la prière du « Kaddish ». Pendant quelques
instants crescendo, puis en fond sonore.
1er HOMME Nous étions nombreux devant leur
porte…
2ème HOMME … Et il descendit dans notre âme…
3ème HOMME ... Nouvelle pour nous…
4ème HOMME ... La douleur antique du peuple
qui n’a pas de terre…
5ème HOMME ... La douleur dénuée d’espérance…
6ème HOMME ... De l’exode qui se renouvelle à
chaque siècle.
Le
« Kaddish » s’élève plus fort pendant quelques secondes, puis s’interrompt
brusquement, au milieu de la phrase musicale. Un instant d’immobilité en scène,
puis, déchirants, dans les haut- parleurs, les ordres des Allemands.
1ère VOIX D’ALLEMAND (dans le haut-parleur) - Alle in die Reilhe ! In zwei
Gliedern antreten !
2ème VOIX D’ALLEMAND (c.s.) - Vorbereiten für den Appell !
3ème VOIX D’ALLEMAND (traduisant c.s.) - En file par deux, et vite !
En
scène, avec un certain désordre, les prisonniers se disposent dans l’ordre qui
leur a été commandé.
6ème HOMME - L’aube nous surprit, comme une
trahison.
La
lumière sur la scène et les voix qui font l’appel commencent à diminuer après
les deux premiers noms.
3ème VOIX D’ALLEMAND - (dans le haut parleur) - Ancona Ernesto.
1er DEPORTE – Présent !
3ème VOIX D’ALLEMAND – Ascoli Guglielmo.
2ème DEPORTE – Présent !
3ème VOIX D’ALLEMAND – Ascoli Maria.
3ème DEPORTE – Présente !
3ème VOIX D’ALLEMAND – Ascoli Paulo.
ENFANT - Présent !
La
lumière a disparu, et les voix se sont tues. La scène est dans l’obscurité,
seul le chœur est toujours éclairé.
CHŒUR :
1er HOMME …Avec l’absurde précision à
laquelle nous devrions plus tard nous habituer…
2ème HOMME …Les Allemands firent l’appel…
3ème HOMME ...A la fin:
1ère VOIX D’ALLEMAND (dans le haut parleur) - Appell beendet, Herr Scharführer. Alles in Ordnung.
2ème VOIX D’ALLEMAND (c.s.) - Gut. Wieviel Stück ?
1ère VOIX D’ALLEMAND - (c.s.) - Sechshundert und fünfzig Stück.
4ème HOMME ...Wieviel
Stück ? – demanda le sergent…
5ème HOMME ...Et le caporal salua et répondit
que tout était en ordre, et que les « pièces » étaient au nombre de
650.
6ème HOMME ...On nous emmena à la gare…
1er HOMME ...Où le train nous attendait.
3ème FEMME …Voici donc, sous nos yeux…
4ème FEMME ...Sous nos pieds…
1er HOMME ...L’un de ces fameux convois allemands…
2ème HOMME ...Ceux qui ne reviennent plus.
5ème FEMME ...Wagons de marchandises, fermés
de l’extérieur…
3ème HOMME ...Et dedans des hommes…
6ème FEMME ...Des femmes et des enfants…
4ème HOMME ...Entassés sans pitié…
5ème HOMME ...Comme des balles de marchandise…
1ère FEMME ...En voyage vers le néant…
6ème FEMME ...En voyage à rebours, vers le
fond…
Une
pause.
1er HOMME ...A la fin du quatrième jour, le
convoi s’arrêta définitivement…
2ème FEMME ...En pleine nuit, au milieu d’une
étendue sombre et silencieuse.
2ème HOMME ...Mort, le bruit des roues…
3ème FEMME ...Mort, tout bruit humain…
3ème HOMME ...Nous attendions qu’il se passât
quelque chose…
Dans
le haut-parleur, le fracas des portières du train ouvertes avec violence. Sur
un côté de la scène. S’allument des réflecteurs. Les voix des Allemands
toujours dans les haut-parleurs, aucune présence sur la scène. Au cours des
dialogues, les déportés s’adresseront chacun à un point, provenance
hypothétique de la voix, déterminant la position de l’interlocuteur.
1ère VOIX D’ALLEMAND – Alle
raus, raus, raus-Bewegung! Gepäk mitnehmen. Alle auf ‘n Bahnsteig.
2ème VOIX D’ALLEMAND – Alle ‘raus. In zwei
Gliedern antreten.
FLESH (parlant
avec un fort accent allemand) – Il dit descendre avec les bagages. Nous
devons nous mettre en rangs par deux.
2ème VOIX D’ALLEMAND – Toi, âge
combien ?
1er DEPORTE – Quarante ans.
2ème VOIX D’ALLEMAND – Par ici.
3ème VOIX D’ALLEMAND – Toi, âgé
combien ?
2ème FEMME - ... Trente-quatre.
3ème VOIX D’ALLEMAND – Fillette.
2ème FEMME - ... Onze.
3ème VOIX D’ALLEMAND – Malade ?
2ème FEMME - ... Qui ?
3ème VOIX D’ALLEMAND – Toi, toi,
malade ?
2ème FEMME - ... Oui, malade, très malade.
3ème VOIX D’ALLEMAND – De ce côté.
2ème FEMME - … (étreignant la petite fille) – Rosa !
3ème VOIX D’ALLEMAND – (ironique) – La fillette aussi de ce côté.
2ème VOIX D’ALLEMAND – Toi, âge
combien ?
3ème DEPORTE – Cinquante-six ans.
2ème VOIX D’ALLEMAND – Malade ?
3ème DEPORTE – (presque étouffé par la toux) – Oui, malade.
2ème VOIX D’ALLEMAND – Gut. Alors autre côté.
3ème DEPORTE – Mes bagages, je pourrais avoir
mes bagages ?
2ème VOIX D’ALLEMAND – Les bagages, après.
1ère VOIX D’ALLEMAND – Toi, par ici !
4ème DEPORTE – C’est ma femme !
1ère VOIX D’ALLEMAND – Ensemble après. Toi,
maintenant, pas ici.
2ème VOIX D’ALLEMAND – Toi, de ce côté.
3ème FEMME - ... Je ne peux pas abandonner l’enfant.
2ème VOIX D’ALLEMAND – Bon, Bon. Rester avec
l’enfant mais de ce côté.
3ème VOIX D’ALLEMAND – Weiter, Weiter. Los,
Los ! Hommes de ce côté, femmes de ce côté, vieux, malades, enfants, d’un
autre côté.
(les
déportés, se saluant confusément, commencent à se séparer. Un garçon et une
jeune fille hésitent, s’étreignent).
3ème VOIX D’ALLEMAND (violemment) – Schwein, weg von da !
(Ils se séparent) Weiter, weiter !
Los, los ! Femmes par ici.
2ème VOIX D’ALLEMAND – ‘Raus, ‘raus !
vieux et malades par ici !
1ère VOIX D’ALLEMAND – Hommes par ici. Schnell,
schnell, aufgehen ! Tempo, tempo!
Les
déportés se partagent en trois groupes selon les ordres donnés. Une femme
entraîne la jeune fille qui hésitait ; celle ci se laisse conduire comme
un automate. D’un côté, entre un groupe de prisonniers portant la tenue
caractéristique des Häftlinge. Ils font un large
détour pour ne pas s’approcher des déportés qui viennent d’arriver ; en
groupe de trois, ils vont s’occuper des bagages. Le groupe des hommes valides
reste d’un côté, observant les deux autres groupes qui sortent par le fond. La lumière
disparaît lentement sur la scène, et éclaire peu à peu le chœur, qui ne
comprend plus que des hommes.
CHŒUR :
1er HOMME …Ils disparurent ainsi, en un
instant…
2ème HOMME ...Par surprise…
3ème HOMME ...Nos femmes…
4ème HOMME ...Nos parents…
5ème HOMME ...Non enfants…
6ème HOMME ...Nous les vîmes, pendant
quelques instants, comme une masse sombre, à l’autre extrémité du quai…
1er HOMME ...Puis la nuit les engloutit…
2ème HOMME ...Nous nous regardions, muets…
3ème HOMME ...Tout était silencieux…
4ème HOMME ...Comme dans un aquarium…
5ème HOMME ...Comme dans certaines scènes de
rêve…
6ème HOMME ...A nouveau, l’obscurité retentit
d’ordres donnés dans une langue étrangère…
1er HOMME ...De ces aboiements barbares des
Allemands quand ils commandent…
2ème HOMME ...Qui semblent délivrer une rage
vieille de plusieurs siècles…
3ème HOMME ...Sans savoir comment, nous nous
retrouvâmes chargés sur un camion…
4ème HOMME ...Le camion partit dans la nuit,
à toute vitesse…
5ème HOMME ...Le voyage ne dura qu’une
vingtaine de minutes…
6ème HOMME ...Puis le camion s’est arrêté et
on a vu une grande porte…
1er HOMME ...Et au-dessus, une inscription
vivement illuminée :
L’inscription
apparaît sur le fond
2ème HOMME ...« Arbeit
macht frei » …
3ème HOMME ...« Le travail donne la
liberté » …
L’inscription
s’efface.
4ème HOMME ...Nous sommes descendus…
5ème HOMME ...On nous a fait entrer dans une
pièce vaste et nue…
A ce
moment la lumière découvre sur la scène le groupe des déportés qui se promènent
nerveusement. Dans un coin, un robinet portant un écriteau :
« Wassertrinken verboten ».
6ème HOMME - ... Très peu chauffée…
La lumière
commence à disparaître.
1er HOMME - ... Il y a quatre jours que nous
n’avons pas bu…
2ème HOMME - ... Le léger bruissement de l’eau
dans les radiateurs nous rend féroces.
Obscurité
sur le chœur.
ALBERTO – Quelle soif ! j’en deviens
fou.
1ER DEPORTE – L’eau, il y a de l’eau.
FLESH – Oui, mais c’est interdit de boire.
ALBERTO – C’est impossible, c’est une
plaisanterie. Ils le savent bien, que nous mourons de soif.
ALDO – Interdit? Pourquoi interdit ? Je
bois quand même. (Il s’approche du
robinet et remplit le creux de sa main : il goûte et crache avec dégoût)
on dirait de l’eau dans un étang. Elle est pourrie.
1er YIDDISH – Woo zeinen di
froien un kinder ?
2ème YIDDISH - Un woss vellen
zay tun itzt ?
ALBERTO – Où sont les femmes et les enfants,
Aldo ? Qu’est ce qu’ils en ont fait ?
2ème DEPORTE – Ma femme, ma fille ?
3ème DEPORTE – Et mon père ?
ALBERTO – Est-ce que nous les reverrons ?
ALDO – Certainement.
4ème DEPORTE – Mais quand ?
ALDO – Qu’est ce que j’en sais ?
Un
homme pleure, d’autres appellent leurs parents. D’autres se plaignent de la
soif. Il se crée un certain désordre. Bruit de portes ouvertes, sifflement du
vent et réaction des déportés qui ont froid et essaient de se protéger de leur
mieux.
4ème VOIX D’ALLEMAND (Dans le haut-parleur) – Wer kann Deutsch ?
FLESH – Ich kann Deutsch. (A ses compagnons) je comprends l’allemand.
4ème
VOIX D’ALLEMAND – Gut. Also sage diesen Herren, Dass es hier keine
Judenschule ist. Ubersetze, Herr Rabbiner.
FLESH – L’officier dit que nous devons garder
le silence. (Une pause, puis très
embarrassé, honteux) Il dit… il
dit que ce n’est pas une école de rabbins.
5ème DEPORTE – Demande-lui ce que nous
attendons.
6ème DEPORTE – Demande-lui quand on va nous
donner à boire.
2ème DEPORTE – Demande-lui où sont nos
femmes.
4ème DEPORTE – Demande-lui combien de temps
on va rester ici
FLESH (dominant
les voix qui se couvrent les unes les autres) – Non ! Je ne veux plus
rien demander.
Bruit
de porte refermée. Le sifflement du vent cesse. Quelques instants de silence
général, puis grincement de la porte qui se rouvre, sifflement du vent, et tout
de suite la porte est refermée.
DOCTEUR (entrant
avec un air circonspect) – En azert jôttem hogy fogadjam Onöket.
FLESH – Wollen sie zu uns
sprechen ? Ich kann Deutsh übersetzen.
DOCTEUR – (avec un fort accent hongrois) - Non, merci. Pas d’interprète. Je
parle directement en… comment dit-on… votre langage.
1er DEPORTE – De l’eau, de l’eau!
2ème DEPORTE – Donnez-nous à boire.
3ème DEPORTE – Parla italiano?
1er DEPORTE – Nous avons soif.
2ème DEPORTE – Où sont les femmes?
1er DEPORTE – Et les malades?
FLESH – De l’eau, s’il vous plaît.
DOCTEUR - (faisant taire impérieusement les voix) – Silence, silence. Parlez
doucement, l’un après l’autre. Je réponds .
ALBERTO – Où somme-nous ? Dites-nous où nous
sommes.
DOCTEUR – A Monowitz, près d’Auschwitz.
Haute-Silésie.
4ème DEPORTE – Qu’est-ce que c’est, ici, un
camp concentration ?
DOCTEUR – Ici, camp de travail. En
allemand : Arbeitslager. Ici, Monowitz-Buna. Tous les prisonniers travaille
dans grande usine. Prisonniers peut-être dix mille. Tous travail dans usine de
caoutchouc appelée Buna. Aussi, le camp appelé Buna.
ALBERTO – Mais maintenant, pourquoi nous
laisse-t-on ici ?
DOCTEUR – Maintenant, vous attendez douche et
désinfection. C’est la règle. Avant le réveil, vous douche et désinfection. Aucun
permis entrer dans le camp avant d’être désinfecté. Ensuite vous… d’autres
vêtements et chaussures… oui, comme les miens.
1er DEPORTE – Pas les nôtres ?
DOCTEUR - Non ! Vous venus d’Italie ?
ALBERTO – Oui, Italiens.
DOCTEUR – Moi, Hongrois. J’ai étudié en
Italie.
ALDO – Nous aussi, nous devrons
travailler ?
DOCTEUR – Certainement. Ici, tous doit
travailler . Certainement, il y a travail et …autre travail. Moi, je travaille
comme docteur. Je suis le dentiste du camp.
ALDO – Depuis combien de temps êtes-vous
ici ?
DOCTEUR – Quatre ans et demi en Lager. Depuis
que Buna ouvert…Moi à Buna ; moi un an et demi à Buna.
ALBERTO – Pourquoi vous… pourquoi es tu
ici ?
FLESH – Juif, comme nous ?
DOCTEUR (avec
une profonde simplicité) – Non : moi, criminel.
2ème DEPORTE – Où sont les femmes ?
DOCTEUR (évasif
) – Femmes ? Femmes biens, maintenant. Maintenant, plus de mal pour
les femmes.
2ème DEPORTE – Nous pourrons les revoir
bientôt ?
DOCTEUR – Bientôt ? Peut-être.
1ER DEPORTE – Et les vieillards?
3ème DEPORTE – Et les malades ?
DOCTEUR – Moi, je ne sais pas. Ici, beaucoup
de chose que nous ne savons pas. Beaucoup de choses à ne jamais demander.
2ème DEPORTE – Tu ne peux pas nous donner d’eau
à boire ?
DOCTEUR – L’eau pas bonne. Ne bois pas d’eau.
Nous vivons de soupe… la soupe suffit pour notre soif.
2ème DEPORTE – Nous depuis quatre jours, plus
rien à boire.
ALDO – S’il te plaît, apporte-nous de l’eau.
DOCTEUR – Je regrette, je ne peux vous donner
l’eau. Je suis venue cacher, contre les ordres. Vous pas encore désinfectez.
Personne permis vous parler. Moi pas permis. Je suis venue parce que j’aime les
Italiens. J’ai étudié en Italie. Je suis venu parce que…comment dit-on… j’ai un
peu de cœur.
ALBERTO – Il y a d’autres Italiens dans ce
camp ?
DOCTEUR – Peu.. Je ne sais pas combien. Excusez,
maintenant je dois aller, vite, vite. Moi dangereux resté. (Il fait signe, le doigt sur le nez, de faire
silence, et s’en va rapidement).
Bruit
de porte ouverte, avec sifflement de
vent ; la porte est tout de suite refermée. Petit murmure de malaise des
déportés qui commentent ce qu’à dit le docteur. Un peu de piétinements. Quelqu’un
se laisse tomber à terre, d’autres se plongent dans leurs pensées, l’un s’assied,
la tête dans les mains. Bruit de porte ouverte. Silence et immobilité générale.
Sifflement du vent. Porte refermée. Pas cloutés d’un S.S qui s’approche.
4ème VOIX D’ALLEMAND (dans haut-parleur) – Ubersetze, Her
Rabbiner : Ihr seid jetzt in Auschwitz.
FLESH – Il dit que nous sommes à présent à
Auschwitz.
4ème VOIX D’ALLEMAND – Das Motto
in Auschwitz ist : « arbeit macht frei ».
FLESH – Il dit que la consigne d’Auschwitz
est « Arbeit macht frei », le travail donne la liberté.
4ème VOIX D’ALLEMAND – Ihr
sollt in fünf Gliedern mit zwei Metern Abstand von Mann zu Mann antreten.
FLESH – Il dit qu’il faut se mettre en rang
par cinq à distance de deux mètres entre chaque homme.
4ème VOIX D’ALLEMAND – Danach
zieht sich jeder nackt aus. Wollene Sachen auf die rechte seite. Das andere
Zeug auf die Linke.
FLESH – Il dit que nous devons nous
déshabiller complètement : les vêtements de laine à droite, tout le reste
à gauche.
4ème VOIX D’ALLEMAND – Und
selbstverständlich die Schuhe ausziehen…
FLESH – Enlever nos chaussures…
4ème VOIX D’ALLEMAND – Aber passt
gut auf, dass sie nicht gestohlen werden.
FLESH (traduisant,
très étonné) – mais nous devons faire très attention à ce qu’on ne nous vole
pas les chaussures.
TOUS (d’une
voix soumise, avec la même stupeur) – Qu’on
ne nous vole pas ? La 4ème voix d’Allemand émet un petit rire moqueur. Les pas cloutés s’éloignent. Bruit
de porte ouverte et refermée. Les déportés, en silence, se disposent à exécuter
ce qui leur a été ordonné. La lumière baisse jusqu’à créer une pénombre. Dans
cette semi-obscurité, obscurité, entrent quatre Kapos hurlant et insultant les
prisonniers en allemand et en polonais. Les prisonniers, perdus, créent à leur
tour un grand désordre. Tandis que les Kapos commencent à leur arracher
violemment leurs vêtements, sous lesquels apparaissent les tenues de Häftling. Les quatre Kapo, toujours avec la même
violence, poussent les prisonniers d’un côté de la scène, leur imposant de se
mettre en file indienne. Jusqu’à ce moment, tout doit se passer dans une
atmosphère de chaos et d’excitation générale, le plus rapidement possible.
Quand tous sont en file indienne, la lumière redevient normale. Dans le silence
le plus absolu, les prisonniers défilent un par un devant un fonctionnaire, qui
leur prend le bras gauche et exécute à chacun le tatouage. Aldo est au centre
de la file, et un peu au-delà, Alberto. A mesure qu’ils sont tatoués, les prisonniers
se dispersent sur la scène, chacun de son côté, essayant de s’éviter, n’ayant
pas le courage de regarder. Aldo et Alberto, dans la même attitude que les
autres. Tandis que le tatouage continue, la lumière disparaît en scène, et s’allume
en même temps sur le chœur.
CHŒUR :
1er HOMME ... Nous porterons tant que nous
vivrons la marque...
2ème HOMME ... le numéro tatoué sur le bras
gauche...
3ème HOMME ... Alors, pour la première fois…
4ème HOMME ... Nous nous sommes aperçus que
notre langue manque de paroles pour exprimer cette offense...
1er HOMME ...La destruction d’un homme...
5ème HOMME ...Nous ne sommes plus des hommes,
mais des prisonniers...
6ème HOMME ...« Häftlinge »...
1er HOMME …Il n’est pas de condition humaine
plus misérable...
2ème HOMME …Elle n’est pas pensable...
3ème HOMME ...Nous avons touché le fond...
4ème HOMME ...Rien n’est plus nôtre...
5ème HOMME ...Ils nous ont enlevé nos vêtements...
6ème HOMME ...Nos chaussures...
1er HOMME ...Nos cheveux...
2ème HOMME ...Les petites choses que même un
mendiant possède...
3ème HOMME ...Un mouchoir...
4ème HOMME ...Une vieille lettre...
5ème HOMME ...La photo d’un être cher...
6ème HOMME ...Des choses qui font partis de
nous...
1er HOMME ...Comme nos membres.
2ème HOMME ...Ils nous ont enlevé jusqu’à
notre nom...
3ème HOMME ...Si nous voulons le conserver...
4ème HOMME ...Nous devrons en trouver la force
en nous ...
5ème HOMME ...Pour que quelque chose de
nous...
6ème HOMME ...De nous tel que nous étions...
5ème HOMME ...Demeure.
La
lumière s’éteint sur le chœur : le haut-parleur diffuse une musique d’orchestre,
Rosamonde. La lumière éclaire lentement la scène où les prisonniers qui
viennent d’arriver sont déjà encadrés, en colonnes. D’autres arrivent,
également encadrés, d’un pas étrange, dépourvu de naturel comme des fantoches
rigides, tout en os ; ils suivent rigoureusement le rythme de la fanfare.
1ère VOIX D’ALLEMAND (dans haut-parleur) – Links, zwo, drei, vier, Links !
Abteilung... Hault !
2ème VOIX D’ALLEMAND (dans haut-parleur) – Alle Kommandos... Halt ! (La musique s’arrête. Voix d’Allemands qui comptent rapidement : « Eins,
zwie, etc ; d’autres voix :
« Stillstand ! », « Block Dreissig 210 Häftlinge, Stärke
stimmt », « Aufgehen, aufbleiben ! » etc. Les prisonniers ont été disposés en colonnes
et comptés. A la fin de l’opération, dans le haut- parleur) Appel
Beendet ! Absperre !
Différentes
voix répètent, de près et de loin : « Absperre ». Les
prisonniers rompent les rangs, mais maintenant, ils ne marchent plus rigides et
gourmés comme avant ; ils se traînent, font un effort évident. Quelques
réflecteurs illuminent violemment la scène. Murmures confus des prisonniers.
Aldo et Alberto vont et viennent, perdus, à la recherche de quelques
informations. Ils s’approchent de deux déportés qui discutent : quand
Alberto s’apprête à leur adresser la parole, ils lui tournent le dos et s’éloignent.
ALBERTO – Il y en a bien un qui pourra nous
dire où trouver de l’eau.
ALDO – Bah!
Ils s’approchent
d’un déporté assis à terre, qui est occupé à se masser la cheville. Le déporté
polonais continue, absorbé, sans faire attention à eux.
ALBERTO – Nous soif... très soif...
Le
déporté polonais lève un regard indifférent sur eux interrompant son massage.
ALDO (insistant,
et s’agenouillant pour lui parler de plus près) – Où est l’eau... Wasser...
Water... Acqua ?
DEPORTE POLONAIS (recommençant à se masser) – Nie zrozumialem, i Kpie sobie z tego.
Aldo
se lève et se dirige d’un autre côté, suivi d’Alberto.
ALBERTO – Qu’est ce qu’il a dit ?
ALDO – Je ne sais pas. Il n’a pas envie de
répondre.
Un
petit groupe de déportés a suivi la tentative d’Aldo et Alberto. Ils commentent
avec animation, mais à voix basse, en yiddish.
DEPORTE YIDDISCH (dans un mauvais français entrecoupé de mots yiddish, appelant Aldo)
– Du… dicker Mann...
ALDO (partagé
entre le doute l’espoir) – Moi ?
DEPORTE YIDDISCH Ja… toi.. toi... (il lui fait signe de s’approcher) Kimm’mal aher ! Aldo et
Alberto s’approchent.
1er et 2ème YIDDISCH (ils lisent à haute voix en yiddish, l’un sur le bras d’Aldo, l’autre
sur celui d’Alberto , les
numéros tatoués) – Hindert vierunsebezig finefhindert siebezehn ; vie
runverzig.
Tous
commentent, amusés.
1er YIDDISH (à Aldo) – Tu veux très bien travail ?
ALDO (très soupçonneux) – Oui...
1er YIDDISH (poursuivant) – In Kartoffelschälkommando ?
ALDO – Kartoffelschälkommando ?
1er YIDDISH – Ja...Kommando éplucher pomme de
terre...
ALDO (montrant
Alberto) – Tous les deux ?
1er YIDDISH – Nein... nein... Une seule
place. (Montrant un Kapo qui se tient un
peu plus loin, de dos) Tu vas à
ce Kapo...lui te donne bon travail.
Aldo
reste un instant hésitant. Tous l’incitent en yiddish, se faisant comprendre
par geste. Aldo, sans enthousiasme, y va.
ALBERTO – Nous très soif, pourquoi ils ne
nous donnent pas à boire ?
1er YIDDISH (le regardant, puis avec un ricanement ironique) – Warum ? Hier
ist kein warum! Ici, pas de pourquoi.
Aldo,
arrive près du Kapo qui est au fond de scène, lui dit une phrase
incompréhensive. Le Kapo l’insulte en allemand, et le frappe avec
violence ; il tombe à terre. Le groupe yiddish se disperse en riant.
Alberto s’approche d’Aldo et l’aide à se lever, puis l’entraîne à l’écart, et
le fait asseoir par terre, près de lui.
SCHLOME (qui
pendant toute la scène est resté assis dans un coin, suivant les événements
avec attention, s’approche, et
appelle à mi-voix) – Psst... (Aldo
tourne la tête avec fatigue. Schlome s’asseyant près d’Aldo) Du bist ein
Zujan, ja ? wo kommst du her? Welche Bürger bist du?
ALDO – Je ne comprends pas. Qu’est-ce que tu
dis ? (Schlome lui fait savoir par
un geste que lui non plus n’a pas
compris. Aldo, en mauvais allemand et avec peine) Was Sagst du ?
SCHLOME – Woher du Kommen?
ALDO – Italiener. Ebreo. Jude.
ALBERTO – Il est juif aussi?
ALDO – Du auch jude?
SCHLOME – Ja, ein polnischer. Poïlen. Poïlen.
ALDO (à
Alberto) – Il dit qu’il est juif polonais. (A Schlome) Toi, depuis combien de temps ici ? (Schlome fait signe qu’il n’a pas compris)
Wie Lange bist du hier ?
La
lumière se dissipe tout autour d’eux. A la fin de la scène, leur petit groupe
est seul éclairé.
ALBERTO – Demande lui si on va nous donner à
boire.
ALDO – Eau. Wasser. Wir kein
wasser.
SCHLOME – Trink nicht kein Wasser, kamische Fabrik.
SCHLOME Drei Johr. Ich bin noch
ge. Wen ein Kind, als ich verhaftet wurde.
ALBERTO – Qu’est-ce qu’il dit?
ALDO – Qu’il est ici depuis trois ans. Il
était encore enfant quand on l’a arrêté. (A Schlome). Quel est ton travail?
SCHLOME – Was trafail ?
ALDO – Den Arbeit.
SCHLOME – Ich, Schmiedt.
ALDO – Was?
SCHLOME – Ich Schlosser. Eisen, Faier. Schlugen, mit Hammer... bum... bum... Schlosser.
ALDO – Il dit qu’il est forgeron. (A schlome). Ich Chemiker... Je suis
chimiste.
SCHLOME – Chemiker? Git. Hier
chemarade.Dos Wosser ist nicht git.
ALDO – Warum?
SCHLOME – Geschwlollen.
ALDO – Geschwlollen?
SCHLOME – Du trinken wosser, du
kaputt. Warten bis heute Abend. Heute Abend ist Suppe.
ALBERTO – Qu’est-ce qu’il dit? Pourquoi ne peut-on
pas boire l’eau ?
ALDO – Il dit que l’eau est mauvaise. Qu’elle
fait gonfler ; il dit qu’on attend ce soir, quand ils donneront la soupe.
SCHLOME – Ich Schlome. Mein
Name : Schlome. Du ? wie hisst du ? Und dein Havèr ? Dein
Freund ?
ALDO (à
Alberto) – Il s’appelle Schlome. Il veut savoir nos noms. (A schlome) Ich Aldo. Er Alberto.
SCHLOME – Alberto. Aldo. Gut.
Aldo, Wodeine Mame ?
ALBERTO – Qu’est-ce qu’il dit ?
ALDO – Il demande où est ma mère. (A Schlome) Meine Mutter ist in Italien.
SCHLOME (étonné)
– A yidin in Italien ?
ALDO – Ja... cachée... ver... versteckt.
SCHLOME – Oh!... Gut, gut,
Aldo!... Mutter versteck! Cachée! (Il étreint
timidement Aldo, se lève et s’éloigne
dans l’obscurité environnante).
Aldo
et Alberto le regardent disparaître tandis que la lumière s’éteint lentement.
ALEX (hors
de scène, dans le noir. En marmonnant, de mauvaise humeur, à peine compréhensible) – Vorige Woche warst du
nochzu Hause. Ja ? Hier ist es anders. Los. Komm vor, du
Dickbauch. Komm, verstehst du? Oder nicht ? Was bist du, ein Franzose ? (la lumière découvre lentement un coin de l’intérieur
d’une baraque, contenant deux assemblages de trois couchettes chacun, disposés
longitudinalement, et parallèle l’un à l’autre. Les six couchettes sont occupées, certaines par deux prisonniers la
plus haute du groupe de droite est occupée par Adler seul. Alex, entrant en scène,
s’adressant à Aldo qui est encore dehors) Na, komm, Rekrut ! (Il fait un signe de la main. Aldo entre et s’arrête. Indiquant la couchette d’Adler)
Dort oben ! (Et il sort).
Aldo,
qui n’a pas compris, hésite.
ADLER (faisant signe à Aldo) – Ein Zugang, Ja ? Komm hier auf.
ALDO – Comment ?
ADLER (avec un accent allemand) – Viens ici. C’est
ta place.
ALDO (il
monte et Adler recule pour lui faire de la place. Aldo se couche. Au bout d’un
moment) – J’ai faim.
ADLER – Ici, tout le monde toujours faim.
ALDO –
Quand distribueront-ils la soupe ? Demain ?
ADLER – Matin, avant travail.
ALDO –
Comment vais-je la manger, sans cuillère
?
ADLER – Acheter, avec pain.
VOIX (provenant des autres couchettes) - Ruhe !
Ruhe !
ADLER (baissant
la voix) – Ils disent pas parler. Temps de dormir. Dormir important.
ALDO (après une pause) – Quand vont-ils m’envoyer
au travail ?
ADLER – Chaque jour. Ausrücken... Einrücken...
sortir.. rentrer... travailler... dormir... tombé malade… guérir ou mourir.
ALDO – Et jusqu’à quand?
ADLER – Quand ? Quand pas important.
Aujourd’hui mangé un peu. Combien tu manges demain important.
ALDO (après une autre pause) – Ces chaussures
me font mal.
ADLER – Attention chaussures... Mort vient
des chaussures... Pieds gonfler... alors malade... hôpital. Hôpital très
dangereux.
VOIX (toujours provenant des autres couchettes)
– Ruhe ! Ruhe ! Ruhe !
La
lumière commence à se dissiper.
ALDO (d’un
ton plus soumis) – Pourquoi hôpital dangereux ?
ADLER (terminant,
avec une certaine hésitation) – Nach Hause durch den Kamin. (Il fait un geste vers le ciel...) A la maison par la cheminée.
ALDO (perplexe,
comme se parlant à lui-même) – Cheminée ?
Obscurité.
En sourdine, Rosamonde, mêlé aux pas cadencés des Kommandos qui marchent au
travail : effet de vent. Les voix des kapos, certaines proches, d’autres
lointaines,, scandent le pas de la façon habituelle : « Links, links,
links, Zwo Drei weir links ». D’autres ordres en allemand, indistincts.
Sur ces effets sonores, la lumière augmente progressivement, effet d’aube. Il
neige. Sur le fond, au centre, une baraque de bois dont l’intérieur est
visible, avec un banc, un poêle, le récipient pour la soupe, les gamelles des
déportés, et des outils. Sur le mur du fond une fenêtre aux vitres closes. On
accède à la baraque par une porte sur un des côtés. Toujours au fond de la
scène, mais de côté, soulevé au moyen de coin et de poulies, un gros parallélépipède
de métal grisâtre. De l’autre côte, un groupe de poutres en bois, de celles qu’on
utilise communément dans la construction des chemins de fer. Près des poutres,
quelques rouleaux de fer sur le panorama (en projection) on entrevoit,
envahissante, dans l’air froid de la journée d’hiver, la silhouette de la tour
à carbure : elle est très haute, son sommet se perd dans le gris du ciel. Entrent
en scène, encadrés et conduits par Alex : Resnyck, Jean, Aldo, Elias,
Adler, Piotr, 018, Wachsmann, Szanto,
Kuhn ; Alex, salue militairement Nogalla qui attendait en scène, et sort.
NOGALLA (expliquant,
peu à peu, avec des gestes. Les
prisonniers, raidis de froid, l’écoutant en silence) – Dieser Behälter muss nach Buna geschafft werden. Hier
mit den Schwellen ein Gleis machen, damit er mit Hebeln und Walzen abgeschoben
wird. Los, los! Alle Bohlem holem !
Les
prisonniers, en y mettant le plus de temps possible, s’approchent du tas de
poutres, les poussant du pied. Chacun essaie de se mettre avec le compagnon qui
lui convient. Aldo s’approche de Flesh.
FLESH – Non, Aldo, tu es trop petit.
Aldo s’adresse
à Piotr.
PIOTR – Niet, niet. (Il se met avec Elias).
NOGALLA – Schnell, schnell ! Alle an die Arbeit!
RESNYCK (s’approchant
d’Aldo) – viens avec moi.
Jean
avec Adler, Szanto avec 018, Flesch avec Wachsmann, Elias avec Piotr, Aldo avec
Resnyck commencent le transport des poutres, les posant à terre devant le
récipient de métal, dans la disposition indiquée auparavant par Nogalla. Chaque
couple, en hissant la poutre sur ses épaules et en la posant à terre, scande
rythmiquement le tempo. Les poutres sont portées par un sur l’épaule droite, et
par l’autre sur l’épaule gauche, pour que le poids soit équilibré. A mesure qu’ils
posent les poutres, devant le réservoir, ils perdent le plus de temps possible,
sous prétexte de corriger la disposition, afin qu’elles soient placées très
exactement : ils se remettent en marche vers le tas, toujours talonnés par Nogalla qui crie ses habituels :
« Los, los, schnell, schnell »
etc...
JEAN (arrivant
près du réservoir avec Adler) – Attend... (Ils déchargent en cadence) J’en ai assez...
Adler,
haletant, hésite en posant la poutre par terre. Quand Nogalla, intervient, tous
les deux repartent. 018, avec un grondement, décharge violemment la poutre et
retourne immédiatement vers le tas. Szanto à juste le temps de s’écarter pour
éviter d’être frappé par la chute de la poutre. Il ne dit rien et repart
aussitôt. Elias arrive avec Piort, ils déchargent en rythmant leurs efforts,
posent la poutre par terre avec difficultés.
NOGALLA – Schnell, schnell...
Elias
et Piotr repartent. Imprécation en russe de Piotr. Wachsmann arrive avec
Flesch, ils s’indiquent le rythme, déchargent et corrigent la position de la
poutre à terre.
ELIAS (près
du tas de poutres, discute avec 018) – Ote-toi de là.
NOGALLA (accourt
et les rappellent à l’ordre) – Was ist hier los ? Ordnung ! Bewegung ! Flesh
repart avec Wachsmann. Aldo arrive avec Resnyck. Ils déchargent en mesure. Aldo reste quelques
instants immobiles, reprend haleine, anéanti par l’effort.
RESNYCK (après
avoir installé la poutre déchargée, pose sa main sur l’épaule d’Aldo) –
Allons-y...
ALDO (la
respiration courte) – Je n’en
peux plus...
RESNYCK – Courage, tache d’éviter les coups,
allons... Aldo, se traînant avec peine,
repart. Chaque couple dans l’ordre
précédent, répète le voyage et l’installation des poutres, de sorte que le rail est formé devant le réservoir,
transversalement d’un côté à l’autre de la scène.
NOGALLA (à Elias et 018) – Ihr da, bringt mal ein paar Walzen her ;
alle andern in die Barakke und Hebel holen. (Les prisonniers exécutent ave la plus grande lenteur. A Aldo, Flesch et
Jean, en les plaçant avec les leviers d’un côté du réservoir). Du hier, du
hier und du hierher.
(à
Wachsmann, Adler et Resnyck, en les plaçant de l’autre côté). Du
hier, du hier und du hierher. (A Szanto et
Piotr, leur indiquant le côté postérieur du réservoir). Ihr
bieden hinten ran. (à Elias et à 018) Nehmt mal eine Walze und
schiebt sie runter.
Elias
et 018 prennent le rouleau et le posent sur les poutres, devant le réservoir,
de la façon que celui-ci, quand on le pousse, puisse glisser dessus.
ALDO (indiquant
la tour à carbure que l’on voit de le fond) – Qu’est-ce que c’est que
çà ?
WACHSMANN – Tour, Babel...
ALDO – Quoi ?
NOGALLA – Jetzt los mit den
Hebeln und ihr zwie haltet die Walze fest. (Donnant le rythme). Hau
ruck ! (Le réservoir commence à
glisser en avant). Hau ruck ! (Le
réservoir glisse encore). Die andere Walze. Elias et 018 s’éxecutent.
WACHSMANN
(à
Aldo) – Babel, babel- turn...
JEAN – As-tu compris à Aldo ?
FLESH – Wachsmann est un poète. C’est la tour
à carbure, mais pour lui, c’est la tour de Babel...
NOGALLA
– Ruhe, ruhe ! Weitermachen ! Hau ruck ! (018 glisse, interrompant le rythme du travail).
NOGALLA (Le
soulevant brutalement) – Verdammter Idiot, muss du gleich umfallen ! (puis il passe derrière le réservoir) Bring die Walzen nach vorn ! Elias et 018 s’exécutent.
WACHSMANN (excité,
presque prophétique) – Ja, ja… Tour de Babel.
NOGALLA – Hau ruck ! Hau
ruck ! Hau ruck ! (Le réservoir
continue à glisser) Walze nach vorne ! Elias et 018 s’exécutent encore.
WACHSMANN (indiquant
la tour) – Cette... blasphème de pierre... Cette offense de Dieu.
NOGALLA – Hau ruck ! Hau ruck ! (le réservoir glisse encore) Die
Walzen ! Elias et 018 s’exécutent.
WACHSMANN (profitant
de la nouvelle courte interruption) – celle-là aussi... (montrant encore la tour ) comme l’autre,
kaputt !
NOGALLA – Hau ruck ! Hau
ruck ! Hau ruck ! (Adler
glisse. Nogalla, en jurant, le
frappe de son bâton. Alder se remet sur pied. Nogalla, revenu derrière le
réservoir) Hau ruck ! Hau ruck !
JEAN – C’est vrai... c’est la tour de Babel,
bâtie avec la souffrance des esclaves... et sur la confusion des langages...
Resnyck
et Adler acquiescent, d’un mouvement affirmatif de la tête. Elias les regarde avec commisération.
NOGALLA – Walze !
Elias
et 018,
vont, comme les fois précédentes, prendre le rouleau qui s’est dégagé du
parcours et le portent devant le
réservoir.
ELIAS (tandis
qu’ils disposent le rouleaux sur les poutres) – Babel ? (riant) Vos otros todos locos... (il se frappe le front, pour montrer que les
autres sont fous) Eso es la torre de la locura !
NOGALLA
– Ruhe! Ruhe! An die Arbeit!! Hau ruck ! Hau ruck !
Le
réservoir est presque arrivé au bout de la scène.
ELIAS – Quando se come aqui? Eso es
muy importante !
NOGALLA – Hau ruck ! Hau
ruck ! Walze! (Elias et 018 transportent
à nouveau le rouleau) Hau ruck ! Hau ruck ! (Le réservoir est maintenant presque complètement hors de scène) Hau
ruck ! (Dans un haut-parleur, le
sifflement de la sirène qui annonce midi. Szanto et Piotr, les deux seuls qui
soient encore en scène, occupés à pousser le réservoir par derrière, abandonnent
immédiatement le travail, laissant tomber les leviers qu’ils ont à la main. Les
autres rentrent aussi. Nogalla, montrant Jean et Elias) Los, zwei Mann,
essenholen. Dun und du.
Jean
et Elias prennent, à l’intérieur de la baraque, la marmite de soupe, la portent
dehors et la pose à terre, devant la porte de la baraque. En même temps, les
prisonniers se sont dépêchés de récupérer dans la baraque leur gamelle, dans la
confusion, les bourrades, les cris. Tous se mettent en file, chacun essayant de
se placer à la fin. Aldo reste le premier et 018 le second. Jean et Elias,
quand ils ont déposé la marmite, prennent les dernières places : Elias l’avant
dernier et Jean le dernier, avec deux gamelles à la main : l’une de taille
normale, la sienne, et l’autre plus grande, celle de Nogalla.
RESNYCK (tirant
Aldo par le bras et le plaçant devant lui, pour laisser 018 le premier) –
Ne te place jamais le premier. Tu ne sais pas encore ? La soupe, il ne la
remue jamais, parce que le fond, le plus épais, c’est pour lui. Les premiers n’ont
que de l’eau.
NOGALLA (commençant
la distribution) – Essen empfangen, los ! Na, mal
langsam, langsam, ihr Dreckschweine! Wollt ihr ja alles umkippen? Ordnung!
A mesure
que les prisonniers ont reçu leur ration, ils entrent dans la baraque. Enfin,
Jean tend les deux gamelles : la première remplie est la sienne, l’autre,
la plus grosse, est celle de Nogalla, et il la lui donne. Nogalla, sa gamelle à
la main, sort de la scène, disparaissant derrière la baraque. Les prisonniers,
assis sur le banc près du poêle, mangent avidement, évitant de perdre la
moindre parcelle de nourriture. Ils s’attardent à racler méticuleusement le
fond de leur gamelle, avec leur cuillère. 018, Aldo, Szanto, Piotr, terminent
les premiers. Piotr tire de sa poche une boîte de sardines, et un morceau de
papier journal, et avec des gestes attentifs et délicats, roule une cigarette
qu’il allume au poêle, en se servant d’une brindille. 018, Aldo, Kuhn et Szanto s’endorment, vacillant d’avant en arrière.
Les autres ont également fini de manger ; Jean, se déplaçant sur la pointe des pieds, évitant de faire du bruit,
passe ramasser toutes les gamelles qu’il replace dans un coin de la baraque,
puis revient s’asseoir et s’endort lui aussi, comme tous les autres. Pendant
quelques secondes, commentaire musical – le thème de Rosamonde déformé, des
accords faux qui se mêlent au sifflement du vent. Parmi les prisonniers, l’un
ronfle, un ou deux claquent des mâchoires comme s’ils rêvaient de manger. Adler
gémit. Le commentaire musical reparaît ; puis, au lointain, dans le haut-parleur,
la voix de Nogalla,
VOIX DE NOGALLA (s’approchant progressivement, toujours sur un ton très discret, mais
obsédant).
Es wird gleich Ein Uhr sien...
Es wird gleich Ein Uhr sien... Es wird gleich Ein Uhr sien... Es wird gleich
Ein Uhr sien... Es wird gleich Ein Uhr sien... Es wird...
Quelques
coups frappés résolument contre le mur du fond de la baraque interrompent
nettement l’effet de voix et de musique dans le haut-parleur. Par le carreau de
la fenêtre de la paroi du fond, apparaît le visage de Nogalla qui montre son
bracelet-montre.
NOGALLA – Ein Uhr. An die
Ardeit. Alle
heraus... (tous se réveillent, se lèvent
de mauvais gré, s’étirent. Sifflement
du vent. En sortant de la baraque, les prisonniers, relevant le col de leur
veste et frissonnant, cherchent à se protéger du froid du mieux qu’ils peuvent.
Nogalla, qui les attend dehors, d’une
voix soumise, presque pitoyable) Alle « raus...alle » raus...
ADLER (resté
le denier dans la baraque) – Même un chien, on ne le mettrait pas dehors...
(Il sort aussi).
NOGALLA (montrant
les poutres qui sont restées à terre et ont formé le tronçon de rail sur lequel, auparavant. Glissait le réservoir) – Die
Schwellen vor den Behälter. Los schnell, Keine Zeit verlieren. Alle Bohlen
holen. (Les couples se reforment
comme avant. Remarquant Aldo avec Resnyck ) mit dem. (Il montre Szanto qui est grand lui aussi, et qui se met maintenant
avec Resnyck) Und du bist Klein (montrant Aldo) mit dem (indiquant 018 qui se met maintenant avec
Aldo).
Astucieusement,
Jean et Adler, Flesh et Wachmann, changent les poutres les plus proches du réservoir, qui nécessitent un transport
plus rapide, et s’en vont. Nogalla sort de scène pour aller contrôler le
transport. Szanto et Resnyck changent la poutre suivante et s’en vont. Piotr et
Elias vont changer la poutre suivante. 018 et Aldo doivent prendre l’autre, qui
est plus loin. Elias s’arrête brusquement et regarde fixement comme un chien
qui pointe sa proie, en direction du tas de poutres. Une violente discussion
naît entre Elias et Piotr, accompagné de gestes furtifs, car ils ne veulent pas
se faire remarquer. Piotr essaye de retenir Elias, lui faisant comprendre que
les autres peuvent s’en apercevoir. Elias, d’un geste impatient, tire du tas un
sac de ciment vide, le secoue.
De la
couture de son pantalon, il sort un couteau, caché le long de son mollet. Il
pratique rapidement des trous dans le sac : un au centre du fond pour la
tête, et deux sur les côtés pour les bras. Il retire sa veste, sous laquelle il
porte une chemise en lambeaux ; en frissonnant il enfile le sac, qu’il
rentre dans son pantalon, puis remet sa veste. Le tout avec des gestes très
vifs, presque simiesques, et le plus rapidement possible. Dès que l’opération
est terminée il retourne près de Piotr qui, pendant ce temps, à continué à
jurer de façon incompressible. Il chargent la poutre. Le volume du sac est bien
visible sous la veste. Aldo et 018 en profitent pour ralentir le travail, en l’absence
de Nogalla. Ils chargent eux aussi la poutre. Nogalla, revenant en scène,
remarque avec suspicion l’étrange silhouette d’Elias. Il s’approche de lui et,
lui tâtant une épaule, s’aperçoit de la présence du sac ; il ouvre sa
veste et déchire le papier, puis, du geste allemand classique, le menace) Was hast du gemacht, du
verfluchter Bandit ? Ein Sack hast du gestohlen, ja ? (Furieux, il donne un coup de pied à Elias,
puis, s’adressant à tous) Alle Banditen hier ! Wegen
euch soll ich mir Scherereien machem, ihr Arschlöcher! (Il trouve Aldo devant lui , qui arrive, portant sa poutre avec
018. Il le frappe de son poing à l’estomac. Aldo perd l’équilibre et la poutre
tombe, le blessant au pied. 018 reste debout, d’un air absent. Aldo tombe,
serrant son pied blessé. Nogalla, de
plus en plus furieux, invective Aldo). Verdammter Idiot, du blöde Sau
du ! (voyant 018 immobile, il le
frappe et l’insulte ) Was schaust du so dumm an ! (018 reste impassible ,
tandis que Nogalla le giffle. Nogalla, sortant de scène, toujours furibond)
Ihr Schweinehunde ! Ihr verfluchte Trottel… 018, toujours impassible, porte la main à son nez pour étancher le sang, puis regarde avec
indifférence sa main ensanglantée. Aldo, toujours à terre, tient serré dans ses
mains son pied douloureux. La lumière baisse puis disparaît. Puis elle
découvre, au fond de la scène, une baraque dont l’intérieur est visible. On y
accède par une porte latérale gardée par un Häftling dans une guérite. Il fait
retirer leurs chaussures aux malades, qui ne peuvent entrer que déchaussés. Le Häftling
portier, au moment du dépôt de chaussures, remet un ticket. Devant la porte,
une longue file indienne de malades ; quelques-uns ont des bandes à demi-déroulées
qui leur pendent des jambes. A mesure que leur tour d’entrer approche, les
malades s’efforcent de détacher les liens de fortune et les fils de fer qui
tiennent leurs chaussures attachées, en gardant leur équilibre du mieux qu’ils
peuvent. Pas trop tôt, pour ne pas rester pieds nus dans la boue, pas trop tard,
pour ne pas perdre leur tour. Tous portent leur gamelle, et ils retirent à
mesure tous les objets qu’ils portent, ainsi que leur béret, avant d’entrer
dans la baraque. A l’intérieur, la queue continue. Les malades se déshabillent
progressivement, pour arriver torse nu devant le banc qui se trouve au milieu.
Là, ils s’assoient, au coude à coude. Quand ils sont arrivés au banc, un
infirmier leur tend un thermomètre. Tous tiennent le petit tas de leurs
misérables objets personnels. Au bout du banc, se tient le médecin, qui passe
debout et très sommairement la visite des malades. Après la visite, les malades
sont envoyés dans trois directions différentes : quelques-uns sortent par
le fond, d’autres de côté. Et d’autres encore en coulisse, très en avant vers
la fosse, où se trouve deux infirmiers Polonais qui fument et bavardent de
façon incompréhensible. Aldo est maintenant près du banc.
INFIRMIER – Eh, toi, pourquoi encore
habillé ?
Aldo
gêné par ce qu’il tient à la main, enlève sa veste, retire une chemise en
lambeaux qui tombe et lui est immédiatement dérobée par un bras qui se tend
entre les jambes des malades en file. Il retire un autre haillon qui joue le
rôle de pull-over, et reste torse nu, gagne le banc et reçoit des mains de l’infirmier
un thermomètre. A son tour, il se lève pour se soumettre à la visite.
DOCTEUR (à
Aldo) – Mach auf... (Aldo ouvre la
bouche) Die zunge ausziehen. Aldo,
qui ne comprend pas, regarde le docteur, interdit. Le docteur, avec une grimace,
tire la langue, pour faire comprendre à Aldo se qu’il doit faire.
ALDO (s’exécute
et tire la langue, puis, montrant son pied blessé) – Mais moi... mal ici.
DOCTEUR (baissant une main, comme pour
dire : « pas d’importance », lui frappe le thorax et l’ausculte
sommairement, avec son stéthoscope) – Gut. (Il
le fait s’asseoir à nouveau sur le banc, au milieu des protestations des autres
malades qui sont contraints à se serrer pour lui faire place. Il lui palpe le pied malade. Aldo sursaute
et gémit de douleur) Gut. Aufgenommen. Block 23. (Il montre à Aldo la direction de la fosse, où sont les Polonais). Aldo, boitant, s’avance. La lumière suit le
mouvement d’Aldo, se resserre sur lui et sur les Polonais. Le reste de la scène
reste complètement dans l’obscurité, pour le changement de scène.
ALDO (s’adressant
timidement aux Polonais qui continuent à discuter en fumant) – Bitte
sehr... (Le premier Polonais le regarde
un instant, puis continue à parler avec son compagnon) S’il vous plaît... (Le second Polonais le regarde pendant un
instant, puis poursuit sa conversation) per favor ... (Voyant que les deux hommes l’ignorent, il touche timidement le bras de
l’un deux) Du Pole, ich aufgenommen... Was heisst das ? Qu’est-ce que
ça veux dire? Où est-ce que je vais ? Qu’est-ce que je dois faire ?
PREMIER POLONAIS (riant, amusé) – Jemu sie zdaje, ze on jest u siedie w domu. Skad
on jest wlasciwie ?
2ème POLONAIS – Zyd, sudno powiedzièc.
1er POLONAIS (prenant le bras d’Aldo et lisant le numéro) – Sto siedemzicsiat
cztery tyziace piecsèt siedemnasty.
2ème POLONAIS (lisant lui aussi le numéro) – Tutaj jest chyba odniedawna-za tlusty
jak na wieznia. Popatrz no jaki ma numer.
ALDO (aux
deux hommes qui rient, amusés) – Qu’est-ce que vous dites ? Was ?
Ich verstehe nicht. Je ne comprends pas.
2ème POLONAIS – Toi Italien, hein ?
ALDO – Oui, Italien. Mais où dois-je aller ? Où
est le blok 23 ?
1er POLONAIS (riant, à Aldo) – Toi trop pressé entrer à hôpital.
2ème POLONAIS (il se baisse et découvre une jambe d’Aldo, soulevant le pantalon. Il
palpe attentivement la jambe, puis
riant et parlant avec effort) – Du, Jude, Kaputt ! Du
Schnell Krematorium fertig.
1er POLONAIS (regardant
Aldo avec pitié) – Toi, Juif, Kaputt ! Toi vite crématoire,
fini ! (Il sort de scène en
riant)
2ème POLONAIS (à Aldo) – Viens.
Tandis
qu’il accompagne Aldo vers le fond, la scène s’illumine tout entière. Au fond,
deux étages de trois couchettes chacun. A droite, la couchette centrale est
vide. A gauche, la couchette centrale est occupée par Schmulek et Walter. Au
dessus de Schmulek, seul dans sa couchette, Henri. Les autres couchettes sont
toutes occupées par deux malades. Le 2ème Polonais indique la couchette vide à
Aldo, et lui donne sa chemise, puis lui ôte des mains le petit paquet de ses
affaires, malgré les faibles efforts d’Aldo pour le garder. Ceci fait, il sort
de scène. Ricanements des malades, qui se penchent, intrigués, pour regarder
Aldo. Quelqu’un tousse. Aldo, dans l’espace compris entre deux couchettes,
enfile sa chemise.
HENRI – Wo
Kommst du her ? (Aldo le regarde sans répondre)
D’où viens-tu ?
ALDO –
Je suis Italien.
WALTER (avec
un fort accent Allemand) – Italien!... (secouant
la tête en signe de désapprobation)
Oooooh ! (Il fait claquer sa langue).
HENRI – Toi Italien, tu ne le savais pas, que
quand on entre ici, il faut tout vendre pour du pain ? Au moins, le pain,
tu peux le manger.
ALDO – Non, je ne savais pas...
HENRI (d’un air usé) – Malheur !... (soulignant) si tu en sors... tu devras
tout racheter.
ALDO – Si j’en sors? Mais je suis seulement blessé au
pied.
HENRI (ambigu, d’un air de supériorité ) – On
sait jamais... Non si sa mai.
WALTER Ach!...
Grave sottise, se faire tout prendre.
SCHENK – Italien. Alle
dasselbe! Zwei linke Hände. (Il porte ses deux
mains verticalement devant sa figure. Aldo regarde, perplexe, sans comprendre,
et se retourne vers Walter, d’un air interrogateur).
WALTER – Il dit : « Zwei linke
Hände », deux mains gauches...
HENRI (prenant
la parole) – On appelle comme ça ceux de ton espèce. Ils reçoivent toujours
des coups, et se font tout voler. (continuant
d’un ton plus amical et confidentiel) Apprends à vivre, l’Italien. Si nous
nous entendons bien... Qui sait !...
SCHENK (qui se
tient au-dessus d’Aldo) – Ruhe Jetzt. Der Rhapsode Kommt ! Tous se tasent.
ALDO (inquiet, à Walter, à voix basse) – Qu’est-ce
qu’il y a ? On vient ?
WALTER (d’un
ton soumis) – N’aie pas peur. C’est le... (cherchant le terme italien) ...troubadour, cantastorie. Il vient en
cachette... Un ami. Il vient tous les soirs.
Le
chanteur ambulant entre prudemment, sa gamelle pendu derrière son dos, comme d’habitude.
Tous lui font des signes affectueux de la main, accompagnés de légers murmures.
Le chanteur, ayant détaché sa gamelle, la tend comme une sébille aux malades.
Walter tire de sa paillasse la moitié d’un pain et en coupe avec grand soin une
tranche très mince, qu’il dépose dans la gamelle. Le malade qui occupe la place
au-dessous de Walter fait signe qu’il n’a rien. Henri, avec des airs de grand
seigneur, extrait de sa poche de sa chemise une cigarette, et la lui donne.
Aldo, n’ayant rien à donner, reste interdit. Le malade sous Aldo tire une
aiguillée de fil d’une bobine rudimentaire, enroulé autour d’un morceau de
papier et la tend au chanteur. Le malade au-dessus d’Aldo tend un morceau de
pain.
CHANTEUR (fait un
signe très digne de remerciement, de la tête, à tous, et pose sa gamelle par
terre ; il s’assied sur la couchette la plus basse, et d’une voix très
étouffée, commence à chanter ; les assistants écoutent en silence. Deux ou
trois fois, l’un ou l’autre s’unit au chant, mais on les fait taire avec impatience, et ils obéissent).
Wohin auch das Auge blicket,
Moor und Heide nur ringsum.
Vogelsagn uns nicht erquicket,
Eichen stehen kahl und Krumm.
Wir sind die Moorsoldaten
Und Ziehen mit den Spaten ins
Moor...
Morgens ziehen die Kolonnen
Durch das Moor zur Arbeit hin,
Graben bei dem Brand der Sonnen,
doch zur Heimat steht der Sinn.
Wir sind… (etc...)
Auf und nieder geh’n die
Posten,
Keiner, keiner, kann hindurch,
Flucht wird nur das Leben Kosten,
Vierfach ist umzäunt die Burg.
Wir sind... (etc…) Doch für uns
gibt es Kein Klagen,
Ewig Kann’s nicht Winter sein.
Einmal werden froh wir sagen :
Heimat, du bist wieder mein !
Wir sind… (etc..)
Sur la
dernière strophe, la lumière baisse brusquement jusqu’à disparaître. Lumière
progressive sur le chœur.
CHOEUR :
1er HOMME …Quand on travail, on souffre :
2ème HOMME …On n’a pas le temps de penser.
3ème HOMME …Mais
ici le temps est pour nous :
4ème HOMME …Nous pouvons rentrer en nous-mêmes et
méditer.
5ème HOMME …Nous ne reviendrons pas.
6ème HOMME …Personne ne doit sortir d’ici...
1er HOMME ...Qui
pourrait porter au monde,
2ème HOMME ...En
même temps que le signe imprimé dans sa chair...
3ème HOMME ...La
triste nouvelle...
4ème HOMME ...De
ce que l’âme de l’homme,
5ème HOMME ...A pu
faire de l’homme. Silence.
6ème HOMME …Quand
on travaille, on souffre :
1er HOMME …On n’a pas le temps de penser.
2ème HOMME …Nos maisons sont moins qu’un
souvenir.
3ème HOMME …Mais ici, loin des jurons et des
coups,
4ème HOMME ...Nous nous apercevons avec
stupeur que nous n’avons rien oublié,
5ème HOMME ...Et
nous parlons, nous parlons...
6ème HOMME ...La
baraque de l’hôpital, bondée d’une humanité souffrante...
1er HOMME – Est pleine de souvenirs, et d’une
autre souffrante.
2ème HOMME – Chaque souvenir évoqué surgit
devant nous...
3ème HOMME – Douloureusement net.
4ème HOMME – Les souvenirs du monde extérieur
peuple nos veillées...
5ème HOMME – Et notre sommeil...
A
partir de « chaque souvenir évoqué », la lumière commence à baisser très lentement jusqu’à
disparaître, tandis que renaît le thème musical du rêve. La lumière découvre lentement, derrière un
voile transparent, une table préparée. Au centre, devant le public, est assise
la mère, à sa droite le père, à sa gauche la sœur d’environ vingt ans. Tous les
trois mangent. La table en noyer ovale, les serviettes, les chaises, montrent
une certaine aisance, et du raffinement.
ALDO (Il apparaît dans sa tenue de Häftling sur le
noir du fond, et avance lentement, comme
s’il devait vaincre une résistance, avec une visible fatigue physique.
Arrivé près de la table, il a un élan, comme s’il voulait étreindre sa mère,
mais quelque chose le retient, l’empêche d’achever son geste, et il reste fixé
dans cette position. Toujours avec un effort évident, il commence à parler, et
après ces gestes, on comprend qu’il parle de lui et de son état actuel :
naturellement. Il n’émet aucun son, et
les répliques qui suivent servent uniquement d’indication à l’acteur) – Je suis revenu, vous ne me reconnaissez
pas ? J’ai donc tellement changé ? (Les montrant) Oui, ce sont
les vêtements du camp : voilà les cheveux rasés, voilà le tatouage. Mais c’est
moi ! Aldo ! (voyant qu’ils ne
réagissent pas, il reprend du début. Les trois personnages continuent à manger,
échangeant de temps en temps un regard. Il
est évident qu’ils ne le voient pas, et ne l’entendent pas ; Aldo se
trouve entre sa mère et sa sœur, et il faut noter que les deux femmes se
regardent à travers son corps, comme si Aldo était transparent. Toute la scène
se déroule dans le silence le plus absolu. Ni les couverts, ni les paroles d’Aldo
ne produisent le moindre son. L’emploi
des lumières contribue à créer une atmosphère d’irréalité et de rêve. S’adressant
à eux avec un effort visible pour se faire comprendre, presque hurlant : Mais
c’est moi, Aldo !... Maman… Papa... Toi, Anna... Tendant les bras vers sa
sœur, mais ne parvenant pas à terminer son geste) Toi non plus, tu ne me
reconnais pas ?
Sa sœur
le voit, ne montre aucun intérêt particulier, se lève et sort, disparaissant
dans l’obscurité environnante. On comprend au mouvement des lèvres qu’Aldo s’efforce
de plus en plus de se faire entendre, jusqu’à hurler, tandis que son visage
exprime peu à peu une souffrance de plus en plus vive, vu l’impossibilité qu’il
a de communiquer. La lumière s’éteint progressivement sur les deux personnages
qui semblent se fondre dans le noir. Le thème musical renaît, croissant. La lumière s’est concentrée sur le visage d’Aldo,
puis disparaît totalement, tandis que la musique cesse. Rosamonde, de plus en
plus fort. La lumière reparaît peu à peu, tandis que Rosamonde diminue d’intensité,
puis cesse.
VOIX D’ALLEMAND (dans un haut-parleur. Ton non pas martial, mais presque humble) – Aufstehen...
Aufstehen... Aufstehen... Quelques
quintes de toux, quelques bâillements. Henri, qui est seul dans sa couchette, s’assoit,
Aldo s’assoit et se frotte les yeux. Effet général d’actions du réveil.
WALTER (à Aldo)
– Oh, l’Italien... (Aldo reste absorbé,
sans répondre). Tu dors encore ?
ALDO (toujours absorbé) – Non.
WALTER – Qu’est que tu as ?
ALDO – J’ai rêvé... j’étais à la maison... habillé
comme ça... Je parlais, je parlais...
WALTER (l’interrompant
et continuant) – ... Et personne ne t’endentait : on te laisse seul.
ALDO – Comment le sais-tu ?
WALTER – Ne t’étonne pas, l’Italien. C’est ce que je rêve aussi ; c’est le
rêve de tout le monde, ici. Tu le feras encore souvent ; peut-être toutes
les nuits. Raconter et ne pas être écouté, retrouver la liberté et rester seul. (Deux infirmiers entrent, portant
aux deux extrémités un banc sur lequel sont disposées par ordre les rations de
pain pour les malades, avec sur chacune un petit dé de margarine. Ils posent le
banc au centre de la scène, entre les deux étages de couchettes. Les malades,
se penchant, tendent la main. Les infirmiers, l’un d’un côté et l’autre de l’autre,
procèdent à la distribution. Puis reprennent le banc et sortent de scène, pour
continuer ailleurs. Walter, avec le
manche de sa cuiller, coupe sa ration de pain avec l’attention particulière qu’on
apporte toujours à l’opération, et y étale soigneusement la margarine. Aldo
regarde Walter, perplexe ; il
tourne le pain entre ses mains, ne sachant pas comment le couper). Tu n’as
pas de couteau, hein ? (Ayant
terminé sa préparation, il tend sa cuiller à Aldo). Coupe avec le mien. (Aldo prend la cuiller et s’exécute
maladroitement). Tu la veux ? je te la vends : une demi-ration de
pain. (Aldo hésite, puis secoue la tête
négativement) Comme tu veux. Oui, dehors, ça coûte moins cher. (En mangeant, il tend un pied et regarde sa
cheville bandée).
ALDO (lui rendant la cuiller) – Quelle maladie
as-tu, Walter ?
WALTER – Körperschwäche. (Cherchant l’équivalent en français) Affaiblissement
général. C’est très dangereux d’entrer à l’hôpital avec cette maladie : On
ne peut ni la soigner, ni la cacher. Je ne voulais pas être hospitalisé, j’ai
tenu le plus que j’ai pu. Mais regarde comme mes pieds sont gonflés ! (les montrant) Je ne pouvais plus marcher
au travail.
ALDO – Je ne comprends pas. Mais on ne soigne
pas les maladies, ici ? Qu’est-ce que c’est que ces dangers dont tout le
monde parle ? Et pourquoi, si je pose des questions, est-ce que tous me
regardent et changent de sujet ? (Walter
baisse les yeux et ne répond pas. Aldo, hésitant) C’est vrai, ce qu’on
entend dire, les sélections, les chambres à gaz, le crématoire ?
SCHMULEK (qui,
après la distribution du pain, s’étais assoupi, se réveille en sursaut, s’assoie.
D’une voix triste) – Krematorium ? Wus is geshen ? Wus Kennst
du nit losen a mentsch schlufen b’scholem, as er schluft schoin?
WALTER – Der Italeyner hier, er
waist nit wegen die Selekzies, die Krematories, der Koimne.
SCHMULEK (avec
une ironie triste) – Gur azoi ! Der Italeyner gloibt nit in die
Selekzies ! Nu gaj, wais mir dein Zifer.
WALTER – Il veut t’expliquer : il
demande que tu lui fasses voir ton numéro. Aldo
tend son bras tatoué que Schmulek contrôle.
SCHMULEK – Hundert fir un zibzig, finf
hundert zibz’n. Di zifern hot men ongefangen mit achtz’n
monet zurick : un zay passen nur far di Auchwitz laggern.
WALTER – Tu es le numéro cent
soixante-quatorze mille cinq-cent dix-sept ; cette numération a commencé à
zéro il y a dix-huit mois, et ne vaut que pour les camps d’Auchwitz.
SCHMULEK – Es seinen do zehn
toisent itzt in Buna-Monowitz...
WALTER – Pour l’instant, à Buna-Monowitz,
nous sommes dix- mille...
SCHMULEK – In Auchwitz un
Birkenau efscher dreissik toisent sachhak’l...
WALTER – A Auchwitz Birkenau, peut être
trente-mille en tout.
SCHMULEK (presque brutalement ) – Wo sind die andere ?
WALTER – Où sont allés les autres ? Où
sont les cent trente ou les cent quarante mille autres ?
ALDO (hésitant
) – Ils ne peuvent pas les avoir transférés dans d’autres camps ?
SCHMULEK – Er will nix
verstehen.
WALTER – Il dit... que tu ne veux pas
comprendre.
VOIX D’ALLEMAND (Dans le haut-parleur) – Achtung !
Silence
et immobilité générale. Dans le haut-parleur, les pas cloutés s’approchent.
Bruit de porte ouverte violemment. En projection, sur la toile de fond, la
silhouette d’un SS.
WALTER (La voix
brisée de terreur) – Regarde, l’italien, regarde !
DOCTEUR (hors de
scène. Voix servile,
obséquieuse) – Noch drei Nummer in dieser Reihe. Sehen Sie, Her, Her
Blockführer... Schwere Fälle...
WALTER (Toujours
terrorisé, dans un souffle) – Ils choisissent... dans peu de temps, c’est
notre tour.
Le
docteur entre, suivi d’un infirmier, et se dirige vers les couchettes, s’arrêtant
près du premier étage. Pendant toute la scène, il parle en tournant toujours le
dos au public, de façon que l’on ne voie pas dans quelle direction il regarde,
en répondant à la voix du SS.
SS (La
silhouette projetée sur la toile de fond est toujours immobile, mais à présent,
la voix, dans le haut-parleur, est proche, comme s’il était en scène) – Dieser dort
oben ? Warum ist sein Bett so sorgenlos gemacht ?
DOCTEUR (Toujours
servile ) – Verzeihung. Herr Blocqführer (rapidement, tout bas. Aux malades
de la couchette supérieur de l’étage de droite, dont on voit pendre un lambeau
de couverture) Vite, remonte cette couverture, idiot !
Le
malade, après un instant d’ahurissement. S’exécute rapidement.
SS (Dans
le haut-parleur, toujours proche) – Der nächste ?
DOCTEUR (regardant
le papier qu’il a la main, puis indiquant la couchette de Schmulek) – Der
hier auch, Bett Hundert drei. (Il prend le
bras gauche Schmulek et lit le tatouage) Nummer fünfzehn null vierundvierzig,
der Pole. ZuckerKrankheit: sovies zwecklos.
SS (toujours
proche, dans le haut-parleur) – Ja. Sonderbehandlung (l’ifirmier fait une croix à la craie
sur la couchette de Schmulek. Le docteur
s’éloigne, suivit de l’infirmier, et disparait avec lui, par un côté, dans l’ombre.
Voix du SS dans le haut-parleur, mais plus lointaine) Der Junge da ?
DOCTEUR (Hors de
scène) – Gesund. Wird
morgen entlassen.
SCHMULEK (Tendant
sa cuiller à Walter, d’une voix éteinte) – Gib’s dem italeyner... Ich
brauche et nicht mehr.
WALTER (D’une
voix atone, tendant la cuiller à Aldo) – Il dit que tu la gardes : lui,
il n’en a plus besoin. (Un silence)
Tu comprends, maintenant ? Aldo,
ahuri, prend la cuiller et reste silencieux. Sur le fond, l’ombre du SS grandit
lentement, progressivement, jusqu’à obscurcir complètement la scène.
RIDEAU
FIN DU PREMIER TEMPS
DEUXIEME TEMPS
L’intérieur d’un Block. Deux
étages de trois couchettes chacun. Chaque couchette à deux occupants, sauf
celle d’Alberto. Dans l’étage de gauche, de haut en bas : deux
prisonniers, Elias et un autre, Kuhn et un autre. Dans l’étage de droite, de
haut en bas : Alberto seul, Wachmann et un autre, deux autres. La
couchette d’Alberto est vide. Un prisonnier coud maladroitement un vêtement.
Wachmann et son voisin discutent à voix basse, de façon incompréhensible, mais
avec une grande abondance de gestes, selon l’habitude des juifs orientaux. Kuhn
(vieux et myope) examine de près les coutures d’une chemise et haillons :
de temps en temps il trouve un pou qu’il écrase. Ces actions se poursuivent
pendant toute la scène, sans gêner. Aldo soutien son pantalon de ses mains, et
regarde autour de lui, dépaysé.
ELIAS – Ah, el italiano de la Torre de
Babel... de la locura. En buen lio te has metido ? (Il rit avec entrain,
indiquant le pantalon d’Aldo) Aldo
secoue les épaules et grimpe sur la couchette d’Alberto.
ALBERTO (entre
de côté et saute sur sa couchette) – Oh, Aldo ! Qu’est-ce que tu fais
ici ?
ALDO – Je sors de l’hôpital. Quelle chance
que le Kapo m’ait juste mis ici ! Comment ça va ? Comment est-on,
dans cette baraque ?
ALBERTO - Une baraque comme les autres... Je
me suis fais mon trou. Dans deux ou trois jours, je chercherai à t’aider. Pour
commencer... (prenant sous la paillasse
une ficelle et une gamelle ) tiens, çà, c’est pour le pantalon, et çà... (avec un clin d’oeil) c’est ma gamelle de
secours, pour les petites affaires... Tu peux la garder jusqu’à ce que tu te
sois organisé...
ALDO (enfilant
la ficelle dans les guides de son pantalon) – Merci. Et le travail ?
ALBERTO – J’ai eu beaucoup de chance. Pense donc, je suis au Kommando des
chimistes : ils viennent de le constituer. (Riant) Et je ne suis même pas chimiste... Non pas que ce soit le
paradis : mais de temps en temps, quand on est vif, on arrive à réussir
quelque bon coup.
ALDO (intrigué)
– Quelque bon coup? Comment çà ?
ALBERTO (d’un
air rusé, à voix basse) – Klepsi-klepsi... (Il fait le geste de voler)... comme disent les Grecs.
ALDO - Et moi ? On va me renvoyer au
komando d’avant ?
ALBERTO (pensif)
– Beh!... (Un silence, puis, résolu )
A ta place, je ne perdrai pas de temps. Va trouver le Kapo : il dort dans
cette baraque. Tu te présentes et tu lui dis que tu es chimiste, et que tu veux
passer l’examen.
ALDO – Quel examen?
ALBERTO – Un examen de chimie. Celui qui ne
sait rien, ils le fichent dehors, mais le risque n’est pas grand : on s’en
tire avec quelques gifles. Si tu sais quelque chose, comme moi, tu entres au
Kommando, et si tu fais un bon examen, alors tu as l’espoir d’entrer au
laboratoire. Il n’y a que trois places, mais celui qui y parvient, il n’a plus
de problèmes.
ALDO (hésitant)
– ça me paraît une chose insensée. Un examen de chimie ici ? (Montrant ses vêtements) dans cet état ?
ALBERTO – C’est comme ça. Allons, décide-toi :
tu sais bien comment ça se passe ici, demain il sera peut-être trop tard.
Aldo
descend lentement de sa couchette et, peu convaincu, sors par le côté. La
lumière descend puis disparaît. Lumière immédiatement dans un coin de la scène,
tout le reste étant dans l’obscurité. Dans la lumière, Alex et Sigi, âgé de
quinze ans environ. Alex, vêtu en Häftling, d’une tenue rayée, neuve, repassée,
et chaussé de bottes se tient les jambes écartées. Sigi, à genoux, lui nettoie
les bottes, le regardant de temps en temps d’un air préoccupé.
ALDO (s’approchant timidement) – Herr Kapo... (Alex ne daigne pas le regarder, et ne répond
pas. Sigi lance un clin d’oeil rapide à
Aldo. Aldo, s’approchant timidement) Herr Kapo... bitte... (Alex continue à l’ignorer. Sigi, comme
ennuyé, continuant à nettoyer, fait signe à Aldo de s’approcher. Alex regarde
le gamin, puis Aldo, qui fait un pas en avant) S’il vous plaît...
ALEX (rudement)
– Was willst du ?
ALDO – Moi chimiste... Je veux entrer au
Kommando chimiste. S’il vous plaît, moi faire examen : je vous prie d’écrire
mon numéro, 174.517.
ALEX (avec
mépris) – Ach so ! (Il lui
ajuste brutalement le col de la veste, il prend le béret qu’Aldo tient à la
main et lui enfonce sur la tête : il fait un pas en arrière pour juger de
l’effet. Il secoue la tête et envoie
le béret à terre d’un revers de la main. Riant d’un ton moqueur) Du Doktor
der Chemie ! Was fûr ein verdammter Muselmann Zugang ! Toi
chimiste! Ach Quatsch! (Se tenant le nez avec deux
doigts, comme s’il sentait une mauvaise odeur) Pfui ! (Il hausse les épaules, tire de sa poche un petit carnet et écrit le numéro d’Aldo).
Aldo
se penche pour ramasser son béret, tandis que
la lumière s’éteint. Puis la lumière découvre au milieu de la scène, au fond,
un bureau très haut, sur lequel est posé un téléphone, un dictaphone, un
encrier avec un stylo, un bloc de papier et quelques livres. Au bureau, assis
sur une chaise à pivot, le docteur Pannwitz en train d’écrire. Ayant fini, il
appelle au dictaphone. Dans un coin, une chaise.
PANNWITZ (au
dictaphone) – Herein. Alex entre par le côté. Il s’arrête, claque
militairement les talons, et tendant le bras droit, fait le salut nazi.
Pannwitz répond, impassible, par un mouvement imperceptible de la tête.
ALEX (à voix basse et avec une évidente humilité,
tenant son béret entre ses mains) – Hier ist der Mann. (Il fait signe à Aldo d’entrer. Aldo entre,
ôte son béret et s’arrête quelques pas en arrière d’Alex. Alex s ’approche
du bureau, puis, d’une voix encore plus basse incompréhensible)... Ein Italiener, erst drei Monate im Lager, Schon halb Kaputt. Er sagt, dass er
Chemiker ist... Pannwitz l’interrompt d’un
petit signe, et lui indique de s’en aller. Alex va s’asseoir sur la chaise,
dans le coin. Pendant toute la scène, il baille et s’étire sans retenu,
toujours sans parler. Il suit de
temps en temps l’interrogatoire, avec des grimaces, exprimant sa joie lorsque Aldo
se trouve en difficulté, et son ennui quand il répond rapidement.
PANNWITZ (à Aldo) – Kommen Sie vor. (Aldo,
avec une peur manifeste, avance, jusqu’à arriver devant le bureau). Nummer ?
ALDO
(montrant son tatouage) – Hundert-vierundsiebzig
Fünfhundertsiebzehn – Aldo L... (Il va prononcer son nom).
PANNWITZ (l’interrompant) – Die Nummer ist genug. (Il prend note. Aldo regarde autour de lui. Il regarde Pannwitz
à la dérobée, puis se regarde lui-même, Observe ses habits, puis regarde ses mains, le dos et la paume. Les mains d’Aldo sont sales) Wo und
wann sind Sie geboren ?
ALDO – Je suis né à Turin en 1920.
PANNWITZ Studien ?
ALDO – J’ai une licence de chimie.
PANNWITZ – Wo und wann? Avec quelle
note ?
ALDO – A Turin, en 1941. Summa cum laude.
PANNWITZ – Haben Sie schon
gearbieteit? Wo?
ALDO – Oui, j’ai travaillé deux
ans. Dans
une aciérie. Analyse d’aciers spéciaux.
PANNWITZ – Gut... Und dann?
ALDO – Et puis... j’ai été licencié.
PANNWITZ – Wieso?
ALDO (hésitant)
– A cause des lois raciales.
PANNWITZ – Quel était le sujet de votre
thèse?
ALDO (avec
une brusque assurance, se redressant) – Mesures de constantes
diélectriques, de liquides et solides, à moyenne et haute fréquence ?
PANNWITZ (pour la
première fois manifestant un certain intérêt) – Sur quelles substances ?
ALDO – Sur des solutions de polymères;
caoutchoucs naturels et synthétiques.
PANNWITZ (avec un instant de vif intérêt) – Ach soo ! Intéressant.
Buna ? Buna Gummi ?
ALDO – Oui, aussi sur le caoutchouc Buna.
PANNWITZ – Ein Moment. (Il prend note soigneusement, puis, à nouveau
froid) Könen Sie Englisch ?
ALDO – Oui... Non. Je comprends assez peu l’anglais.
PANNWITZ – Kennen Sie die
Infrarotstrahltechnik ?
ALDO (hésitant)
– Non. Je n’ai jamais travaillé aux rayons infrarouges.
PANNWITZ – Kennen Sie dieses
Lehrbuch ? (Il lui montre un livre).
ALDO (regardant
le livre que Pannwitz lui montre de haut, puis vivement) – Certainement, je
connais. C’est le Beilstein.
PANNWITZ (posant le livre et le stylo) – Los, ab. (Il fait un signe de tête à Alex).
Alex
se lève, fait signe à Aldo de le suivre,
et s’en va. Avant de sortir, il salue comme avant et Pannwitz répond comme
avant aussi. Aldo suit Alex de mauvais gré, regardant alternativement Alex et
Pannwitz. Voyant que Pannwitz a recommencé à écrire, il sort sans saluer. La
lumière diminue tour autour, se concentrant sur Aldo et Alex, et le suivant
dans leurs mouvements.
ALEX (traverse
la scène, suivi par Alex. Il fait un faux pas) – Donnerwetter ! (puis il s’incline pour frotter une de ses
bottes qui s’est salie. Il regarde sa main sale et pour la nettoyer, la frotte
sur l’épaule d’Aldo). La lumière s’éteint totalement. Sirène d’alarme, suivi
immédiatement du bruit des avions et d’explosions au loin. Lumière : au
centre de la scène, quelques sacs disposés pour former un abri. Tout le reste est
plongé dans le noir. Aldo et Sonnino, assis par terre, ont appuyé leur dos aux
sacs.
SONNINO – C’est un endroit tranquille, ici, hein ?
(Aldo ne répond pas. Sonnino, insistant)
Tu crois que nous sommes en sécurité ?
ALDO (de mauvaise humeur) – Non.
SONNINO (plaintif)
– Outre la faim, la fatigue, le froid, voilà encore les bombes maintenant. Il y
a deux semaines que je travaille au charbon. Le Kapo est un animal, et je suis
le plus malheureux du Kommando. Tous les coups sont pour moi. Non pas que ça m’ennuie
beaucoup de les recevoir : je préfère les coups au travail. Je fais comme
ça : au premier coup, je me jette par terre : je n’attends pas le
second... je crois que ça me protège. Et plus il y a de boue, mieux ça vaut.
Curieux, hein ? (Une pause. Aldo,
absorbé, ne répond pas) Je me sens plus en sécurité couché que debout. Tu
vois à quoi j’en suis réduis ? Couleur de boue : comme si j’étais
fais de boue. (Il essaie de rire) C’est
le pays de la boue, ici. En Italie on n’a jamais vu une boue pareille. Et nous
sommes dedans toute la journée... (Quelques
explosions, plus proches. Sonnino se
recroqueville pendant un instant, puis regardant Aldo qui n’a pas bougé) Tu
n’as peur, toi ? (Observant les vêtements d’Aldo) Et tu n’es
même pas sale : comment donc ? Mais toi, où est-ce que tu
travailles ?
ALDO (Laconique)
– Aux transports. Pour le moment.
SONNINO – Pour le moment ? Alors ,
tu as quelque chose de bien en vue ?
ALDO Peut-être.
SONNINO – Où ? Dans quel Kommando ?
ALDO – Ils cherchent des chimistes.
SONNINO (plaintif)
– Des chimistes ? Pas pour moi.
Dans l’obscurité,
sur un côté, un seau vide est poussé d’un coup de pied vers Aldo et Sonnino.
Les deux hommes tressaillent.
GOLDNER (entrant
dans le champ de lumière, d’un pas lent, s’approche des deux hommes.
Sonnino, il Grand et gros, il parle avec
un accent polonais) – Salut, les Italiens. (Reconnaissant Sonnino, il lui
frappe l’épaule) Salut, le Pisan. (Montrant
le seau) Il n’est pas plein, non. Mais en raclant encore, on trouvera
encore quelque chose. (Indiquant son
propre estomac). Le reste est ici. Je ne suis pas le genre à offrir de la
soupe, et pas non plus à en demander.
Aldo
et Sonnino, prenant chacun son couteau dans son pantalon, commencent à racler
le seau. Goldner, s’assied sur les sacs. Quelques explosions, beaucoup plus
près. Aldo continue à racler, le seau, et Sonnino aussi, mais il donne de vifs
signes d’inquiétude. Goldner regarde autour de lui, ennuyé : il se gratte,
baîlle, puis ramasse un caillou, crache dessus et commence à affûter la lame de
son couteau. Sonnino, ayant terminé de racler le seau, se prend la tête dans
les mains et s’assoupit.
GOLDNER (amusé)
– Réveille-toi, Sonnino ! Qu’est-ce que tu fais ? Tu rêves ? De
raviolis, hein ? Raviolis et vin de Chianti. Au restaurant de via dei
Mille, pour 6,50 lires... et les beefsteaks, psacrew colèra ! Beefsteaks
qui couvraient toute l’assiette. (Il
continue à affûter son couteau)
Et puis, la Marguerite (Frappant sa
cuisse) S kurvi synu ! (Sonnino
regarde Godner avec un sourire idiot) Comment, tu ne connaissais pas la
Marguerite ? Celle de Lungarno Gallilée ? Tu n’as jamais été avec
elle ? Mais alors, qu’est-ce que tu faisais ? Une femme à réveiller
un mort ! Tranquille de jour, et la nuit... Une véritable artiste ! (Deux sifflements de bombes, suivis d’explosions
violentes, tout près. Sonnino se couche sur le ventre, s’aplatissant contre les
sacs. Aldo se recroqueville, couvrant ses oreilles de ses mains) Et toi, Aldo,
tu ne te couches pas ?
ALDO (Le
regardant avec indifférence) – Je n’ai pas d’énergie à gâcher. (Avec un certain plaisir). Et puis ces bombes ne sont pas pour nous.
Autre
sifflement, suivi d’une explosion très violente. Sonnino gémit.
GOLDNER (riant
bruyamment) – Tu as fait sous toi, hein, le Pisan ? Ou pas
encore ? Attends, attends, ce n’est pas encore le plus beau.
A
partir de ce moment, les explosions et les avions s’éloignent.
ALDO – Tu as les nerfs bien en place, Goldner.
GOLDNER (redevenant
sérieux) – Ce n’est pas une question de nerfs, mais de théorie. De
comptabilité : c’est mon arme secrète. C’est ma philosophie :
« Goldenerii, doctoris crassi Polonensis, de malis et bonis more
geometrico summandis »...
ALDO – Si c’est une théorie, en ce moment, ça
ne m’intéresse pas. J’ai autre chose à faire : dormir, par exemple, tant
que je peux. (Et il se couche).
GOLDNER – Comment, dormir ? Je m’apprête
à faire mon testament, et vous dormez ? Peut- être que ma bombe est déjà
en route : je ne veux pas perdre l’occasion. Si j’étais libre. Je serais
capable d’écrire un livre sur cette question. Pour le moment, je ne peux que
vous en parler, à vous deux, deux singes ? Si ça vous sert. Tant mieux.
Sinon, il n’y a pas grand mal : je n’ai pas l’étoffe d’un bienfaiteur.
Voilà : dans ma jeunesse, j’ai bu, j’ai mangé, j’ai fait l’amour, j’ai bu,
j’ai eu des amis de toutes les races. J’ai quitté la Pologne, plate et grise,
pour votre Italie, et en Italie j’ai étudié, j’ai voyagé. J’ai vu. Tout ça, je
l’ai fait les yeux bien ouverts, sans en perdre une miette : je ne pense
pas que j’aurais pu faire plus et mieux. J’ai accumulé une grande quantité de
bien, et tout ce bien n’a pas disparu, je ne l’ai pas laissé pâlir : je l’ai
conservé en moi, à l’abri. Puis, j’ai échoué ici. Je suis ici depuis vingt
mois, et depuis vingt mois je tiens mes comptes. Les comptes vont bien : j’ai
encore pas mal d’actif, et tant que j’ai de l’actif, je suis invulnérable. Il
faudrait encore beaucoup d’années de Lager, ou beaucoup de journées de torture,
pour ruiner mon bilan. D’ailleurs (se
caressant affectueusement l’estomac) avec un peu d’initiative, ici aussi on
peut trouver quelque chose de bon. Mais, au cas étrange et regrettable où l’un
de vous me survivrait, vous pourrez raconter tranquillement que Léon Goldner a
eu ce qu’il méritait : il n’a laissé ni dettes ni crédits, il n’a pas
pleuré et n’a pas imploré la pitié. Si je rencontre Hitler dans l’autre monde,
je lui cracherai à la figure de plein droit... (Très violente explosion. La lumière s’éteint brusquement. Goldner, à voix très forte, dans le noir)... Parce qu’il
ne m’a pas eu !
Sur la
toile de fond, en projection, une partie du chantier bombardé. En scène, un mur
en construction. Un échafaudage constitué par deux chevalets et une planche.
Sur l’échafaudage, Pietro, avec un bac et une truelle. Sur la planche, le bac à
mortier. Aldo arrive de la droite, poussant une brouette sur laquelle se trouve
une pelle. Il s’arrête au pied de l’échafaudage. Pietro fait signe, avec sa
main en cuiller, de prendre le mortier avec la pelle, dans le bac. Aldo regarde
sans bien comprendre.
PIETRO – Los, aufheben.
Aldo
prend la pelle et la plonge maladroitement dans le mortier.
ALBERTO (entre
par la gauche et pousse lui aussi une brouette, voit Aldo et s’arrête un
instant près de lui) – Ah, ils t’ont
mis à faire le manœuvre ? Mais ce n’est pas comme ça. Voilà. (Exécutant) tu vois ?
PIETRO – Mais alors, vous êtes
italiens ?
ALBERTO (à
Aldo) – Toi, alors, tu as toutes les chances. Un maçon italien ? Ne
laisse pas passer l’occasion. Misère ! Et l’autre, là-bas, m’attend avec
le chariot. (Il s’en va, en se retournant pour regarder derrière lui).
PIETRO – On voit que tu n’es pas du métier.
Mais il faut pourtant que le travail se fasse. (Il regarde autour de lui avec prudence et descend sans hâte de l’échafaudage)
Laisse-moi faire. (Il transvase quelques
pelletées de mortier du chariot dans le bac, puis rend la pelle à Aldo)
Tiens, et fais semblant de continuer. (Il
remonte et se met à monter le mur).
ALDO – (il
reste quelques instants ahuri, puis, humblement, avec un certain embarras).
Merci. (Pietro continue à travailler sans
répondre) D’où es-tu ?
PIETRO (sans
hâte) – De Fossano.
ALDO – Pourquoi es-tu ici ?
PIETRO (hausse
les épaules, puis avec flegme) Volontaire. On m’a envoyé en Allemagne comme
volontaire.
ALDO – Volontaire comment ? Mais en
somme, tu voulais venir, oui ou non ?
PIETRO Tu sais, nous les maçons, nous faisons le tour
du monde. J’étais en France, avec une entreprise : les Allemands sont arrivés
et nous ont emmenés ici. (Haussant à
nouveau les épaules) Volontaire...
ALDO – Tu arrives à t’en tirer ?
PIETRO – Une place en vaut une autre. Peu de
pain, beaucoup de patates, pas du tout de vin. Nous sommes installés dans des
baraquements : le dimanche, sortie libre. Pas comme vous.
ELIAS (passe
de droite à gauche, portant un sac sur l’épaule : il pose un instant le
sac et regarde les deux hommes qui
travaillent) – Qué bueno este italiano ! (Joignant parallèlement les index
de ses mains, d’un air entendu) Combinazia ! (Il reprend le sac et sort)
ALDO – Moi, je suis de Turin. Pour nous, c’est
différent.
PIETRO (regardant
autour de lui avec circonspection, et parlant prudemment) – Oui, je sais. Mais
ces gens-là sont sans conscience. J’ai vu ce qu’ils vous font... (Une pause, puis, continuant à travailler)... Et la cheminée de Birkenau...
(Un autre silence) Je n’ai pas
étudié, moi, mais pour moi, un juif est un chrétien comme un autre. (Pause, il continue à travailler) Mieux
vaut que nous nous mettions d’accord, tout de suite, parce qu’ici nous sommes
comme les oiseaux migrateurs. Aujourd’hui, on travaille ici, et demain, on ne
sait pas où. Trouve-toi tous les matins, au second coup de sirène, près de la grande
pile. Tu sais où, hein ? Devant la Bau 930, à l’angle de la H-Strasse.
Apporte une gamelle vide : tu en trouveras une pleine. Essaie de ne pas te
faire voir. Mais de toute façon, pas besoin de vous le dire... C’est un métier
que vous savez tous faire.
ALDO Et toi, tu ne seras pas là ?
PIETRO – Moi non plus, je ne dois pas me
faire voir. Tu sais ce qu’on nous fait si on nous pique ensemble, hors du
travail : toi au gaz, moi au Lager, comme vous.
ALDO – Allons au fait. Pas de risque pour
rien, Moi, ici, je n’ai rien à te donner. Peut être en Italie, après, si je m’en
tire.
PIETRO – Quelle histoire! Je n’ai rien
demandé. Quand une chose doit être faite, on la fait. (Il descend et regarde le mur, un oeil fermé, pour contrôler s’il est
droit).
ALDO (presque riant) – Comme les murs.
PIETRO
(sérieux, sans relever) – Oui,
justement. (Il remonte pour parachever
son crépi).
ALDO (étonné)
– Tu aimes travailler?
PIETRO – A mon âge, on n’est plus bon qu’à
ça. Et puis, ce n’est pas un métier désagréable. (Avec une certaine fierté) Il n’y en a pas tant que ça qui soient
capables, aujourd’hui. Le château de Stupinigi, pour les restaurations, j’y ai
travaillé, moi aussi. Et aussi en France, dans cet autre château, le grand,
près de la mer.
ALDO – Quel château?
PIETRO Tu
penses si je m’en souviens. J’y allais l’hiver, quand il n’y avait pas de
travail chez nous ? (Un silence,
évoquant) À Toulon. J’y allais à pied, sans papiers, en contrebande. Sept
jours, mais, il fallait marcher !
ALDO – Et ta femme?
PIETRO Je n’en ai pas (Un silence) Ce monde... n’est pas droit. Je ne veux pas mettre au
monde d’autres malheureux.
ALDO – Alors, pourquoi est-ce que tu
vis ?
PIETRO – Ce n’est pas moi qui ai demandé à
naître. Quand on est en vie, il faut le rester. Travailler du mieux qu’on peut,
et si on en a l’occasion, faire un peu de bien.
ALDO – Un peu de bien, ici, à
Auschwitz ?
PIETRO – Oui, justement. Ici, ce ne sont pas
les occasions qui manquent. (Il descend
de l’échafaudage et observe avec
satisfaction son travail) ça va. (Pensant
à haute voix) Ici, c’est fini. Je dois m’en aller. Meister Nogalla m’attend.
Ces nigauds, la machine pour monter les murs, ils ne l’ont pas encore inventée.
(Il sort).
ALEX (entrant
avec Elias, Alberto, Jean, Flesch, Sonnino, Resnyck et Sigi) – Alle Brücke
abbauen. Alles wegnehmen. Schaufeln holen ! (Incitant les hommes) Schnell... schnell...
Tous démontent l’échafaudage et emportent la
planche et les montants, le bac, la brouette. Chacun revient en scène portant
une pelle.
ALEX (qui
s’est placé au centre de la scène, et trace du talon une figure rectangulaire
sur le sol. Montrant le tracé) – Hier, Erde ausgraben. Ein
Meter tief. (Il s’en va. Avant de sortir, se retournant
vers le groupe) Sauber und schnell, piccobello ! Ja ? (il sort).
ALBERTO (l’imitant) – Sauber und schnell, piccobello ! Mais fous le camp, et
laisse-nous tranquilles ! On travaille déjà bien trop vite ! Quelques
secondes, apparaît un rayon de soleil qui tombe sur le groupe.
FLESCH (regardant
en direction du soleil) – Die Sonne, le soleil !
Tous,
dans l’animation générale, tendent leurs mains et
leurs épaules au soleil.
ALBERTO ET ALDO – Le soleil ! Le soleil !
JEAN – Le soleil...
SIGI – Die Sonne !
Elias
se frotte les mains et bondit avec une satisfaction évidente.
RESNYCK – Slonce !
SIGI – Das schlimmste ist vorüber!
FLESCH – Le pire est fini ! L’année
proche, à Jérusalem !
ELIAS (moqueur)
– A Jérusalem para el camino ! (Il
montre le ciel).
FLESCH – Espérons que le froid est terminé.
ALDO – Le printemps doit bien arriver un
jour ?
ALBERTO – De toute façon, nous avons un
ennemi de moins. Si ce n’était pas la faim...
Tous
reprennent le travail à contrecœur. On entend approcher un bruit de pelle
mécanique. Quelques secondes plus tard, elle apparaît en projection sur la
toile de fond. C’est une machine à benne suspendue, à deux mâchoires
articulées. On voit, au premier plan, les mâchoires s’enfoncer dans le sol, se
refermer, la benne remonter, le bras faire un demi-tour, les mâchoires se
rouvrir, et ainsi de suite. Tous pendant quelques instants restent immobiles,
observant la drague qui mange. Certains avalent a vides.
SIGI (absorbé)
– Elle mange...
RESNYCK – Oui, elle, elle mange. Il y a tant
de terre.
Flesch,
se détachant légèrement du groupe, se tourne vers le public, sort de la poche
un paquet, le défait prudemment, et en tire un morceau de pain qu’il mange à
petites bouchées, tournant le dos à ses compagnons.
ALBERTO (à
Aldo) – Regarde : il a encore du pain à cette heure-ci. Je ne sais pas
comment il fait. (Un silence) Mais ce
n’est pas bien : le pain, si on en mange peu à la fois, on ne l’assimile
pas bien.
RESNYCK – Tu as raison : moi, je mange
tout d’un seul coup.
ALDO – Moi aussi. L’effort que je dois faire
pour garder du pain dans ma poche me fatigue, m’énerve, m’en ôte tout le
bénéfice.
SIGI – Et puis, si tu ne manges pas ton pain
tout de suite, on te le vole.
JEAN (se
frappant l’estomac d’un air entendu) – Moi, on ne m’a jamais volé mon pain.
SIGI – Le pain ! Et dire qu’à la maison
il fallait me forcer à le manger ! Chez soi, on ne se rend pas compte que
c’est important, de manger. Je ne pense qu’à ça : ma mère, par exemple,
elle faisait un ragoût qui fondait dans la bouche, avec des oignons, des
olives, du paprika et de la couenne de porc. Quand elle le préparait, on
sentait le fumet jusque dans la rue. (Il
aspire avec les nez, fait claquer sa
langue d’un air gourmant) j’ai l’impression de le sentir encore ici. Et les
saucisses avec la choucroute...
SONNINO – Et les tripes de chez moi... le
plat fumait au milieu de la table, et il en restait toujours. Bien sûr, qu’il
en restait ! Les restes ! Si seulement on les avait ici, les
restes...
ALDO – Si je pense aux pâtes que nous avions
préparé en Italie, au camp,… Nous avons cessé de les manger quand on nous a dit
qu’il fallait partir…
ALBERTO (en
colère) – Finis ! Tu t’y mets aussi, maintenant ! A quoi rime
cette évocation, à avoir encore plus faim ?
Pendant ce temps, sur la toile de fond, la
drague est partie : tous se taisent, et reprennent le travail à contre-cœur.
ALEX (il
entre, pressé, portant deux barres de bois ) – Noch nicht fertig hier ?
Scheisse ! Es ist zu spät jetz : alle mitkommen. (Indiquant Aldo et Jean) Du und du, essenholen. (Et il leur donne la barre). Tous, sauf Aldo et Jean, sortent à la suite d’Alex.
JEAN – Alors, c’est toi qui viendras avec moi
chercher la soupe !
ALDO – Où va-t-on la chercher? Elle est
lourde ?
JEAN – Pas très lourde. La cuisine est là,
derrière, pas loin. Allons-y. (Aldo s’en
va, d’un bon pas) Tu es fou de
marcher si vite ! Prenons notre temps. C’est bon ! Aujourd’hui, le
soleil, il fait bon se promener. (Il
ralentit) Aujourd’hui, on peux même parler, c’est fantastique !
ALDO – Oui, vraiment : ici, ça n’arrive
pas souvent. (Ils s’arrêtent)
Regarde : ici aussi, les prés sont verts. Je ne m’en étais jamais aperçu.
Mais il n’y a pas d’arbres, ici : ils ne peuvent pas vivre. Peut-être que
la fumée les brûle : ou que les Allemands les ont coupés.
JEAN – À Strasbourg, chez nous, tout de suite
hors de la ville, c’est la forêt. J’y allais pour étudier : quelquefois
seul... (Avec un sourire plein de sous-entendu)
Quelquefois... Non. J’ai apporté des livres ici, tu sais ? C’est un
secret. Pour étudié : si tu veux, je te les prêterai ; (Sur le fond de la scène, passe un Kapo à bicyclette, il ne les voit pas et
sort de la scène. Jean et Aldo, alertés, font quelques pas rapidement, mais s’arrêtent
dès que le Kapo a disparu. Jean, satisfait) Il est parti. Sale brute,
çui-là. Ein ganz gemeiner Hund.
ALDO – Je t’envie : tu parles le Français et
l’Allemand, et aussi un peu d’Italien.
JEAN – Un poco, solamente, peccato ! Je
connais l’Italie ; j’aimerais apprendre un peu plus… (Il hésite, cherche ses mots)... Più bene.
ALDO – Tu veux essayer?
JEAN – Oui, ce soir, après la soupe.
ALDO Pourquoi pas tout de suite ? Il n’y a pas
de temps à perdre, ne gâchons pas une heure.
JEAN – Même tout de suite. Proviamo. Prova.
ALDO – L’Italien, au fond, c’est pas
tellement différent du Français. Mais c’est plus proche du latin : par
exemple... Non, je ne veux pas te donner une leçon maintenant. Pas le temps.
Nous sommes trop pressés. (Un silence.
Aldo réfléchit : puis, avec une
certaine précipitation) Dante, tu sais qui c’est, hein ?
JEAN – Oui... La Divine Comédie? Oui, je
sais, mais je ne connais pas très bien.
ALDO (excité)
– Ecoute : je suis sûr que tu vas comprendre. C’est le voyage de Dante dans le
monde des morts, de l’Enfer jusqu’au Paradis. Virgile le conduit. Virgile, c’est
la raison, mais la raison ne va pas partout. Alors, au Paradis, il est conduit
par Béatrice : Béatrice, c’est la Théologie.
JEAN (attentif) – La théologie ?
ALDO – Oui, la Théologie. Béatrice était la
femme dont Dante, jeune homme, était amoureux : son amour arrive jusqu’au
ciel. Etrange, hein ?
JEAN – Oui, c’est assez drôle, en effet...
ALDO (continuant)
– ... Mais ce n’est pas de ça que je veux te parler. Le chant d’Ulysse :
Ulysse, tu sais, le marin, celui de l’Odyssée. Il est en Enfer, à cause de ses
tromperies, pas à cause du voyage que je vais te raconter. C’est un voyage
héroïque, plus héroïque qu’un Homme ait jamais tenté. Il est parmi les damnés,
mais il est resté un héros. Voilà. (Il ne
parle plus aussi vite, il prononce
lentement, soigneusement)
Lo
maggior corno della fiamma antica
Cominico
a crollarsi mormorando,
Pur come quella cui vento affatica.
Indi, la cima in qua e in là menando
come fosse la lingua che parlasse
Mise fuori la voce, e disse : Quando...
JEAN – Quando ?... (Il reste en attente).
ALDO (s’efforçant
de se souvenir) – Quando... (comme
pour lui-même) Non, rien un trou de mémoire (Il fait signe à Jean d’attendre, puis, se souvenant)... « Prima
che si Enea lo nominasse ». (Il tend
ses bras) Un autre trou. (A Jean)
Patiente. (Haussant légèrement le ton,
satisfati) « Ma misi me per l’alto
mare aperto »... Ecco, di questo si, di questo sono sicuro. « Misi
me », tu comprends ?
JEAN – Oui, je me mis...
ALDO (l’interrompant)
– Non, ce n’est pas ça. C’est beaucoup plus fort, plus... (Il hésite) ... audacieux. C’est un lien brisé, se précipiter au-delà
d’une barrière. D’une barrière. (Il fait
un geste circulaire) Nous connaissons
bien cet élan, nous. (Il reste quelques
secondes silencieux, réfléchissant).
JEAN (timidement, après un bref silence) – Et
alors ?
ALDO (reprenant) – « L’alto mare
aperto », tu as compris ?
JEAN – Je sais que ça veux dire : j’ai
voyagé en mer. C’est quand l’horizon se ferme sur lui- même... (cherchant la traduction exacte)... quando
l’orizzonte si chiude su ce stesso, e non si sente che l’odore del mare. Que c’est
loin tout ça !
ALDO – Oui, férocement loin. (cherchant encore à se souvenir)... « Mare
aperto... Mare aperto »... je sais que ça rime avec
« diserto »... « quella compagna picciola dalla qual non fui
diserto », mais je ne me souviens plus si ça vient d’abord, ou après. Et
aussi le voyage, voyage téméraire, au-delà des colonnes d’Hercule... disparu...
oublié. Je suis obligé de te le raconter en prose : c’est un sacrilège.
« Brusquement » attends : je n’en ai conservé qu’un vers, mais
je tiens à te le dire, ça en vaut la peine : Accio che l’uom piu olter non
si metta ». (Pour lui même)
« Si metta » : il fallait que je vienne au Lager pour m’apercevoir
que c’est la même expression qu’avant, « ma misi me ». Il y aurait
beaucoup à dire encore, et le soleil est déjà haut, midi est proche. Nous
sommes pressés, pressés, voilà, attention Jean, ouvre tes oreilles et ton
esprit, j’ai besoin que tu comprennes : Considerate la vostra
semenza : Fatti non foste a viver come bruti, Ma per seguir virtute e
conoscenza.
JEAN – « Fatti non foste a viver come
bruti ». (Un bref silence, puis, à
voix basse)... « Ma per seguir virtute e conoscenza ».
Tiens, c’est formidable, c’est important, je crois. Et... ça nous regarde,
hum ?
ALDO – Certainement, ça nous regarde, toi et
moi, et nous tous, tous les hommes qui souffrent, et surtout nous, nous deux,
qui avons le courage de raisonner sur ces choses ici, avec les barres de la
soupe sur l’épaule.
JEAN –
Et ensuite ?
ALDO (faisant un effort de mémoire) – Une
autre lacune ; cette fois-ci, je crois que c’est pour de bon. « Lo
lume era di sotto della luna », ou quelque chose d’approchant, mais tout
seul, ça n’a aucun sens. Et avant ? Aucune idée, « Keine
Ahnung » : on dit comme ça, hein ? Excuse-moi, j’ai oublié au
moins quatre tercets.
JEAN – ça ne fait rien, vas-y tout de même.
ALDO – Quando mi apparve una montagna, bruna
Per la
distanza, e parvemi alta tanto che mai veduta non ne avevo alcuna (Sans interrompre) Oui, oui, « alta
tanto ». Pas « molto alta ». Et les montagnes quand on les voit
de loin... les montagnes... (Un silence)
Dis quelque chose, Jean parle, ne me laisse pas penser aux montagnes, qui
venaient au-devant de moi, dans l’obscurité du soir, quand nous revenions en
train de Milan à Turin.
JEAN – Pas de rêves, à Aldo. Gare à toi, si
tu te mets à te souvenir, ici.
ALDO – Je donnerais ma soupe d’aujourd’hui
pour pouvoir arriver au bout. (Avec un
effort pour se souvenir)
« La terra lagrimosa diede vento »… Non, c’est autre chose. Il est
tard, il est tard, il faut finir :
Tre volte il fé girar con tutte l’acque,
Alla quarta levar di poppa in suso
E la prora ire in giù come altrui piacque.
(S’arrêtant
et retenant Jean) Arrête-toi. Il est nécessaire, il est urgent que tu
écoutes, que tu comprennes ce « come altrui piacque », avant qu’il
soit trop tard. Demain, toi et moi, nous serons peut-être morts, nous ne nous
reverrons peut-être plus. Je dois te dire, t’expliquer, cette parole chrétienne,
inattendu : inattendu, c’est un païen qui la prononce, est de plus un damné.
C’est une autre chose, gigantesque, que moi-même, je n’ai vu que
maintenant ; peut-être le pourquoi de notre destin, la raison pour
laquelle nous sommes ici aujourd’hui...
La
lumière découvre brusquement, sur le fond la scène, la prote de la baraque-cuisine :
devant, alignés quelques bidons de
soupe. A la porte de la baraque, deux Kapos, qui maintiennent l’ordre ; au-delà des bidons, cinq ou
six prisonniers, chacun avec une barre de bois à la main ; ils sont
particulièrement sales et ont des vêtements tous déchirés ils ont du mal à
garder l’ordre qui leur est imposé
par les Kapos. Comme Aldo et Jean, ils sont chargés de prendre la soupe pour
leur équipe.
1er KAPO – Ordnung,
ihr Dreckschweine!
2ème KAPO – Eine
Reihe ! Die Kesseln nicht berühren ! Abstand
halten.
1er PRISONNIER – Chou et navets !
2ème PRISONNIER – Kaposzta és répak.
3ème
PRISONNIER – So’ cavoli e rrape, so’ so’ sicuro, me l’ha detto er coco !
4ème PRISONNIER – choux et navets,
bien sûr !
5ème PRISONNIER – Ja , Kohl end
Rüben...
Toutes
ces voix se mêlent confusément, créant un grand bruit, puis diminuent d’intensité.
ALDO – « Infin che il mar fu sopra noi
richiuso ». (Lumière brusquement
éteinte. Dans l’obscurité totale, dans un haut-parleur, légèrement voilée, la
voix répète) « Infin che il mar fu sopra noi richiuso ».
La
lumière revient progressivement. L’intérieur de la salle d’eau, au fond, d’une porte sans battant à travers laquelle
on voit au loin les barbelés. Sur les murs du fond, quelques écriteaux portant
les inscriptions suivantes :
1er
écriteau : divisé en deux tableaux symétriques. A gauche, on a dessiné le
Häftling soigneux, nu jusqu’à la ceinture, blanc et rose, qui savonne son crâne
rasé, et dessous, en caractère gothique :
« SO BIST DU REIN », et plus
au-dessous, en français : « AINSI, TU ES PROPRE ». A droite, au contraire, on a dessiné le
Häftling négligeant, au nez fortement sémitique, au teint verdâtre : il
est mal fagoté dans son vêtement à rayures, sale et taché, il a son béret sur
la tête, et trempe un doigt dans l’eau.
L’inscription bilingue est : « SO GEHST DU EIN », en caractères gothiques et en français : « AINSI TU ES PERDU». Dans les inscriptions, les deux
« SO » et les deux « AINSI »
sont en rouge, en caractères plus gros.
2ème écriteau : représente grossièrement un énorme pou blanc, rouge et
noir. Dessous : « EINE LAUS – DEIN TOD » ; et, en français « UN POU – TA
MORT ».
3ème écriteau : deux inscriptions :
a)
« NACH DEM ABORT, VOR DEM ESSEN –
HÄNDEWASCHEN NICHT VERGESSEN“
b)
„APRES LES LATRINES, AVANT DE MANGER – LAVE TES
MAINS, N’OUBLIE PAS „
4ème écriteau : en caractères gothiques:
«LA PROPRETE, C’EST LA SANTE »
Au
centre, se trouvent deux lavabos circulaires, en forme de bénitier, d’environ
deux mètres de diamètre chacun. Au premier plan Elias et deux autres
agenouillés par terre : ils ont devant eux quelques navets et des
carottes, l’un a aussi un oignon. Chacun tient entre ses mains une gamelle
contenant la nourriture. A droite, plus au fond, trois ou quatre, autres
vendeurs accroupis. Sonnino, 018, Szanto et Adler passent, affamés et prudents.
ALBERTO (il
entre, regarde autour de lui, puis, s’adressant à Aldo qui est encore hors de
la scène) – Tout est tranquille.
(Aldo entre prudemment) il y a les Grecs. Ils ont les mêmes choses que d’habitude.
Jetons un coup d’œil, on ne sait jamais. (Au
premier vendeur) Wieviel ? Combien, les carottes ?
1er VENDEUR (avec un accent espagnol) – Un demi-pain. Belles carottes (Il en montre une) Extra. (Il en mord une avec ostentation)
Douce !...
ALBERTO – Moi, pas de pain aujourd’hui. Pain demain.
1er VENDEUR (riant) – Pain demain, rien de bon.
Le
sixième vendeur, au fond, chasse en jurant en espagnol Szanto et 018 qui
fascinés par les marchandises exposés, s’étaient approchés un peu trop. Szanto
et 018 sans dire un mot, se déplacent et s’arrêtent devant un autre vendeur.
ALBERTO (s’éloignant,
à Aldo ) – Ce n’est pas tellement, une demie ration. Les carottes font du
bien, tu sais, elles contiennent des vitamines.
2ème VENDEUR (tirant Aldo par ses haillons, lui montre l’oignon) – Vitamines, Italiens.
Grande spécialité (Reniflant l’oignon)
Bon, bon pour la santé. (Intensément)
pas selekzia. (Aldo hausse les épaules.
le second vendeur, en colère) Vai in malora, cabron, hijo de puta !
Aldo
et Alberto s’éloignent et se trouvent face à face avec Soninno.
SONNINO – Vous ne pouvez pas payer,
hein ? Mauvaise affaire : Mais comment faire pour résister ? Pour
moi, le marché, c’est un aimant. (Baissant
la voix, d’un air rusé et confidentiel) Vous connaissez mon système ?
Mais ne le dites à personne. Je viens ici avec ma soupe, je mange toutes les
patates, puis je vends pour un demi pain. Je vais en voir un autre, avec le
demi- pain j’achète une autre soupe, je mange de nouveau les patates, et je
recommence.
ALBERTO (clignant
de l’œil à Aldo, d’un air entendu) – Un bon système ! Et on ne t’a
jamais pris sur le fait ?
SONNINO – Evidemment, presque à chaque fois.
Je reçois des coups, mais de toute façon, les patates, je les ai mangées. Vous
savez ce qu’il faudrait ? (Insistant)
Une dent en or. (Montrant Adler) Comme
Adler.
Henri
entre avec assurance. Il file tout droit vers Elias parle avec lui, à voix
basse, de façon incompressible, puis sort de sa poche un billet. Elias lui
donne quatre carottes. Henri insiste, toujours à voix basse, pour avoir autre
chose. Elias sort de sa poche, de mauvais gré, un oignon qu’il lui donne. Henri
insiste encore. Elias. avec beaucoup de réticence, sort de son autre poche un
oeuf qu’il lui remet, au milieu d’un murmure général de stupeur. Henri empoche
l’œuf, fait demi-tour et se dirige vers la sortie d’un pas sûr. Sonnino, Alder,
Szanto et 018, intrigués pleins d’étonnement, suivent Henri et sortent.
ALDO – Tu as vu ça? (Avec une profonde admiration, et sans ironie) Ca, c’est de l’organisation.
Un œuf véritable ! Et il l’a payé cinq marks véritables. Il n’y en a pas
deux comme Henri.
ALBERTO – Tu le connais?
ALDO – J’ai été avec lui à l’hôpital :
mais pour ce qui est de le connaître, personne ne le connaît.
ALBERTO – Pourquoi?
ALDO – Parce qu’il ne veut pas. Il a beaucoup
de secret qui lui servent à vivre ; c’est pourquoi il ne parle jamais.
Mais à moi, il m’a raconté quelque chose, en théorie, naturellement. Il m’a
expliqué sa théorie sur la survie.
ALBERTO – Une théorie – Au Lager ?
ALDO – la plus cohérente que j’ai jamais
entendue. Selon Henri, il n’y a que trois façons de fuir l’anéantissement, sans
devenir des brutes... (Il indique les
marchands d’un geste circulaire, et s’arrête
sur Elias)... Comme ceux-là. Trois seules façons : l’organisation, la
pitié et le vol.
ALBERTO – Et lui, laquelle a t-il
choisie ?
ALDO – Il n’a pas choisi, il les pratique
toutes les trois. Personne n’est plus habile qu’Henri pour séduire, lui, il dit
« cultivé » les prisonniers anglais. Voilà d’où venaient les cinq
marks. Et jusqu’à ce point-là, c’est de l’organisation. Mais son instrument de
pénétration c’est la pitié. Pendant cette
réplique, la lumière s’est dissipée, se concentrant uniquement sur Aldo et
Alberto.
ALBERTO – Ca ne m’étonne pas, avec ses yeux
et cette façon de se déplacer. C’est un...
ALDO (l’interrompant)
– Je ne crois pas ; Henri sait qu’il est beau garçon et exploite ses
qualités naturelles : il les exploite froidement, comme on manœuvre un
instrument scientifique.
ALBERTO (Avec
stupeur) – Tout est calculé ?
ALDO – Tout.
ALBERTO (Méditant,
tandis que la lumière s’éteint lentement) – Pas à dire, il sait y faire.
Mais je ne l’aime pas. Si un jour on en sort, je n’aurai pas envie de le
revoir.
La
lumière a complètement disparue. Lumière
progressive sur le chœur. Intermède musical.
CHOEUR :
1er HOMME – Nous disons « faim ».
2ème HOMME – Nous disons
« fatigue », « peur », et « douleur ».
3ème HOMME – Nous disons « hiver ».
4ème HOMME – Ce sont des paroles libres...
5ème HOMME – Créées par des hommes libres.
6ème HOMME – Si les Lager avaient duré plus
longtemps...
1er HOMME – Un nouveau langage serait né...
2ème HOMME – Des paroles plus âpres, jamais
encore entendues
3ème HOMME – Nous disons « hiver »,
et nous savons ce que cela veut dire.
4ème HOMME – Cela veut dire que sept sur dix
d’entre nous mourront.
5ème HOMME – De toutes nos forces, nous avons
lutté pour que l’hiver ne vînt pas.
6ème HOMME – Nous sommes accrochés à toutes
les heures tièdes.
1er HOMME – A chaque coucher de soleil, nous
avons essayé de retenir le soleil encore un peu dans le ciel.
2ème HOMME – Tout a été inutile.
3ème HOMME – De la même façon qu’on voit
finir un espoir, l’hiver est arrivé.
4ème HOMME – Nous avons vu les premiers
flocons de neige.
5ème HOMME – Si nous étions logiques...
6ème HOMME – Si ce n’était ce résidu d’espérance
insensé, fou, inavouable...
1er HOMME – Nous irions toucher les fils de
fer électrifiés ...
2ème HOMME – car « hiver » veux
dire encore autre chose.
La lumière baisse sur le chœur et en même
temps apparaît sur la scène. L’intérieur de la salle d’eau. En scène, Aldo,
Alder, Alberto, Piotr et Resnyck.
ALDER (Terminant
une phrase) – Hiver veut dire encore autre chose.
ALDO (Avec appréhension) – Qu’est ce que tu
entends par là ?
ALDER – Je ne sais pas, pas précisément.
Entendu dire. Tu sais, deux grandes tentes sur la Place de l’Appel.
ALBERTO (S’approchant)
– Les tentes des Hongrois?
ALDER – Oui, celles du mois d’août, pour les
deux mille Hongrois, les dernier arrivés.
ALBERTO Eh bien.
ALDER (Avec
un geste) – les descendre.
RESNYCK (S’approchant)
– Oui, moi aussi, entendu dire.
ALDO – Et les deux mille Hongrois?
ALBERTO – Comment vont-ils les installer dans
les baraquements? Nous sommes déjà deux par couchette !
ALDER – Justement. Les Allemands n’aiment pas
ça. Ils aiment l’ordre ; les choses en règle. Ils vont faire quelque
chose.
PIOTR – Selekcja ?
SZANTO (Il
entre, parlant avec animation à Flesch) - Selekcja
UN HONGROIS – Vàlogàtàsok... Vàlogàlàsok
lesznek hamarosan.
Tous
se retournent brusquement. Elias entre et s’approche du groupe d’un air
indifférent.
ALBERTO – Qu’est ce qu’il y a ? Qu’est
ce qu’ils disent ?
RESNYCK – Selekcja, sélection. Ils ont déjà
commencé à l’hôpital.
FLESH (qui
a entendu, les voyant, très réticent) – Oui, à l’hôpital : la moitié
des malades, hier. Il fait un signe,
portant sa main vers le haut.)
ELIAS (Avec un rire grotesque) – En marche vers la
cheminée !
ALDO La moitié des malades ? Et aussi la
moitié de nous ?
ALDER – Peut-être moins. Parmi les biens
portants, dix pour cent, j’ai entendu.
ALDO – Quand ?
JEAN (il
entre précipitamment. Inquiet) – Vous avez entendu ? La cheminée de
Birkenau fume sans interruption depuis dix jours.
ALBERTO (insistant)
– Quand ?
ALDER – Personne ne peut le savoir. Demain,
ou dans une semaine, ou jamais, ou dans une heure.
SONNINO (entrant,
essoufflé) – Sélection, vous avez entendu ? Une tuile ! Mais vous
savez ce qu’on m’a dit ? Le Saint Siège, par la Croix Rouge Internationale...
En somme, je ne peux pas vous en dire plus... (Puis, solennel) Mais on m’a assuré que pour nous, les Italiens, il
n’y a aucun danger.
FLESH (serein
objectif) – Ne te fais pas d’illusion, l’Italien : devant la
sélection, nous sommes tous égaux. (Ironique)
Les Allemands font ça avec sérieux, soigneusement.
ALBERTO (hésitant)
– Il n’y a aucun moyen de ...
FLESH (l’interrompant)
– Aucun. Se préparer. Se préparer à garder la tête haute. Avoir du courage. Ca
ne change rien, mais un homme doit avoir du courage.
018 (vieux, entre, et s’adresse à Adler) – Dis,
ils vont me prendre ?
ADLER (le
prend par l’épaule, et le palpant, pour sentir s’il est gras, puis le fait
tourner sur lui-même. Faiblement convaincu) – Non, pas cette fois-ci. Tu ne
vas pas trop mal. S’ils t’interrogent, ne dis pas la vérité ; dis
quarante-cinq ans. Rappelle-toi, marche bien, droit... Le plus que tu peux.
Fais un effort, juste pour un moment.
JEAN (intervenant)
– Tu veux un conseil ? Fais-toi raser.
018 – Maintenant, et par qui ?
JEAN – Oui, maintenant, tout de suite. Va
chez Askenazi, celui qui rase en cachette. Tu t’en tires avec une demi-ration
de pain. (018 hausse les épaules ;
il le secoue, et l’entraîne vers la sortie)
Allez, vite, dépêche-toi. La barbe, c’est important. Et n’aie pas peur. (018 sort par le fond. Jean, revenant vers les autres, secoue la
tête) Il est foutu le vieux. Il n’a rien à espérer. Mais il fallait bien
lui donner du courage. (Incertain, il se
regarde, se palpe la poitrine, les bras, les mollets) Et moi, alors ?
ALDO – Mais non, toi, tu es jeune. S’ils
choisissent aussi les jeunes comme nous, à quoi bon faire une sélection ?
Ils videraient le Lager, et on n’en parlerait plus. (Flesch s’approche en silence.
Aldo, s’apercevant de Flesch, qui est âgé, s’arrête brusquement et, avec
embarras, essaie de s’en tirer) D’après
moi, ils ne prendront que les malades... (Regardant
Flesch avec intention) pas ceux
qui peuvent travailler.
Resnyck
et Adler, à l’écart, contrôlent leur forme physique, échangeant des signes d’approbation.
SIGI (il
entre en courant, rayonnant) – Vous connaissez la nouvelle ?
ALDO – Quoi ?
JEAN – C’est renvoyé ?
ALBERTO – Je l’avais toujours pensé, que ça
ne pouvait pas être vrai !
SONNINO – Qu’est-ce que je vous avais dit?
Tous, sauf Flesch qui reste à sa place, font cercle autour de Sigi.
SIGI (encore
haletant) – Ce n’était pas une sélection pour la chambre à gaz ! C’est
pour Jaworszno !
SONNINO – Jaworszno ?
SIGI – Oui, pour le camp de convalescence. Flesch, resté à sa place, secoue la tête d’un
air incrédule. Dans le haut-parleur,
le bruit souvent répété et obsédant de la cloche du camp. Tous restent
silencieux, comme pétrifiés. Après quelques secondes, brusque obscurité sur
scène.
1ère VOIX D’ALLEMAND – Blocksperre!
Alle ausziehen !
2ème VOIX D’ALLEMAND – Zettel ver teilen.
3ème VOIX D’ALLEMAND – Vorbereiten
für die Selektion.
1ère VOIX D’ALLEMAND – Jeder
Soll vor der Kommission laufen !
2ème VOIX D’ALLEMAND – Zettel
an die Kommission ausgeben.
3ème VOIX D’ALLEMAND – Schnell! Marsch! Los! Los !
Les
trois voix d’Allemands parviennent
par haut-parleurs. Après la première réplique de la seconde voix d’Allemand,
sur scène, un rayon de lumière illumine une portion circulaire vers la fosse,
du côté droit. Hors de l’obscurité environnant, les prisonniers sont
brutalement poussés dans le cercle illuminé par trois Kapos, chacun s’aidant d’une
matraque de caoutchouc. Chaque prisonnier tient à la main sa fiche, un carton
jaune de la taille d’une carte postale. Les répliques brutales des Kapos se
mêlent aux voix des haut-parleurs.
1er KAPO (poussant, et assénant des coups de matraques) – Los, los!
2ème KAPO – Antreten!
3ème KAPO – Schnell!
Zettel
hochhalten!
Les
voix d’Allemands se taisent. On entend pendant quelques instants le murmure
confus des prisonniers qui se poussent; puis un autre rayon de lumière éclaire un
cercle au centre duquel se trouvent deux fonctionnaires : celui de droite est
le docteur ; il est habillé en Häftling, mais sur la tenue, il porte une
chemise blanche de médecin, avec un numéro et une étoile juive, cousus à gauche,
sur la poitrine. L’autre celui de gauche, a un pantalon de Häftling, une veste
noire de coupe militaire, un béret noir. Lui aussi a un numéro cousu sur la
poitrine, à gauche, et un triangle vert.
1ère VOIX D’ALLEMAND (dans le haut-parleur, très fort ) – Ruhe! (Le murmure des prisonniers
et les hurlements des Kapos cessent soudain. Première voix d’Allemand, dans le
haut-parleur, mais basse) Losgehen.
Les
trois Kapos se placent côte à côte, se tournent vers le public, près du groupe
des prisonniers. Un par un, le Kapo le plus proche les pousse en direction de
la commission. Quelques-uns vont sans opposer de résistance, d’autres sont
récalcitrants, et essaient de se réfugier dans la masse de leurs
compagnons : alors le Kapo intervient, aidé des deux autres. Chaque prisonnier
marche de droite à gauche, exécute un « per fila dest » militaire, passe dans le rayon de lumière, devant la commission. On entend alors,
dans le haut-parleur, la première voix d’Allemand qui ordonne de quel côté le
prisonnier doit donner sa fiche : « Rechts », à droite, ou
« Links », à gauche. La proportion sera d’environ six à droite pour
quatre à gauche, sur dix fiches, naturellement sans ordre préétabli, mais selon
les conditions physiques de chaque prisonnier. Chacun, obéissant à l’ordre
donné, remet sa fiche à l’homme de gauche, ou à celui de droite. Tous les
prisonniers s’efforcent de parcourir ce trajet d’un pas agile et énergique, la
poitrine bombée et la tête haute. Certains y parviennent avec un certain
naturel : parmi ceux-ci, Aldo. Jean, Aldo, Sigi, Elias, Resnyck, Adler,
Goldner, Szanto. D’autres par contre, ne parviennent pas à cacher leur mauvaise
condition physique, et parmi ceux-ci 018, Sonnino, Flesch, Le chanteur, Sattler, Beppo, Kuhn, Walter. Les
prisonniers défilent à un rythme rapide : un toutes les trois secondes. La
séquence se déroule dans un silence total, interrompu uniquement par la voix du
premier Allemand, dans le haut-parleur. Beppo, après quelques passages, s’arrête,
interdit, hésitant, dans le rayon de lumière, devant la commission.
1ère VOIX D’ALLEMAND (dans le haut-parleur) – Links ! (Beppo, qui ne comprend pas, tend
sa fiche à droite, au docteur qui tourne la tête d’un air interrogateur vers l’extérieur,
c’est-à-dire vers le point d’où provient la voix du SS dans le haut-parleur.
Première voix d’Allemand, dans le haut-parleur, froidement) Nein, Links,
habe ich gesagt.
Le
docteur passe la fiche au Kapo de gauche, celui qui est vêtu de noir, tandis
que le prisonnier s’éloigne. Le passage continue : à partir du vingtième
prisonnier environ, les lumières baissent progressivement sur la scène, tandis
qu’en même temps augmente le volume de la voix allemande, dans le haut-parleur,
jusqu’à produire des sons incompréhensibles et assourdissants. L’intérieur de
la baraque. Deux échafaudages de trois couchettes. La lumière découvre d’abord
Beppo, qui est étendu sur la couchette supérieure de l’échafaudage de
droite : il est immobile, il regarde fixement le vide. Puis Sattler qui, assis
dans l’espace compris entre les deux échafaudages, est tranquillement en train
de ravauder sa chemise, puis Sonnino, assis à l’écart, la tête entre les mains,
puis, peu à peu, Alberto, Flesch, Aldo, Jean, 018 et Sigi. Tous sont silencieux
et immobiles, regardant à terre, comme se méfiant les uns des autres, assis sur
les couchettes, les jambes pendantes. En dernier, la lumière découvre les vieux
Kuhn, qui à son béret sur la tête ; il occupe la couchette supérieure de l’échafaudage
à gauche. Maintenant, toute la scène est éclairée.
ALDO (assis
près d’Alberto, à voix basse, avec embarras) – Toi ?
ALBERTO (les
yeux tours baissés, avec lassitude) – A droite.
ALDO – Moi aussi.
ALBERTO (après
un silence) – Pourquoi ? Qu’est-ce que nous avons fait pour mériter d’être
sauvés.
JEAN – D’être sauvés? Pour combien de
temps ?
ADLER – Deux mois, un mois ; peut-être même
pas. Jusqu’à la prochaine sélection.
ALBERTO – Il vaut mieux ne pas y penser.
Aujourd’hui, nous sommes vivants. Il faut apprendre à ne pas penser au
lendemain.
ALDO (faisant un signe de tête, vers le haut) –
Je ne peux pas les regarder.
ALBERTO – Sattler est en train de ravauder sa
chemise. Il ne sait pas l’allemand.
ALDO – Il n’a rien compris. La chemise... il
ne sait pas maintenant, il n’en aura plus besoin. (Sonnino est toujours à l’écart, assis par terre, la tête entre les
mains ; il sanglote. Aldo, à voix basse...) Sonnino...
Alberto
et Alder se retournent lentement, pour regarder Sonnino qui, sans leur prêter
attention, continue à sangloter, comme un enfant, plus fort. Pendant quelques
instants, dans le silence général, les pleurs désespérés de Sonnino. Flesch se
lève et se présente devant Aldo et Alberto.
ALBERTO – Flesch...
FLESH (avec
une tristesse sereine) – Oui, à gauche. Je suis venu vous saluer. (Alberto, Aldo, Adler et Jean baissent la tête. Silence. Flesch, après un temps d’arrêt)
Essayez de vivre. Quelqu’un doit vivre, pour sortir, pour raconter ça. (Il revient à sa place).
JEAN (après
un silence) – Si au moins ça servait à quelque chose.
ADLER – Ca ne servira à rien.
ALDO (après un silence) - J’ai honte. J’ai
honte, comme si j’étais responsable. (Un
silence, puis, cherchant ses mots)
Cette offense… (A Alberto, s’échauffant)…
ça existe.
Personne ne peut plus… effacer ça, l’enlever.
C’est quelque chose qu’on ne peut plus guérir.
ALBERTO – Ca ne peut plus se guérir... (Silence). Jamais rien ne pourra arriver
d’assez bon, d’assez juste, pour effacer ça.
JEAN – C’est une dette trop lourde. Il n’y
aura plus de justice.
ALDO – Ils ont tout contaminé. Nous aussi.
Tout le genre humain. C’est pour ça que j’ai honte. Moi... nous, tu sais nous
avions combattu. Nous avions essayé de combattre, de résister. Nous avions de
la bonne volonté, mais elle n’a pas suffi.
ALEX (il
entre par la gauche, suivi de deux prisonniers qui portent un bidon de soupe)
- Essen empfangen! Schüssel heraus !
Tous
tirent leur gamelle de sous leur paillasse. Les deux prisonniers mélangent dans
le bidon, et s’apprêtent à distribuer la soupe. Les prisonniers se mettent en
rang. Alex tient un carton à la main. Sigi passe le premier et reçoit une
ration, puis s’en va manger. Jean idem. Flesch se présente, tendant sa gamelle.
1er PORTEUR – Einer
von jenen... (Il faut un geste, de la main gauche, pour indiquer qui y va)... nach
links gegangen.
ALEX (contrôlant sur le carton qu’il tient à la
main) – Ja, stimmt. Er bekommt zweimal.
Le premier porteur donne à Flesch deux
rations de soupe. Aldo et Alberto passent. Ils reçoivent chacun une ration et
vont manger. Sonnino se présente.
2ème PORTEUR – Der auch.
ALEX – Ja.
Le 2ème porteur donne deux rations
à Sonnino. Beppo se présente.
1er PORTEUR – Der
auch.
Alex fait un signe affirmatif de la tête. Le
premier porteur donne à Beppo ses deux rations. Kuhn se présente, et reçoit une
ration. 018 (il se présente et reçoit une
ration. Il s’arrête. Attendant, puis timidement,
en mauvais allemand) – Herr Kapo, Herr Kapo! Ich Nachschlag. (Faisant un signe avec deux doigts) Ich Selektion.
ALEX (brutalement
) – Was willst du noch ? Du hast schon bekommen, Hau’ ab!
018 (se
tournant vers ses compagnons, comme pour demander de l’aide) – Eh? Qu’est
ce qu’il a dit ?
ADLER – Il dit que tu as déjà reçu ta ration.
Il te dit de t’en aller.
018 – Mais... j’ai droit à la ration double.
On m’a dis à gauche : dis-le lui, tout le monde l’a vu.
ALEX – Der lügt schon wieder!
ADLER – Il dit que ce n’est pas vrai.
018 (humblement)
– Dis-lui qu’il aille contrôler les fiches : 45018 : fünfundvierzig
null achtzen. J’ai échoué à gauche.
ALBERTO – C’est vrai, je l’ai vu moi
aussi : il est allé à gauche.
JEAN – Oui, à gauche : moi aussi, j’ai
vu
SIGI – Ja, es ist sein Recht.
PORTEUR (à
Alex, avec indifférence) – Mag doch sein, Sehen Sie mal nach.
ALEX (contrôlant
sur son carton, puis patiemment) – Ja, es stimmt doch. Los,
giess ihm noch ein mal.
Le
porteur verse à 018 sa seconde ration. 018 va s’asseoir sur le bord d’une
couchette et commence à manger. Tous cessent de manger et observent 018 en
silence, y compris Alex et les porteurs. Alex, en silence, fait signe aux porteurs
de s’en aller, et sort avec eux, qui portent la marmite vide. Pendant, quelques
instants, dans le silence général, l’effet sonore de 018 qui mange bruyamment
sa soupe ; puis, peu à peu, tous recommencent à manger. Progressivement,
on commence à entendre des bruits de cuiller, d’abord discrets, qui raclent les
gamelles vides. Kuhn, pendant ce temps, ayant fini de manger est remonté sur sa
couchette, imiter par les autres, tandis qu’on entend encore le bruit des
cuillers sur le fond des gamelles vides. Il met son béret, s’accroupit à la
turque, et commence à prier, balançant fortement son buste d’avant en arrière.
Sa prière de remerciement est prononcée sur la cantilène caractéristique des
juifs d’Orient. Lentement, le bruit des gamelles diminue, et la prière de Kuhn
devient plus nette.
ALDO (après quelques instants de stupeur) – Qui
est-ce qui chante ?
ADLER – C’est le vieux Kuhn. Il prie. Il
remercie Dieu, parce qu’il n’a pas été choisi.
JEAN – Remercier ? Mais pourquoi ?
Mon Dieu, pourquoi ?
ALDO – (avec
une intensité et un mépris grandissants) – Pourquoi ? Warum ?
Perché ? Ici, il n’y a pas de pourquoi. (La lumière commence à baisser tout autour d’eux. La scène est plongée
dans l’obscurité. Le visage d’Aldo,
par contre, reste éclairé) Kuhn est un insensé. Il ne voit pas, près de lui,
Beppo le Grec, qui a vingt ans, et qui demain ira dans la chambre à gaz, et qui
le sait, et qui est étendu, regardant le plafond, sans rien dire, sans plus
penser à rien ? Il ne sait pas, Kuhn, que la prochaine fois, ce sera son
tour ? Il ne comprend pas, Kuhn, que l’abomination d’aujourd’hui ne sera
jamais lavée, par aucune prière propitiatoire, par aucune expiration des
coupables, par aucun pardon, par rien qu’il soit possible à l’homme d’accomplir ?
Si j’étais Dieu, je cracherais à terre la prière de Kuhn.
Tandis
que la lumière disparaît aussi du visage d’Aldo, pendant encore quelques
instants la prière de Kuhn monte, puis s’éteint. Lumière sur un laboratoire de
chimie industrielle ; rien ne doit rappeler la saleté fondamentale du
Lager, qui a envahi les autres scènes. Dans un coin, un bureau. Au milieu de la
scène, une table de travail blanche, quelques becs Bunsen, des objets de verre,
des appareils, etc. Sur le bureau occupé par Stawinoga, des livres et du
papier. Derrière le bureau, un gros diagramme de production. Stawinoga, en
civil. Tantôt fort, tantôt doucement, le bruit d’une artillerie, en fond
sonore. Aldo, timide, apeuré, déplace deux interrupteurs sur un appareil ;
une lampe témoin s’allume.
STAWINOGA (satisfait) – Ja, sooo! Sie wissen ja Bescheid. (Il s’éloigne et retourne à son bureau).
GOLDNER (entrant,
joyeux) – Alors, tu as réussi, je n’aurais jamais cru !
ALDO – Il semble que oui, que l’examen de chimie
ait été concluant ? (Méfiant et
apeuré, il ne tient pas à continuer,
et s’affaire autour de l’appareil).
GOLDNER – Et les autres italiens ? J’ai
perdu contact : ça fait maintenant deux mois que je suis ici. Qu’est
devenu Alberto? Et Sonnino? (Aldo, au nom
de Sonnino, lève brusquement la tête,
puis la baisse, silencieux) Ah, j’ai
compris. (Un silence) Dommage! Juste
maintenant, que ça va finir. Bon, c’est le passé : inutile d’y penser.
Pense plutôt que tu as été admis au laboratoire, c’est le paradis, souviens-toi
de ça. Essaie de ne pas faire de bêtises, et de ne pas te faire chasser.
Dehors, quinze degrés sous zéro : et nous sommes seulement au début de
décembre. (Aldo écoute avec inquiétude, continuant à travailler. De
temps en temps, il lance un coup d’œil à Stawinoga qui continue à écrire. Goldner, à voix basse) Tu as peur de lui? Il
est inoffensif, il écrit toute la journée, il ne lève jamais la tête. C’est un Allemand,
mais il est différent des autres. Il laisse les gens vivre.
ALDO – C’est lui qui surveille le travail ?
GOLDNER – Il devrait, mais il s’en fout. Je
crois qu’il aime Hitler autant que moi.
ALDO – Il sent peut-être que c’est la fin. L’un
des rares qui soient lucides.
GOLDNER – De toute façon, c’est le plus
facile des surveillants : l’homme qu’il faut, à la place qu’il faut.
Le
canon s’amplifie.
ALDO (avec
intensité) – Qu’est-ce qui va se passer, quand les Russes arriveront ?
GOLDNER – Inutile d’y penser. Il faut
profiter des occasions, ici, et tout de suite. Ne pense pas à demain.
ALDO – Ne pas penser à demain, même si... Il
s’interrompt brusquement, à la moitié de sa phrase, profondément troublé, parce
qu’à ce moment, hors de scène, on entend la voix de la première jeune fille
allemande qui chante en allemand Bambina innamorata.
GOLDNER – Qu’est-ce que tu as? Qu’est-ce qui
te prend?
ALDO (ému)
– Qu’est-ce que c’est?
GOLDNER – Les filles du laboratoire. Tu as
oublié qu’au monde il y a aussi des filles? Pas mal du tout, tu sais, des
filles allemandes, en civil, belles et propres. Au lieu de tenir en ordre le
laboratoire, comme elles devraient le faire, elles chantent, elles bavardent,
elles fument... elles cassent les appareils, et essaient de faire retomber la
faute sur nous.
ALDO (toujours ému, tandis que le chant continue)
– Cette chanson...
GOLDNER – Et alors? Toutes les filles
chantent : dans tous les laboratoires du monde.
Trois
jeunes filles entrent, bavardent en allemand. L’une fume, l’autre mange un gros
sandwich, la troisième porte un gros récipient de verre. Elles vont vers la
table, ignorant les deux Häftlinge qui, instinctivement, s’écartent. Toutes les
trois sont habillées de couleurs vives, blondes et bien peignées.
1ère FILLE (qui est rentrée en continuant sa chanson) – Fährst du Sonntag nach
Hause? Das Reisen Ist so Beschwerlich.
2ème FILLE (entre deux bouchées) – Ich fahr
Weihnachten. In zwei Wochen ist Schon Wieder Weihnachten.
3ème FILLE (posant le récipient sur la table) – Dieses
Jahr ist so schnelle vergangen, kaum zu glauben! (Elle sort de sa poche une petite lime et commence à se limer les ongles).
Les
trois jeunes filles tournent le dos et continuent à parler, de façon
indistincte, de leurs fiancés, de la reprise des cartes, et des fêtes
prochaines.
GOLDNER – C’est vrai, d’ici peu, ce sera
Noël. Elles rentreront chez elles, et le voyage est un peu difficile.
ALDO – Je ne m’attendais pas à trouver des femmes
ici. Je ne suis pas préparé. Des vêtements pareils... (Touchant ses vêtements avec dégoût) Avec cette puanteur du Lager
sur nous.
GOLDNER – Ce ne sont pas les premières que tu
vois. Il y a les Ukrainiènnes, au chantier ; et les Polonaises du magasin.
ALDO – Non, elles sont différentes. Fagotées
comme nous, au milieu de la boue : je ne les sens pas près de moi comme
des femmes.
STAWINOGA (s’approchant) – So, Monsieur,
nehmen Sie die Muster ab... prenez échantillon dispersion Buna, faites
analyses.
ALDO (regarde
autour de lui, perplexe, puis comprend que Stawinoga fait allusion au récipient
que la 3ème jeune fille a apporté. Il s’approche d’elle, très embarrassé) –
darf ich die Muster Nehmen ?
3ème FILLE (le regardant, ennuyée, ne répond pas, et se tourne vers Stawinoga) –
Mit den Stinkjuden möchte ich lieber gar nicht mitmachen! (Elle lui tourne le dos).
STAWINOGA (à Aldo, sérieux et froid, mais avec embarras) – S’il vous plaît,
Monsieur, toujours à moi posez les questions, jamais parlez avec les demoiselles.
(Il prend le récipient et le donne à Aldo, puis revient à son bureau,
prend une feuille et s’en va derrière les trois jeunes filles qui sortent en
parlant d’un air indifférent).
GOLDNER – Tu as entendu comment elle nous a
parlés ?
ALDO – Oui, Stinkjuden : juifs puants
GOLDNER (sarcastique)
– On ne peut pas leur donner tort, elle ne pense pas, il ne pensent pas que ce
sont eux qui nous ont réduits à cet état.
ALDO – Ils se comportent comme si Moscou
allait tomber, et au contraire, les Russes sont à quarante kilomètres d’ici. Qu’est-ce
qu’ils pourraient faire d’autre ? Ce sont des Allemands.
GOLDNER – Ils nous ont toujours haïs, mais
maintenant, il y a quelque chose de nouveau. Ils nous craignent : tu as vu
comment ils nous regardent? Ils ont peur de nous. Il a fallu les canons des
Russes... (Indiquant l’extérieur, d’où l’on
continue à entendre le bruit du camion)... Pour les retirer de leur rêve de
domination. Maintenant, ils voient leur ruine, et ils ne comprennent pas. Nous
ne sommes plus seulement leurs victimes, nous sommes leurs ennemis. En chacun
de nous, ils voient la joie de la vengeance et le mépris de la revanche.
ALDO (à
voix basse, excité) – La revanche! Tu as su, pour Birkenau ?
GOLDNER – Oui, j’ai entendu parler :
tout le camp en discute. L’un des crématoires a sauté.
ALDO – Tu ne sais rien d’autre?
GOLDNER – Pas grand chose : il paraît
que c’est une initiative du Sonderkommando.
ALDO - Qu’est-ce que le Sonderkommando?
GOLDNER – C’est l’équipe des désespérés :
mille hommes, ceux qui font fonctionner la chambre à gaz et les fours. Ils
mangent bien, ils ont de l’argent, de l’alcool, du tabac, mais tous les trois
mois, ils y passent eux aussi, dans la chambre à gaz, et ils le savent. Ils
sont robustes et bien nourris. On comprend qu’ils aient eu la force de se
rebeller.
De l’extérieur,
à des distances différents, le bruit répété de plusieurs sirènes.
ALDO (regardant
Goldner d’un air interrogateur) – A cette heure-ci? Il n’est pas encore six
heures. Qu’est-ce que ça veut? Alex entre
en courant par la droite. Stawinoga entre par le fond.
ALEX – Los, raus, ihr beide.
Mitkommen.
STAWINOGA (protestant)
– Ader wie? Es ist noch kein Feierabend!
Alex, sans répondre, pousse vers la sortie
Aldo et Goldner. Lumière brusquement éteinte. Les bruits de sirènes continuent.
1ère VOIX D’ALLEMAND (dans le haut-parleur, dans l’obscurité)
– Alle Kommandos, antreten!
2ème VOIX D’ALLEMAND – In dem
Appell platz einordnen!
3ème VOIX D’ALLEMAND – Vordermann
und Seitenrichtung!
La
lumière baisse sur la scène. Au fond, une
estrade d’environ un mètre et demi de haut. Sur l’estrade, le tabouret du
condamné, la potence avec la corde. Au début de la scène, l’estrade et la
potence sont dans l’ombre, et la lumière
éclaire seulement les files de prisonniers qui sont groupés sur le devant de la
scène, le dos tourné vers le public.
Les prisonniers ont leur béret sur la tête. Pendant quelques secondes, le
murmure confus des prisonniers, puis deux réflecteurs croisés éclairent brusquement
la potence. Convergeant sur la corde. Le murmure monte, exprimant l’horreur.
1ère VOIX D’ALLEMAND (dans un haut-parleur, impérieuse) – Ruhe!
(le murmure cesse brusquement. L’orchestre dans le
haut-parleur, attaque Rosamunda. Sur la musique, deux Kapos accompagnent le
condamné, par un petit escalier, jusqu’à l’estrade. Tandis que l’orchestre
continue à jouer, ils font monter le condamné sur le tabouret et lui passe la
corde autour du cou, puis ils se mettent de chaque côté du condamné qui a les mains
liées derrière le dos. L’orchestre cesse brusquement, au milieu d’une mesure.
Première voix d’Allemand, dans le haut-parleur. Très excitée, elle exprime une
grande colère, en même temps que l’impuissance, elle est presque étouffée par la rage. Dans cet esprit, la voix résonne tellement
déformée qu’elle est presque incompréhensible, même pour ceux qui connaissent l’allemand) Häftling
46853 ; du hast dich schulding gemacht ; erstens, durch Zerstörung
von Staatseigentum ; zweitens, den Anordnungen der Vorgesetzten nicht zu
filgen ; und drittens, du hast gegen des Führers Plan zur Reinhaltung der
Arischen Rasse gehandelt. (avec une
colère croissante ) Was bildest du dri ein, du verfluchter Schmarotzer,
dich über den Willen und die Ordnung des Reiches zu erheben! Wir werden es dir
schon beibringen – und wir werden es euch allen noch beibringen – dass
Ungehorsam und Uberheblichkeit mit der äussersten Härte und ohne Gnade besrtaft
Werden. Du bist schuldig; das Urteil Tod durch hängen, Wenn einer den Weisungen
des Führers trotz, wird er dasselbe Ende finden wie dieser verdammte Schuft den
ihr alle vor euch seht. (Silence)
Heil Hitler! Habt ihr verstanden?
TOUS (Sombres
et résignés) Jawohl!
Roulement
de tambour. Les tambours s’arrêtent.
CONDAMNE (une
seconde avant qu’on ne lui ôte le tabouret de sous les pieds, à voix très forte) - Camarades, je suis le dernier! Le second Kapo lui enlève le tabouret. L’orchestre
recommence à jouer Rosamond.
1ère VOIX D’ALLEMAND (rythmant sur la musique, dans le haut-parleur) – Mütze... ab!
Tous,
d’un mouvement brusque, ensemble, enlèvent leur béret. Dès que la pendaison est
terminée, la lumière commence a baisser sur la scène, puis c’est l’obscurité
totale, après que les prisonniers aient enlevé leur béret. Lumière peu à peu
sur le chœur.
CHOEUR :
1er HOMME – Il avait participé à la révolte
de Birkenau.
2ème HOMME – on dit qu’il avait apporté des
armes dans notre camp...
3ème HOMME – Qu’il complotait une révolte
chez nous aussi.
4ème HOMME – Qui a répondu « Jawohl » ?
5ème HOMME – Tous, et personne.
6ème HOMME – Mais nous avons tous entendu le
cri du mourant.
1er HOMME – Au pied de la potence, au seuil
de la nuit, il a crié :
2ème HOMME – « Camarades, je suis le
dernier !»
3ème HOMME – Ces paroles pénétrèrent au-delà
des anciennes barrières d’inertie, et de soumission...
4ème HOMME – Elles frappèrent le coeur vif de
l’homme, en chacun de nous.
5ème HOMME – Mais parmi nous, troupeau
abject...
6ème HOMME – Aucune voix ne s’est élevée...
1er HOMME – Pas un murmure...
2ème HOMME – Pas un signe d’assentiment...
3ème HOMME – Rien ne s’est passé.
4ème HOMME – Nous sommes restés debout...
5ème HOMME – Courbés, gris, la tête
baissée...
6ème HOMME – Et nous ne nous sommes
découverts...
1er HOMME – Que lorsque l’Allemand l’a
ordonné.
2ème HOMME – A nouveau en colonnes...
3ème HOMME – Nous avons défilés, devant les
derniers frémissements du mourant.
4ème HOMME – Les SS nous regardaient passer d’un
œil indifférent.
5ème HOMME – Leur œuvre est accomplie.
6ème HOMME – Elle est bien accomplie.
1er HOMME – Il est difficile de détruire l’homme…
2ème HOMME – Presque aussi difficile que de le
créer.
3ème HOMME – Ca n’a pas été commode...
4ème HOMME – Ca n’a pas été rapide...
5ème HOMME – Mais vous y êtes parvenus…
6ème HOMME – Allemands...
1er HOMME – Maintenant, les Russes peuvent
venir.
2ème HOMME – Il n’y a plus d’hommes
forts parmi nous.
3ème HOMME – Le dernier pend au-dessus de nos
têtes...
4ème HOMME – Et pour les autres, il a suffi
de quelques cordes.
5ème HOMME – Les russes peuvent venir...
6ème HOMME – Ils ne trouveront plus que nous
domptés.
1er HOMME – Que nous, éteints...
2ème HOMME – Nous. Dignes, maintenant, de la
mort désarmée qui nous attend.
La
lumière disparaît sur le chœur et éclaire en même temps la scène. L’intérieur
de l’hôpital. Deux étages de couchettes de trois couchettes chacun. Entre les
deux, sur le mur du fond, une porte en verre cathédrale sur laquelle on lit à l’envers
l’inscription INFEKTION.
Au
centre de chaque mur latéral, un fenêtre vitrée avec des bandes de papier
gommé. Aldo grimpe avec difficulté sur sa couchette ; puis,
méthodiquement, il enlève sa veste, l’enroule et la cache sous la paillasse. Il
enlève de sa poche, sous le genou, sa cuiller au manche aiguisé et la plante
dans le bois de la couchette.
ARTHUR (Pendant
qu’Aldo s’installe) – Tiens, un nouveau! Faut espérer qu’il n’amène pas une
maladie nouvelle.
CHARLES (qui
est sur la couchette devant Aldo, observe avec stupeur ; puis, s’adressant
à Arthur qui se trouve sur la
couchette du dessous) – Il n’a pas encore fini. C’est marrant! (Aldo, d’une autre poche, tire un petit sac d’étoffe. Charles, à Aldo) Eh
bien, alors? Qu’est-ce que c’est que ça? Une exposition?
ALDO (sérieux)
– C’est mon nécessaire.
CHARLES – N’est pas français, toi!
ALDO – Non, Italien.
CHARLES – Ah bon, ma mère est italienne.
ALDO (coupant
cours) – Ah! (Il place le petit sac
sous la paillasse).
CHARLES – Qu’est-ce qu’il y a dans le petit
sac? (Aldo ne répond pas) A moi, on m’a
tout enlevé quand je suis rentré à l’infirmerie. Toi, comment as-tu fais?
ALDO (évasif)
– Ce sont des choses qu’on apprend.
CHARLES – Alors, il y a longtemps que tu es
ici!
ALDO (brusque)
– Toi, par contre, ça ne fait pas longtemps. Tu parles trop. (Et il s’étend sur sa couchette).
Brouhaha
à l’extérieur Charles et Arthur écoutent, inquiets. Aldo est indifférent. Des
voix excitées, un va-et-vient. Les Allemands, préparent rapidement l’évacuation
du camp. Les voix d’allemands, à différentes distances, se croisent et se
mêlent pendant toute la séquence suivante, mais ne doivent pas être
compréhensibles.
1ère VOIX D’ALLEMAND – Alle heraus!
2ème VOIX D’ALLEMAND – Appell, Appell !
3ème VOIX D’ALLEMAND – Nur die
Kranken bleiden im Lager!
1ère VOIX D’ALLEMAND – Los! Los!
2ème VOIX D’ALLEMAND – Schnell,
schnell!
CHARLES (inquiet,
à Aldo) – Qu’est ce qui se passe dehors?
ARTHUR – Qu’est-ce qui se passe? Qu’est-ce
que s’est que cette pagaille?
ALDO (à
contrecœur) – Je ne sais pas. Ça arrive de temps en temps : ils crient
tout le temps.
ASKENASI (c’est
un personnage grotesque, grand et corpulent. Il parle une langue étrange, mélangée, colorée. Il entre, habillé en Häftling.
Il a un rasoir et un blaireau en poche ; à la main, une bassine d’eau chaude. En mauvais
allemand) – Rasieren! Alles zum rasieren! (En mauvais français, s’aidant
d’un geste) Couper la barbe, tous la barbe. Scheiss egal, sano y
malato : a los vivos e a los muertos! (Il
a un morceau de cuir qui pend de sa ceinture. Il commence à affûter son rasoir)
ARTHUR – Qu’est-ce qu’il nous veut, cette
tête-là?
ALDO – C’est le barbier de l’infirmier. Il vient
toutes les semaines.
ASKENASI (avec
la mimique calabraise, faisant des grimaces et plissant les yeux) - Oh,
oui, oui! Toutes les semaines ! Eh, mais ... (tout bas, à Aldo) ...hoi,
aujourd’hui, es la ultima vez la dernière fois.
ALDO (s’asseyant
sur sa couchette) – La dernière
fois? Qu’est-ce que ça veut dire?
ASKENASI (indiquant
l’extérieur) – No entiendes Hay que verlo... Tu vas voir, los Alemanes, les
Allemands, come corren… Por todas partes! (Baissant
encore la voix) Morgen, Alle Kamarad weg ; demain, partir tous, tous
dehors... todos, todos! Manana se van todos !
CHARLES (qui n’a
pas bien compris) – Qu’est-ce qu’il a dit? On nous emmène?
ALDO – Tout le monde? Nous aussi? Les malades
aussi?
ASKENASI (poursuivant
son discours) – Hay que ver el campo! Il Lager... Schreibstube : (S’aidant de gestes) El escritorio...
pfff! Fuego! Feu! Tous documents brûlés! Buna… toutes mines prêtes. Los alemanes...
coren, coren... Ordres, contre-ordres... Partir... arrêter... partis encore.
Los Kapos, armés. Revolvers... Caos, caos ! Magasins! kaputt... chaussures...
zapatos per tutto! Grande confusion!
SAMUELIDIS (il
entre, vêtu d’une veste de Häftling , un sac de montagne plein sur l’épaule, un
pantalon civil, des bottes et passe-montagne. Autoritaire, à Askenasi) – Pas
de barbe! Dehors, dehors, fiche le camp!
ASKENASI (il
sort, et sur le seuil, se retournant joyeusement vers Aldo, derrière le dos de
Samuelidis ) – Hasta la vista! (Il sort).
ALDO (à Samuelidis) – Tout le monde doit
partir? A pied?
CHARLES – Et où?
ALDO – Et nous? Et ceux qui ne peuvent pas
marcher?
SAMUELIDIS (riant sèchement) – Non, pas vous. Vous, vous restez tranquillement
ici. (Très excité par le départ,
euphorique) Ne bougez pas de vos lits. (Il
s’en va, réfléchissant, il s’arrête, tire de sa poche un petit livre en mauvais
état, revient près de la couchette d’Aldo, et lui jette) Tiens, l’Italien,
lis... (Très ironiquement) Moi, je n’en
ai plus besoin : tu me le rendras quand nous nous reverrons. (Il sort rapidement).
CHARLES (qui
a suivi attentivement, avec une inquiétude visible) – « Quand nous
nous reverrons» ?
ALDO (à voix basse, pour lui-même) – Vaut rien!
CHARLES (à
Arthur) – Paraît qu’on nous laisse ici. (A Aldo) Et la boustifaille? Et manger?
ALDO (hésitant)
– Je ne sais… pas jusqu’à quand nous aurons encore besoin.
CHARLES – Ah, c’est comme ça? Mais alors... (Et avec des gestes mal assurés, d’homme
gravement malade, il se prépare à
descendre de sa couchette).
ALDO – Qu’est-ce que tu fais?
CHARLES (poursuivant
son effort) – Je m’en vais. Je vais avec eux.
ALDO – Tu es fou. Tu vois bien que tu ne
tiens pas debout. Dans notre état, au milieu de la neige, nous ne ferons pas
cent mètres. Ils nous abattraient tout de suite. Alberto rentre prudemment par la porte du fond. Il a un chiffon de
couverture en guise d’écharpe autour du cou, et sous le bras un paquet de
haillons. Il regarde autour de lui, cherchant Aldo. Aldo, en le voyant)
Alberto! Comment es-tu entré ? C’est le coin des
« contagieux » !
ALBERTO – Si tu savais ce que je m’en fous!
Comment vas-tu? (S’approchant d’Aldo)
Comment te sens-tu?
ALDO – Pas trop bien! J’ai quarante de
fièvre.
ALBERTO – Ah! (Bref silence. Déçu) Je t’avais apporté une paire de chaussures. Je
te les laisse tout de même ; (Un
autre silence) elles te serviront après.
ALDO (incrédule)
– Oui, peut-être. Merci. (Regardant l’écharpe
et les chaussures d’Aldo) Tu pars aussi, alors? Quand? Où allez-vous? Ils vous
ont donné à manger?
ALBERTO – Oui, ils nous font tous partir, et
tout de suite. On ne sait pas où. On ne sait rien de précis. Ils nous ont donné
trois rations de pain : peut-être qu’ils vous les donneront à vous aussi.
ALDO (hésitant)
– Et qu’est-ce qu’ils vont faire de nous?
ALBERTO (baissant
les yeux, puis reprenant tout de suite, visiblement embarrassé) – Je ne
sais pas, vous restez peut-être ici. De toute façon, qu’est-ce que vous pouvez
faire ? Et qui peut le savoir, ce qu’il faut faire? Qui sait si nous
arriverons, et où? (Un bref silence).
Il y en a qui ont fait semblant d’être malades, pour ne pas partir. Moi
pas : Je préfère m’en aller.
ALDO – Moi, je reste. Je ne peux pas faire
autrement.
1ère VOIX D’ALLEMAND (dans le haut-parleur, sur le bruit de fond des préparatifs du départ, qui se poursuivent à l’extérieur)
– Aufgehen! Es ist so weit!
ALBERTO (soudain
décidé) – Au revoir, Aldo. Préviens mes parents si tu reviens avant moi. J’en
ferai autant.
ALDO – Au revoir, Alberto. Bonne chance.
ALBERTO – Bonne chance. (Il sort rapidement par la porte du fond).
A l’extérieur, bruit d’une charrette qui s’arrête.
2ème VOIX D’ALLEMAND (précipitée, mais claire, dans le haut-parleur) – Brot verteilen!
Beeilt Euch!
Un
kapo entre en courant avec un panier ; il jette rapidement un gros pain
sur chaque couchette, puis, toujours en courant, il sort. A l’extérieur, bruit
de la charrette qui s’éloigne, puis d’autres bruits variés de départ, puis, au
bout de quelques secondes, tous les bruits cessent complètement.
ARTHUR (soupesant
le pain) – C’est un kilo! pas mal, n’est-ce pas?
CHARLES – Trois rations, dis donc! C’est pas
un mauvais signe! (Et il se met à manger).
ALDO (reposant le pain) – Il est préférable
de faire des économies. Combien de jours faudrait-il le faire durer? (Il s’arrête, écoutant).
Charles
s’arrête lui aussi pour écouter, et cesse de manger. Ils s’aperçoivent que
dehors tout est silencieux.
ARTHUR – On n’entend plus rien!
CHARLES (à
Arthur) – Ils sont partis. (À Aldo)
Nous sommes seuls.
Pendant
quelques secondes, en scène, c’est le silence absolu. Aldo, Charles et Arthur,
assis sur les couchettes, tendent l’oreille. Le silence n’est rompu que par la
respiration lourde et rauque des trois autres malades.
ALDO (descendant
avec peine de sa couchette, pieds nus, se traîne à la fenêtre. Il scrute attentivement dehors) – Nous ne sommes
pas seuls. Il y en a quatre, dehors, aux quatre coins. Quatre SS : avec la mitrailleuse pointée... (Il s’écarte de la fenêtre, puis résigné…) vers
nous... (À l’extérieur, le sifflement
déchirant d’une bombe. Explosion. Bombardement, avec effet d’avions. Les
lumières s’éteignent. Bruit de vitres brisées aux portes et aux fenêtres. La
lumière n’est produite que par les explosions et les incendies. Schenk se
précipite à moitié nu hors de sa couchette et s’étend par terre en hurlant.
Autres explosions, la dernière tout près. Obscurité soudaine. Lumière
progressive. La scène est comme auparavant. Silence absolu à l’extérieur, seul
le sifflement du vent qui fait battre les portes et les fenêtres ; Les
vitres sont en morceaux. Tous les malades sont sur leurs couchettes. Aldo se
lève avec peine, s’enroule dans sa couverture et va à la fenêtre. Regardant à l’extérieur
et tremblant de froid) La moitié du camp est détruite (Un silence) Les SS ne
sont plus là. Espérons qu’ils ne reviendront pas. (Se redressant avec peine) Il faut nous remuer, sinon on va mourir
de froid. Charles, aide-moi. Et toi Arthur, va chercher des couvertures dans la
piaule à côté. (Charles se lève. Arthur
se lève : il s’enroule dans sa couverture et sort avec peine) Essayons
de fermer les fenêtres, au moins avec des couvertures.
CHARLES (tente,
aidé par Aldo, de coincer une couverture dans les fentes de la fenêtre, mais
sans y parvenir) – Merde alors! ça ne
tient pas.
ALDO – Il faudrait un marteau et des clous.
Arthur
entre avec un tas de couvertures sales ; il tient un marteau.
CHARLES (Lui
prenant le marteau, le montrant à Aldo) – Juste ce qu’il nous fallait.
ALDO (à
Charles) Et les clous?
ARTHUR – Des clous? (Il en sort une poignée d’une de ses poches) – Voici (content, à Aldo) Pas bête, le
copain !
Ils commencent tous les trois à clouer les
couvertures aux deux fenêtres. Towarowski se dresse et s’assoit sur sa couchette,
et les regarde admiratif.
ALDO (à Charles) – Un peu plus tendue, que le
vent ne passe pas.
CHARLES – Ca ne servira pas à grand’ chose.
Il n’y a plus de chauffage.
ARTHUR – C’est un poêle qu’il nous faudrait!
ALDO Oui, un poêle. Il faut l’organiser: un moment.
(Il
écarte la couverture et regarde dehors) Voilà, juste là, devant
nous... (A Charles) viens voir, au
milieu de ces ferrailles. C’était le baraquement des fonctionnaires. Tu vois?
Il n’a pas l’air endommagé.
CHARLES (excité)
– Allons-y : (À Charles) Et toi,
entre-temps tâche d’arranger la porte.
ALDO (enfilant
ses chaussures, à Charles) – Tu ne vas pas sortir pieds nus? Tiens. (Il lui tend son couteau) Coupe deux morceaux dans une couverture, et enroule-les
autour de tes pieds.
CHARLES (s’exécutant avec rapidé) – Et pour brûler
dans le poêle?
ALDO – Ne t’inquiètes pas. (Il fait signe vers l’extérieur) Dehors,
il y a du bois tant que tu en veux : les débris des baraques bombardées.
Tu as fini, tu es prêt ?
CHARLES – Presque. Et pour l’apporter
ici ? Ce sera lourd.
ALDO – Il y a les chariots de la soupe. (Il sort par le fond avec Charles).
Arthur traîne le banc près de la porte, y
monte et commence à clouer une couverture.
TOWAROWSKI (il finit
de couper méticuleusement trois tranches de pain de son morceau. A Arthur, d’une voix faible) – Eh... (Arthur n’entend pas et continue à
travailler. Towaroski, un peu plus
fort) Eh... du! Arthur se retourne,
surpris. Towaroski, faisant signe de s’approcher) Chodz tutaj... (Arthur s’approche de deux pas puis s’arrête,
soupçonneux. Towaroski, insistant) Chodz ; komm.
ARTHUR (pour lui-même) – Et alors, qu’est-ce
qu’il veut, çui-là? (Il reste immobile.
Towaroski lui tend une tranche de pain. Arthur, ahuri) Oh bon Dieu! il est...
il est… il n’est pas normal.
TOWAROWSKI – Chleb. Brot. (Et il le lui tend encore) Für dich.
ARTHUR – C’est pour moi? Pourquoi ?
TOWAROWSKI (montrant les fenêtres) – Dobra rabota. Gute Arbeit. (Indiquant Arthur) Du Gut kamarad. (Arthur s’approche en hésitant, et accepte le
pain, mais ne le mange pas. Towaroski,
montrant les deux autres tranches de pain) Twa kamarad, twa brot. (En montrant une) Aldo. Montrant (montrant l’autre) Sarl.
Arthur,
embarrassé, reste un instant hésitant, sa tranche de pain à la main. Aldo et
Charles entrent, poussant un chariot bas, sur lequel ils ont chargé le poêle,
les tuyaux, des morceaux de fer et un récipient. Ils se laissent tomber
haletants sur le banc).
ARTHUR (il
se retourne et montre la tranche de pain aux deux hommes, puis, encore
stupéfait) – Regardez voir!
ALDO (essoufflé)
– Eh bien, pourquoi ne le manges-tu pas?
ARTHUR – C’est pas à moi. C’est lui...(Montrant Towarowski) qui l’a donné.
TOWAROWSKI (tendant les deux tranches, et les appelant ) - Aldo, Sarl! Gute Arbeit.
Bruder... (Montrant le poêle)
Ofen, Oifen, für alle Kommen. Aldo et Charles s’approchent
et prennent le pain.
ALDO – Dziekuje. Danke.
CHARLES – Merci.
ALDO (Emu)
– Hier, ça ne serait pas arrivé. Au
Lager, le pain, on le vole, on ne l’offre pas.
CHARLES (L’interrompant)
– Maintenant, il faut le monter.
Tous
les trois posent le pain sur leur couchette. Ils descendent le poêle du
chariot. Aldo et Charles montent rapidement le poêle près la fenêtre, y enfoncent
le tuyau vertical terminé par un coude qui sort par la fenêtre.
ARTHUR (Pendant
ce temps il décharge le bois ; sous le bois, il trouve un récipient. Joyeusement surpris) – Tiens, des choux!
Une fameuse trouvaille. (Montrant
quelques choux) C’est du bon travail pour les bonshommes. Il en donne un à Towarowski) chou. (Faisant le geste d’éplucher) Eplucher! (Riant) Gute
Arbeit, gut Kamarad.
TOWAROWSKI (acquiesçant d’un mouvement de tête et commençant le travail) – Da
Gut Karasciò!
ARTHUR (s’approche
de Shenk et le secoue) – Allez, au boulot! (Shenk s’assied en gémissant. Arthur,
lui tendant un chou avec les gestes habituels) Tiens, toi aussi, un peu d’exercice,
ça va te faire du bien (Shenk s’exécute
de mauvais gré. Charles et Aldo, pendant ce temps, bourrent le poêle. Arthur s’approche de Somogyi, le
secoue légèrement, Somogyi gémit et reste couché sur un côté) C’est pas la peine d’insister (Secouant la tête) Il est foutu, le pauvre. (Il va s’assoir sur le banc et
épluche le troisième chou qu’il met dans le récipient)
CHARLES – Trois choux, c’est un peu maigre.
ALDO – Pour aujourd’hui, nous avons encore du
pain. Puis nous retournerons dehors. Il y a d’autres choux, derrière la
cuisine. Et aussi un dépôt de patates.
ARTHUR – Des
patates?
ALDO – Oui, vous verrez : nous ne
mourons plus de faim.
CHARLES – Il nous manque tant d’autres
choses : du sel, des récipients... et aussi des médicaments. Nous sommes tous
malades. Vous l’avez oublié?
ALDO – Inutile d’y penser. Maintenant, il
faut allumer. (Il va à la couchette, et
tire sous sa paillasse le petit sac d’étoffe
qu’il y avait placé. Il en sort un paquet d’allumettes. Il revient près du poêle. Il tire dessous sa poitrine un
morceau de journal. Il allume).
CHARLES (admiratif)
– Ton nécessaire!
Arthur prend les choux et les met dans le
récipient, puis met le récipient sur le feu. Charles approche le banc du poêle,
et tout les trois s’assoient.
ARTHUR (tendant
les mains) – Ca fait du bien.
CHARLES – C’est presque comme chez soi. (Un petit silence) Nous y arriverons,
chez nous?
Somogyi respire lourdement : peu à peu,
le rythme de sa respiration se change en un « jawohl » scandé et
répété continuellement, sur différents tons, tantôt plus fort, tantôt plus
doucement. Il continuera pendant toute la scène.
ALDO (après un silence général) – Nous
arriverons chez nous. (Un silence) Peut-être
pas tous.
CHARLES (faisant
allusion à Somogyi) – Il es mourant.
ARTHUR – Pauvre vieux! Je crois que c’est
fini pour lui.
Au
dehors, bruits de motos qui s’arrêtent : dans un haut-parleur, voix
excitées d’Allemands.
1ère VOIX D’ALLEMAND – Was macht ihr da?
2ème VOIX D’ALLEMAND – Alle ‘raus, ‘raus, schnell!
3ème VOIX D’ALLEMAND – Hände hoch!
Toujours
au dehors, des portes qui claquent, un piétinement, des hurlements coupés par
une longue raffale de mitrailleuse. Somogyi, râlant, continue à répéter
« Jawohl ». Les voix des Allemands se rapprochent dans le haut-parleur,
ainsi que des pas lourds.
1ère VOIX D’ALLEMAND – Noch jemand
da?
2ème VOIX D’ALLEMAND – Nein :
es ist alles still.
ARTHUR (à voix
basse, excité) – (Il faut le faire
taire. (Il s’approche prudemment et bâillonne Somogyi).
ALDO – Le poêle. Ils vont voir la fumée.
Charles,
sur la pointe des pieds, se précipite vers le poêle. Le haut-parleur très
proche, mais tranquille.
3ème VOIX D’ALLEMAND (toujours dans
Sie sin dalle tot. Fahren wir ab!
Bruit de motos qui repartent et s’éloignent.
Tous se relaxent. Arthur ôte sa main de la bouche de Somogyi. Le râle étouffé
reprend, avec le continuel « Jawohl »)
CHARLES – Qu’est-ce qui s’est passé dehors?
Je vais voir.
ALDO – Attends : c’est peut-être dangereux.
Charles sort tout de même.
TOWAROWSKI (avec un
soupir de soulagement) – Sie sind alle weg. Tous partis.
ARTHUR – Qu’est-ce qu’il dit?
ALDO – Qu’ils sont tous partis. Est-ce bien vrai?
ARTHUR – Faut espérer. (Un silence) Et celui-là qui ne revient pas ! A quoi bon sortir
dans un moment pareil!
ALDO (inquiet)
– Il pouvait au moins attendre. (Charles
rentre, bouleversé, et s’arrête sur le seuil,
sans parler. Tous les regardent d’un air intrigué) – Et alors?
CHARLES (après
une hésitation, horrifié) – Il y avait dix-huit français... Ils s’étaient
installés dans la baraque des SS... ici. Derrière. Ils avaient trouvé à
manger... les lits vides... et aussi à boire... bière, wodka... Ils les ont
tous tués, sur place, puis ils sont partis.
ARTHUR (apeuré)
– Des Français, penses-tu! Des copains peut-être?
ALDO (avec
énergie) – Les chaussures!
CHARLES (ahuri) – Quelles chaussures!
ALDO – Les chaussures des morts, celles des
Français! Vite, allons les prendre, avant qu’elles gèlent. Ou quelqu’un d’autre
y pensera. (Il sort, suivi de Charles).
Somogyi
râle plus fort, répétant « Jawohl » d’une voix de plus en plus lourde,
mais sur un ton plus haut. Ce sont les derniers spasmes de la mort. Puis il a un
sursaut : on dirait qu’il va s’asseoir sur sa couchette, il prononce le
dernier « Jawohl », s’écroule mort, tombe de sa couchette sur le
plancher. Aldo et Charles reviennent par le fond, tenant un tas de couvertures,
de chaussures, de bouteilles et de vestes militaires. Ils restent immobiles,
muets.
ARTHUR (tristement)
– La mort l’a chassé de son lit.
La lumière
disparaît brutalement ; en même temps elle éclaire le chœur.
CHOEUR :
1er HOMME – Le dernier vestige de
civilisation avait disparu autour de nous et en nous.
2ème HOMME – Est un homme celui qui tue...
3ème HOMME – Est un homme celui qui inflige
ou subit une injustice...
4ème HOMME – N’est pas un homme celui qui,
ayant perdu toute retenue, partage son lit avec un cadavre...
5ème HOMME – Celui qui a attendu que son
voisin finisse de mourir...
6ème HOMME – ... pour lui enlever ses
chaussures
1er HOMME – Elle n’est pas humaine, l’expérience
de celui qui a vécu ces jours ...
2ème HOMME – ... où l’homme était une chose
aux yeux de l’homme.
3ème HOMME – Nous étions gisants, dans un
monde de larves et de morts.
4ème HOMME – Pendant trois jours, par vagues,
nous entendîmes le fracas de la Wermacht en fuite.
5ème HOMME – Des blindés, des chars
« tigres », camouflés en banc...
6ème HOMME – ... Des Allemands, à cheval, des
Allemands en bicyclette...
1er HOMME – Des Allemands à pied, armés et
désarmés.
2ème HOMME – On aurait dit que ça ne finirait
jamais.
3ème HOMME – Mais ça finit : à l’aube du
quatrième jour.
4ème HOMME – Nous aurions presque préféré
entendre encore quelque chose en mouvement.
5ème HOMME – Le Lager était silencieux.
6ème HOMME – A peine mort, il était déjà
décomposé...
1er HOMME – Les fenêtres et les portes
éventrées battaient dans le vent...
2ème HOMME –... Les tôles grinçaient, disjointes
des toits...
3ème HOMME –... Partout l’ordure, les
cadavres nus et tordus.
4ème HOMME – La plaine apparaissait déserte
et raide...
5ème HOMME – Mortellement triste...
6ème HOMME – Sous le vol des corbeaux...
1er HOMME – Blanche à perte de vue...
La lumière diminue sur le chœur et éclaire en
même temps la scène. Enveloppés dans des couvertures et des chiffons, Aldo et
Charles s’avancent à pas pesants, dans la tourmente. Sifflement du vent.
ALDO (montrant le fond de la scène) – Ce doit
être là bas, vers le levant.
CHARLES – Il y en aura encore?
ALDO Il y avait deux quintaux de patates,
cachées sous terre. J’y étais quand on les a déchargées.
CHARLES – Comment allons-nous les trouver, sous toute
cette neige?
ALDO – suivons la piste des autres. Il y en a
qui en auront déjà pris.
CHARLES – Quelle piste? Il n’y a plus
personne. Tous sont morts. Nous sommes restés seuls.
ALDO (s’arrête,
haletant ; ils regardent autour d’eux pour s’orienter) – Elles sont là
bas, viens.
CHARLES (touchant
l’épaule d’Aldo) – Aldo.
ALDO – Quoi?
CHARLES (indiquant
le point d’où ils viennent) – Là, les fils de fer barbelés du camp. (Sans joie, avec stupeur et fatigue). Tu
t’en es aperçu ? Nous sommes dehors.
ALDO (lui aussi étonné et fatigué, sans
enthousiasme) – Dehors. Hors du Lager.
CHARLES – C’est fini.
ALDO – Il n’y a plus de barbelés entre nous
et nos maisons.
CHARLES – Mais elles sont encore si loin...
Ils
repartent lourdement dans la direction précédente. Progressivement, dans le haut-parleur, le thème de la
prière hébraïque du camp de Fossoli. Quand Aldo et Charles sont sortis de la
scène, la musique croît jusqu’au maximum : la toile de fond s’éclaire, la
scène est restée vide et nue. La musique diminue. De tous les côtés, asymétriquement,
entrent à pas lents, comme des ombres qui reviendraient témoigner, tous les
personnages. Ils sont tous habillés en Häftling. A contre-jour, ils prennent
chacun une place, n’importe laquelle. Quand tous sont présents et immobiles...
1er PERSONNAGE – Vous qui vivez en
sécurité...
2ème PERSONNAGE – ... Dans vos maisons
tièdes...
3ème PERSONNAGE – Vous qui trouvez, en
rentrant, le soir...
4ème PERSONNAGE – Un repas chaud et des
visages amis ...
5ème PERSONNAGE – Réfléchissez : est-il
un homme...
6ème PERSONNAGE – Celui qui travaille dans la
boue...
7ème PERSONNAGE – Qui n’a pas de paix...
8ème PERSONNAGE – Qui se bat pour un morceau
de pain...
9ème PERSONNAGE – Qui meurt pour un oui ou
non.
10èmePERSONNAGE – Réfléchissez : est-elle
une femme...
11ème PERSONNAGE – Celle qui n’a plus de
cheveux, plus de nom...
12ème PERSONNAGE – Plus la force de se
souvenir...
13ème PERSONNAGE – Les yeux vides, le sein
froid...
14ème PERSONNAGE – Comme une grenouille, en
hiver...
15ème PERSONNAGE – Méditez : cela s’est
produit...
16ème PERSONNAGE – Je vous livre ces paroles
comme un ordre...
17ème PERSONNAGE – Gravez-les dans votre coeur...
18ème PERSONNAGE – Quand vous êtes chez vous,
quand vous vous promenez...
19èmePERSONNAGE – En vous couchant, en vous
levant...
20ème PERSONNAGE – Répétez-les à vos
enfants...
21ème PERSONNAGE – Sinon, que votre maison s’écroule...
22ème PERSONNAGE – Que la maladie vous
frappe...
23ème PERSONNAGE – Que vos fils détournent de
vous leur visage.
Tandis
que la musique s’achève, le rideau descend lentement.