Primo Levi : Si c'est un homme
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Texte intégral

Est-il un homme

 

Version dramatique de Primo Levi et Pieralberto Marché

(1966)

 

© traduction de Primo Levi – 30-6-1967 – Rome

© Philippe Mesnard (2008) et Fondation pour la Mémoire de la Shoah (Paris) pour la présente édition


 

Personnages

 

L’auteur

Alberto

Aldo

Flesch

Somogyi

Docteur hongrois

Adler

Jean

Nogala

Piotr

Resnyk

018

Szanto

Elias

Wachsmann

Walter

Henri

Chanteur ambulant

Schmulek

Alex

Sigi

Docteur

Dr. Pannwitz

Sonnino

Goldner

Pietro

Kuhn

Stawinoga

1ère Femme

2ième Femme

3ième Femme

Samuelidis

Charles

Arthur

Askenazi

Towarowski

Somogyi

1ère voix d’Allemand

2ième voix d’Allemand

3ième voix d’Allemand

Chœur (six Hommes, six Femmes)

Déportés, infirmiers, porteurs, etc.


Premier temps

 

Au lever du rideau, la scène est plongée dans l’obscurité. Un faisceau de lumière éclaire le visage de l’auteur, au centre.

 

AUTEUR – A de nombreux individus, à de nombreux peuples, il peut arriver d’estimer plus ou moins sciemment, que « tout étranger est un ennemi ». Le plus souvent, cette conviction gît au fond des âmes comme une infection latente ; elle ne se manifeste que par intermittence, en certaines occasions, et n’engendre pas un système de pensée. Mais quand cela arrive, quand le dogme inexprimé devient le fondement d’un syllogisme, alors, au bout de la chaîne, c’est le Lager. Il est le produit d’une conception du monde amenée à ses conséquences avec une cohérence rigoureuse : tant que la conception subsiste, les conséquences nous menacent. L’histoire des camps de destruction devrait être comprise par tous comme un sinistre signal de danger.

 

La lumière s’efface du visage de l’auteur, tandis qu’une autre découvre peu à peu le chœur : six hommes et six femmes alignés hors de la scène, qui reste dans l’obscurité.

 

CHŒUR :

1ère FEMME          …Vous qui vivez en sécurité…

2ème FEMME        …dans vos maisons tièdes…

1er HOMME          …Vous qui trouvez, en rentrant, le soir…

2ème HOMME       …Un repas chaud et des visages amis…­        

3ème HOMME       …Réfléchissez : est-il un homme…

4ème HOMME       …Celui qui travaille dans la boue…

5ème HOMME       …Qui n’a pas de paix…

6ème HOMME       …Qui se bat pour un morceau de pain…

1er HOMME          …Qui meurt pour un oui ou pour un non…

3ème FEMME        …Réfléchissez : est-elle une femme...

4ème FEMME        …Celle qui n’a plus de cheveux, plus de nom…

5ème FEMME        …Plus la force de se souvenir…

6ème FEMME        …Les yeux vident, le sein froid…

1ère FEMME        …Comme une grenouille, en hiver…

2ème FEMME        …Méditez, cela s’est produit..

2ème HOMME       …Je vous livre ces paroles comme un ordre…

3ème HOMME       …Gravez- les dans votre cœur…

3ème FEMME        …Quand vous êtes chez vous, quand vous vous promenez…

4ème HOMME       …En vous couchant, en vous levant…

4ème FEMME        …Répétez-les à vos enfants…

5ème HOMME       …Sinon, que votre maison s’écroule…

5ème FEMME        …Que la maladie vous frappe…

6ème HOMME       …Que vos fils détournent de vous leur visage.

 

La lumière s’éteint sur le chœur, tandis que s’éclaire peu à peu un camp de détention en Italie

 

1ère FEMME :…Où vont-ils nous envoyer ?

1er ALLEMAND - (Seule la voix sort d’un haut- parleur. Il n’est pas présent sur la scène) - A vous interdit demander. Tous partir loin : être bien, mais pays froid. Emporter vêtements, fourrures. Emporter or, emporter beaucoup d’argent. Passt’mal auf, personne s’échapper. Versucht einer zu fliehen, werden zehn sofort erschossen : un s’échapper, dix kaputt. Compris ?

1ème FEMME - Mais pourquoi ? Pourquoi les malades aussi, et les enfants ?

ALBERTO - Qui sait ? Ils nous emmènent peut-être tous dans un ghetto.

ALDO - Non, Alberto, inutile de se faire des illusions. J’ai parlé hier aux réfugiés de Zagreb : eux, ils savent ce que ça signifie, partir.

 

La lumière disparaît sur la scène, elle éclaire le chœur

 

CHŒUR :

1er HOMME …Ils le savaient bien …

2ème HOMME …Les Allemands étaient entrés à Zagreb deux ans auparavant…

1ère FEMME …Partir signifiait mourir…

3ème HOMME ...Et arriva la nuit du départ…

4ème HOMME ...Et ce fût une nuit telle…

5ème HOMME ...Qu’on sut que des yeux humains n’auraient pas dû y assister et survivre…

2ème FEMME ...Tous l’entendirent :…

6ème HOMME ...Aucun gardien n’eut le courage de venir voir…

1er HOMME ...Ce que font les hommes, quand ils savent qu’ils vont mourir…

2ème HOMME ...Chacun prit congé de la vie de la façon qui lui convenait le mieux…

3ème HOMME ...Quelques-uns priaient…

4ème FEMME ...D’autres burent plus que de raison…

5ème FEMME ...D’autres se saoulèrent une dernière fois d’une horrible passion…

3ème FEMME ...Mais les femmes de Tripoli s’occupèrent de préparer la nourriture pour le voyage…

4ème FEMME ...Et firent la toilette des enfants…

5ème FEMME ...Et les fils de fer barbelé étaient pleins de sous vêtements d’enfants qui séchaient…

 

La lumière éclaire peu à peu la scène. Le camp tout entier dans l’animation tendue qui précède le départ. Sur les fils de fer barbelé, le vent agite le linge des enfants. Les actions décrites par le chœur se déroulent dans un silence absolu.

 

6ème FEMME ...N’en feriez-vous pas autant, vous tous ?...

1ère FEMME ...Si l’on devait vous tuer demain, avec votre enfant…

2ème FEMME ...Vous, vous ne lui donneriez pas à manger, aujourd’hui ?...

3ème FEMME ...Et quand tout fût prêt, alors elles se déchaussèrent…

4ème FEMME ...Elles dénouèrent leurs cheveux…

5ème FEMME ...Elles déposèrent sur le sol les chandelles funèbres, selon la coutume de leurs pères…

6ème FEMME ... Et elles s’assirent à terre pour la lamentation…

1ère FEMME ... Et toute la nuit, elles prièrent et pleurèrent.

 

Dans le haut- parleur, monte la prière du « Kaddish ». Pendant quelques instants crescendo, puis en fond sonore.

 

1er HOMME Nous étions nombreux devant leur porte…

2ème HOMME … Et il descendit dans notre âme…

3ème HOMME ... Nouvelle pour nous…

4ème HOMME ... La douleur antique du peuple qui n’a pas de terre…

5ème HOMME ... La douleur dénuée d’espérance…

6ème HOMME ... De l’exode qui se renouvelle à chaque siècle.

 

Le « Kaddish » s’élève plus fort pendant quelques secondes, puis s’interrompt brusquement, au milieu de la phrase musicale. Un instant d’immobilité en scène, puis, déchirants, dans les haut- parleurs, les ordres des Allemands.

 

1ère VOIX D’ALLEMAND (dans le haut-parleur) - Alle in die Reilhe ! In zwei Gliedern antreten !

2ème VOIX D’ALLEMAND (c.s.) - Vorbereiten für den Appell !

3ème VOIX D’ALLEMAND (traduisant c.s.) - En file par deux, et vite !

 

En scène, avec un certain désordre, les prisonniers se disposent dans l’ordre qui leur a été commandé.

 

6ème HOMME - L’aube nous surprit, comme une trahison.

 

La lumière sur la scène et les voix qui font l’appel commencent à diminuer après les deux premiers noms.

 

3ème VOIX D’ALLEMAND - (dans le haut parleur) - Ancona Ernesto.

1er DEPORTE – Présent !

3ème VOIX D’ALLEMAND – Ascoli Guglielmo.

2ème DEPORTE – Présent !

3ème VOIX D’ALLEMAND – Ascoli Maria.

3ème DEPORTE – Présente !

3ème VOIX D’ALLEMAND – Ascoli Paulo.

ENFANT - Présent !

 

La lumière a disparu, et les voix se sont tues. La scène est dans l’obscurité, seul le chœur est toujours éclairé.

 

CHŒUR :

1er HOMME …Avec l’absurde précision à laquelle nous devrions plus tard nous habituer…

2ème HOMME …Les Allemands firent l’appel…

3ème HOMME ...A la fin:

1ère VOIX D’ALLEMAND (dans le haut parleur) - Appell beendet, Herr Scharführer. Alles in Ordnung.

2ème VOIX D’ALLEMAND (c.s.) - Gut. Wieviel Stück ?

1ère VOIX D’ALLEMAND - (c.s.) - Sechshundert und fünfzig Stück.

4ème HOMME ...Wieviel Stück ? – demanda le sergent…

5ème HOMME ...Et le caporal salua et répondit que tout était en ordre, et que les « pièces » étaient au nombre de 650.

6ème HOMME ...On nous emmena à la gare…

1er HOMME ...Où le train nous attendait.

3ème FEMME …Voici donc, sous nos yeux…

4ème FEMME ...Sous nos pieds…

1er HOMME ...L’un de ces fameux convois allemands…

2ème HOMME ...Ceux qui ne reviennent plus.

5ème FEMME ...Wagons de marchandises, fermés de l’extérieur…

3ème HOMME ...Et dedans des hommes…

6ème FEMME ...Des femmes et des enfants…

4ème HOMME ...Entassés sans pitié…

5ème HOMME ...Comme des balles de marchandise…

1ère FEMME ...En voyage vers le néant…

6ème FEMME ...En voyage à rebours, vers le fond…

 

Une pause.

 

1er HOMME ...A la fin du quatrième jour, le convoi s’arrêta définitivement…

2ème FEMME ...En pleine nuit, au milieu d’une étendue sombre et silencieuse.

2ème HOMME ...Mort, le bruit des roues…

3ème FEMME ...Mort, tout bruit humain…

3ème HOMME ...Nous attendions qu’il se passât quelque chose…

 

Dans le haut-parleur, le fracas des portières du train ouvertes avec violence. Sur un côté de la scène. S’allument des réflecteurs. Les voix des Allemands toujours dans les haut-parleurs, aucune présence sur la scène. Au cours des dialogues, les déportés s’adresseront chacun à un point, provenance hypothétique de la voix, déterminant la position de l’interlocuteur.

 

1ère VOIX D’ALLEMAND – Alle raus, raus, raus-Bewegung! Gepäk mitnehmen. Alle auf ‘n Bahnsteig.

2ème VOIX D’ALLEMAND – Alle ‘raus. In zwei Gliedern antreten.

FLESH (parlant avec un fort accent allemand) – Il dit descendre avec les bagages. Nous devons nous mettre en rangs par deux.

2ème VOIX D’ALLEMAND – Toi, âge combien ?

1er DEPORTE – Quarante ans.

2ème VOIX D’ALLEMAND – Par ici.

3ème VOIX D’ALLEMAND – Toi, âgé combien ?

2ème FEMME - ... Trente-quatre.

3ème VOIX D’ALLEMAND – Fillette.

2ème FEMME - ... Onze.

3ème VOIX D’ALLEMAND – Malade ?

2ème FEMME - ... Qui ?

3ème VOIX D’ALLEMAND – Toi, toi, malade ?

2ème FEMME - ... Oui, malade, très malade.

3ème VOIX D’ALLEMAND – De ce côté.

2ème FEMME - … (étreignant la petite fille) – Rosa !

3ème VOIX D’ALLEMAND – (ironique) – La fillette aussi de ce côté.

2ème VOIX D’ALLEMAND – Toi, âge combien ?

3ème DEPORTE – Cinquante-six ans.

2ème VOIX D’ALLEMAND – Malade ?

3ème DEPORTE – (presque étouffé par la toux) – Oui, malade.

2ème VOIX D’ALLEMAND – Gut. Alors autre côté.

3ème DEPORTE – Mes bagages, je pourrais avoir mes bagages ?

2ème VOIX D’ALLEMAND – Les bagages, après.

1ère VOIX D’ALLEMAND – Toi, par ici !

4ème DEPORTE – C’est ma femme !

1ère VOIX D’ALLEMAND – Ensemble après. Toi, maintenant, pas ici.

2ème VOIX D’ALLEMAND – Toi, de ce côté.

3ème FEMME - ... Je ne peux pas abandonner l’enfant.

2ème VOIX D’ALLEMAND – Bon, Bon. Rester avec l’enfant mais de ce côté.

3ème VOIX D’ALLEMAND – Weiter, Weiter. Los, Los ! Hommes de ce côté, femmes de ce côté, vieux, malades, enfants, d’un autre côté.

 

(les déportés, se saluant confusément, commencent à se séparer. Un garçon et une jeune fille hésitent, s’étreignent).

 

3ème VOIX D’ALLEMAND (violemment) – Schwein, weg von da ! (Ils se séparent) Weiter, weiter ! Los, los ! Femmes par ici.

2ème VOIX D’ALLEMAND – ‘Raus, ‘raus ! vieux et malades par ici !

1ère VOIX D’ALLEMAND – Hommes par ici. Schnell, schnell, aufgehen ! Tempo, tempo!

 

Les déportés se partagent en trois groupes selon les ordres donnés. Une femme entraîne la jeune fille qui hésitait ; celle ci se laisse conduire comme un automate. D’un côté, entre un groupe de prisonniers portant la tenue caractéristique des Häftlinge. Ils font un large détour pour ne pas s’approcher des déportés qui viennent d’arriver ; en groupe de trois, ils vont s’occuper des bagages. Le groupe des hommes valides reste d’un côté, observant les deux autres groupes qui sortent par le fond. La lumière disparaît lentement sur la scène, et éclaire peu à peu le chœur, qui ne comprend plus que des hommes.

 

CHŒUR :

1er HOMME …Ils disparurent ainsi, en un instant…

2ème HOMME ...Par surprise…

3ème HOMME ...Nos femmes…

4ème HOMME ...Nos parents…

5ème HOMME ...Non enfants…

6ème HOMME ...Nous les vîmes, pendant quelques instants, comme une masse sombre, à l’autre extrémité du quai…

1er HOMME ...Puis la nuit les engloutit…

2ème HOMME ...Nous nous regardions, muets…

3ème HOMME ...Tout était silencieux…

4ème HOMME ...Comme dans un aquarium…

5ème HOMME ...Comme dans certaines scènes de rêve…

6ème HOMME ...A nouveau, l’obscurité retentit d’ordres donnés dans une langue étrangère…

1er HOMME ...De ces aboiements barbares des Allemands quand ils commandent…

2ème HOMME ...Qui semblent délivrer une rage vieille de plusieurs siècles…

3ème HOMME ...Sans savoir comment, nous nous retrouvâmes chargés sur un camion…

4ème HOMME ...Le camion partit dans la nuit, à toute vitesse…

5ème HOMME ...Le voyage ne dura qu’une vingtaine de minutes…

6ème HOMME ...Puis le camion s’est arrêté et on a vu une grande porte…

1er HOMME ...Et au-dessus, une inscription vivement illuminée :

 

L’inscription apparaît sur le fond

 

2ème HOMME ...« Arbeit macht frei » …

3ème HOMME ...« Le travail donne la liberté » …

 

L’inscription s’efface.

 

4ème HOMME ...Nous sommes descendus…

5ème HOMME ...On nous a fait entrer dans une pièce vaste et nue…

 

A ce moment la lumière découvre sur la scène le groupe des déportés qui se promènent nerveusement. Dans un coin, un robinet portant un écriteau : « Wassertrinken verboten ».

 

6ème HOMME - ... Très peu chauffée…

 

La lumière commence à disparaître.

 

1er HOMME - ... Il y a quatre jours que nous n’avons pas bu…

2ème HOMME - ... Le léger bruissement de l’eau dans les radiateurs nous rend féroces.

Obscurité sur le chœur.

ALBERTO – Quelle soif ! j’en deviens fou.

1ER DEPORTE – L’eau, il y a de l’eau.

FLESH – Oui, mais c’est interdit de boire.

ALBERTO – C’est impossible, c’est une plaisanterie. Ils le savent bien, que nous mourons de soif.

ALDO – Interdit? Pourquoi interdit ? Je bois quand même. (Il s’approche du robinet et remplit le creux de sa main : il goûte et crache avec dégoût) on dirait de l’eau dans un étang. Elle est pourrie.

1er YIDDISH – Woo zeinen di froien un kinder ?

2ème YIDDISH - Un woss vellen zay tun itzt ?

ALBERTO – Où sont les femmes et les enfants, Aldo ? Qu’est ce qu’ils en ont fait ?

2ème DEPORTE – Ma femme, ma fille ?

3ème DEPORTE – Et mon père ?

ALBERTO – Est-ce que nous les reverrons ?

ALDO – Certainement.

4ème DEPORTE – Mais quand ?

ALDO – Qu’est ce que j’en sais ?

 

Un homme pleure, d’autres appellent leurs parents. D’autres se plaignent de la soif. Il se crée un certain désordre. Bruit de portes ouvertes, sifflement du vent et réaction des déportés qui ont froid et essaient de se protéger de leur mieux.

 

4ème VOIX D’ALLEMAND (Dans le haut-parleur) – Wer kann Deutsch ?

FLESH – Ich kann Deutsch. (A ses compagnons) je comprends l’allemand.

4ème VOIX D’ALLEMAND – Gut. Also sage diesen Herren, Dass es hier keine Judenschule ist. Ubersetze, Herr Rabbiner.

FLESH – L’officier dit que nous devons garder le silence. (Une pause, puis très embarrassé, honteux) Il dit… il dit que ce n’est pas une école de rabbins.

5ème DEPORTE – Demande-lui ce que nous attendons.

6ème DEPORTE – Demande-lui quand on va nous donner à boire.

2ème DEPORTE – Demande-lui où sont nos femmes.

4ème DEPORTE – Demande-lui combien de temps on va rester ici

FLESH (dominant les voix qui se couvrent les unes les autres) – Non ! Je ne veux plus rien demander.

 

Bruit de porte refermée. Le sifflement du vent cesse. Quelques instants de silence général, puis grincement de la porte qui se rouvre, sifflement du vent, et tout de suite la porte est refermée.

 

DOCTEUR  (entrant avec un air circonspect) – En azert jôttem hogy fogadjam Onöket.

FLESH – Wollen sie zu uns sprechen ? Ich kann Deutsh übersetzen.

DOCTEUR – (avec un fort accent hongrois) - Non, merci. Pas d’interprète. Je parle directement en… comment dit-on… votre langage.

1er DEPORTE – De l’eau, de l’eau!

2ème DEPORTE – Donnez-nous à boire.

3ème DEPORTE – Parla italiano?

1er DEPORTE – Nous avons soif.

2ème DEPORTE – Où sont les femmes?

1er DEPORTE – Et les malades?

FLESH – De l’eau, s’il vous plaît.

DOCTEUR - (faisant taire impérieusement les voix) – Silence, silence. Parlez doucement, l’un après l’autre. Je réponds .

ALBERTO –  Où somme-nous ? Dites-nous où nous sommes.

DOCTEUR – A Monowitz, près d’Auschwitz. Haute-Silésie.

4ème DEPORTE – Qu’est-ce que c’est, ici, un camp concentration ?

DOCTEUR – Ici, camp de travail. En allemand : Arbeitslager. Ici, Monowitz-Buna. Tous les prisonniers travaille dans grande usine. Prisonniers peut-être dix mille. Tous travail dans usine de caoutchouc appelée Buna. Aussi, le camp appelé Buna.

ALBERTO – Mais maintenant, pourquoi nous laisse-t-on ici ?

DOCTEUR – Maintenant, vous attendez douche et désinfection. C’est la règle. Avant le réveil, vous douche et désinfection. Aucun permis entrer dans le camp avant d’être désinfecté. Ensuite vous… d’autres vêtements et chaussures… oui, comme les miens.

1er DEPORTE – Pas les nôtres ?

DOCTEUR - Non ! Vous venus d’Italie ?

ALBERTO – Oui, Italiens.

DOCTEUR – Moi, Hongrois. J’ai étudié en Italie.

ALDO – Nous aussi, nous devrons travailler ?

DOCTEUR – Certainement. Ici, tous doit travailler . Certainement, il y a travail et …autre travail. Moi, je travaille comme docteur. Je suis le dentiste du camp.

ALDO – Depuis combien de temps êtes-vous ici ?

DOCTEUR – Quatre ans et demi en Lager. Depuis que Buna ouvert…Moi à Buna ; moi un an et demi à Buna.

ALBERTO – Pourquoi vous… pourquoi es tu ici ?

FLESH – Juif, comme nous ?

DOCTEUR  (avec une profonde simplicité) – Non : moi, criminel.

2ème DEPORTE – Où sont les femmes ?

DOCTEUR (évasif ) – Femmes ? Femmes biens, maintenant. Maintenant, plus de mal pour les femmes.

2ème DEPORTE – Nous pourrons les revoir bientôt ?     

DOCTEUR – Bientôt ? Peut-être.

1ER DEPORTE – Et les vieillards?

3ème DEPORTE – Et les malades ?

DOCTEUR – Moi, je ne sais pas. Ici, beaucoup de chose que nous ne savons pas. Beaucoup de choses à ne jamais demander.

2ème DEPORTE – Tu ne peux pas nous donner d’eau à boire ?

DOCTEUR – L’eau pas bonne. Ne bois pas d’eau. Nous vivons de soupe… la soupe suffit pour notre soif.

2ème DEPORTE – Nous depuis quatre jours, plus rien à boire.

ALDO – S’il te plaît, apporte-nous de l’eau.

DOCTEUR – Je regrette, je ne peux vous donner l’eau. Je suis venue cacher, contre les ordres. Vous pas encore désinfectez. Personne permis vous parler. Moi pas permis. Je suis venue parce que j’aime les Italiens. J’ai étudié en Italie. Je suis venu parce que…comment dit-on… j’ai un peu de cœur.

ALBERTO – Il y a d’autres Italiens dans ce camp ?

DOCTEUR – Peu.. Je ne sais pas combien. Excusez, maintenant je dois aller, vite, vite. Moi dangereux resté. (Il fait signe, le doigt sur le nez, de faire silence, et s’en va rapidement).

 

Bruit de porte ouverte, avec sifflement de vent ; la porte est tout de suite refermée. Petit murmure de malaise des déportés qui commentent ce qu’à dit le docteur. Un peu de piétinements. Quelqu’un se laisse tomber à terre, d’autres se plongent dans leurs pensées, l’un s’assied, la tête dans les mains. Bruit de porte ouverte. Silence et immobilité générale. Sifflement du vent. Porte refermée. Pas cloutés d’un S.S qui s’approche.

 

4ème VOIX D’ALLEMAND (dans haut-parleur) – Ubersetze, Her Rabbiner : Ihr seid jetzt in Auschwitz.

FLESH – Il dit que nous sommes à présent à Auschwitz.

4ème VOIX D’ALLEMAND – Das Motto in Auschwitz ist : « arbeit macht frei ».

FLESH – Il dit que la consigne d’Auschwitz est « Arbeit macht frei », le travail donne la liberté.

4ème VOIX D’ALLEMAND – Ihr sollt in fünf Gliedern mit zwei Metern Abstand von Mann zu Mann antreten.

FLESH – Il dit qu’il faut se mettre en rang par cinq à distance de deux mètres entre chaque homme.

4ème VOIX D’ALLEMAND – Danach zieht sich jeder nackt aus. Wollene Sachen auf die rechte seite. Das andere Zeug auf die Linke.

FLESH – Il dit que nous devons nous déshabiller complètement : les vêtements de laine à droite, tout le reste à gauche.

4ème VOIX D’ALLEMAND – Und selbstverständlich die Schuhe ausziehen…

FLESH – Enlever nos chaussures…

4ème VOIX D’ALLEMAND – Aber passt gut auf, dass sie nicht gestohlen werden.

FLESH (traduisant, très étonné) – mais nous devons faire très attention à ce qu’on ne nous vole pas les chaussures.

 

TOUS (d’une voix soumise, avec la même stupeur) – Qu’on ne nous vole pas ? La 4ème voix d’Allemand émet un petit rire moqueur. Les pas cloutés s’éloignent. Bruit de porte ouverte et refermée. Les déportés, en silence, se disposent à exécuter ce qui leur a été ordonné. La lumière baisse jusqu’à créer une pénombre. Dans cette semi-obscurité, obscurité, entrent quatre Kapos hurlant et insultant les prisonniers en allemand et en polonais. Les prisonniers, perdus, créent à leur tour un grand désordre. Tandis que les Kapos commencent à leur arracher violemment leurs vêtements, sous lesquels apparaissent les tenues de Häftling. Les quatre Kapo, toujours avec la même violence, poussent les prisonniers d’un côté de la scène, leur imposant de se mettre en file indienne. Jusqu’à ce moment, tout doit se passer dans une atmosphère de chaos et d’excitation générale, le plus rapidement possible. Quand tous sont en file indienne, la lumière redevient normale. Dans le silence le plus absolu, les prisonniers défilent un par un devant un fonctionnaire, qui leur prend le bras gauche et exécute à chacun le tatouage. Aldo est au centre de la file, et un peu au-delà, Alberto.  A mesure qu’ils sont tatoués, les prisonniers se dispersent sur la scène, chacun de son côté, essayant de s’éviter, n’ayant pas le courage de regarder. Aldo et Alberto, dans la même attitude que les autres. Tandis que le tatouage continue, la lumière disparaît en scène, et s’allume en même temps sur le chœur.

 

CHŒUR :

1er HOMME ... Nous porterons tant que nous vivrons la marque...

2ème HOMME ... le numéro tatoué sur le bras gauche...

3ème HOMME ... Alors, pour la première fois…

4ème HOMME ... Nous nous sommes aperçus que notre langue manque de paroles pour exprimer cette offense...

1er HOMME ...La destruction d’un homme...

5ème HOMME ...Nous ne sommes plus des hommes, mais des prisonniers...

6ème HOMME ...« Häftlinge »...

1er HOMME …Il n’est pas de condition humaine plus misérable...

2ème HOMME …Elle n’est pas pensable...

3ème HOMME ...Nous avons touché le fond...

4ème HOMME  ...Rien n’est plus nôtre...

5ème HOMME  ...Ils nous ont enlevé nos vêtements...

6ème HOMME ...Nos chaussures...

1er HOMME ...Nos cheveux...

2ème HOMME ...Les petites choses que même un mendiant possède...

3ème HOMME  ...Un mouchoir...

4ème HOMME  ...Une vieille lettre...

5ème HOMME  ...La photo d’un être cher...

6ème HOMME ...Des choses qui font partis de nous...

1er HOMME ...Comme nos membres.

2ème HOMME ...Ils nous ont enlevé jusqu’à notre nom...

3ème HOMME ...Si nous voulons le conserver...

4ème HOMME ...Nous devrons en trouver la force en nous ...

5ème HOMME ...Pour que quelque chose de nous...

6ème HOMME ...De nous tel que nous étions...

5ème HOMME ...Demeure.

 

La lumière s’éteint sur le chœur : le haut-parleur diffuse une musique d’orchestre, Rosamonde. La lumière éclaire lentement la scène où les prisonniers qui viennent d’arriver sont déjà encadrés, en colonnes. D’autres arrivent, également encadrés, d’un pas étrange, dépourvu de naturel comme des fantoches rigides, tout en os ; ils suivent rigoureusement le rythme de la fanfare.

 

1ère VOIX D’ALLEMAND (dans haut-parleur) – Links, zwo, drei, vier, Links ! Abteilung... Hault !

2ème VOIX D’ALLEMAND (dans haut-parleur) – Alle Kommandos... Halt ! (La musique s’arrête. Voix d’Allemands qui comptent rapidement : « Eins, zwie, etc ; d’autres voix : « Stillstand ! », « Block Dreissig 210 Häftlinge, Stärke stimmt », « Aufgehen, aufbleiben ! » etc. Les prisonniers ont été disposés en colonnes et comptés. A la fin de l’opération, dans le haut- parleur) Appel Beendet ! Absperre !

 

Différentes voix répètent, de près et de loin : « Absperre ». Les prisonniers rompent les rangs, mais maintenant, ils ne marchent plus rigides et gourmés comme avant ; ils se traînent, font un effort évident. Quelques réflecteurs illuminent violemment la scène. Murmures confus des prisonniers. Aldo et Alberto vont et viennent, perdus, à la recherche de quelques informations. Ils s’approchent de deux déportés qui discutent : quand Alberto s’apprête à leur adresser la parole, ils lui tournent le dos et s’éloignent.

 

ALBERTO – Il y en a bien un qui pourra nous dire où trouver de l’eau.

ALDO – Bah!

 

Ils s’approchent d’un déporté assis à terre, qui est occupé à se masser la cheville. Le déporté polonais continue, absorbé, sans faire attention à eux.

 

ALBERTO – Nous soif... très soif...

 

Le déporté polonais lève un regard indifférent sur eux interrompant son massage.

 

ALDO (insistant, et s’agenouillant pour lui parler de plus près) – Où est l’eau... Wasser... Water... Acqua ?

DEPORTE POLONAIS (recommençant à se masser) – Nie zrozumialem, i Kpie sobie z tego.

 

Aldo se lève et se dirige d’un autre côté, suivi d’Alberto.

 

ALBERTO – Qu’est ce qu’il a dit ?

ALDO – Je ne sais pas. Il n’a pas envie de répondre.

 

Un petit groupe de déportés a suivi la tentative d’Aldo et Alberto. Ils commentent avec animation, mais à voix basse, en yiddish.

 

DEPORTE YIDDISCH (dans un mauvais français entrecoupé de mots yiddish, appelant Aldo) – Du… dicker Mann...

ALDO (partagé entre le doute l’espoir) – Moi ?

DEPORTE YIDDISCH  Ja… toi.. toi... (il lui fait signe de s’approcher) Kimm’mal aher ! Aldo et Alberto s’approchent.

1er et 2ème YIDDISCH (ils lisent à haute voix en yiddish, l’un sur le bras d’Aldo, l’autre sur celui d’Alberto , les numéros tatoués) – Hindert vierunsebezig finefhindert siebezehn ; vie runverzig.

 

Tous commentent, amusés.

 

1er YIDDISH (à Aldo) – Tu veux très bien travail ?

ALDO (très soupçonneux) – Oui...

1er YIDDISH (poursuivant) – In Kartoffelschälkommando ?

ALDO – Kartoffelschälkommando ?

1er YIDDISH – Ja...Kommando éplucher pomme de terre...

ALDO (montrant Alberto) – Tous les deux ?

1er YIDDISH – Nein... nein... Une seule place. (Montrant un Kapo qui se tient un peu plus loin, de dos) Tu vas à ce Kapo...lui te donne bon travail.

Aldo reste un instant hésitant. Tous l’incitent en yiddish, se faisant comprendre par geste. Aldo, sans enthousiasme, y va.

ALBERTO – Nous très soif, pourquoi ils ne nous donnent pas à boire ?

1er YIDDISH (le regardant, puis avec un ricanement ironique) – Warum ? Hier ist kein warum! Ici, pas de pourquoi.

 

Aldo, arrive près du Kapo qui est au fond de scène, lui dit une phrase incompréhensive. Le Kapo l’insulte en allemand, et le frappe avec violence ; il tombe à terre. Le groupe yiddish se disperse en riant. Alberto s’approche d’Aldo et l’aide à se lever, puis l’entraîne à l’écart, et le fait asseoir par terre, près de lui.

 

SCHLOME  (qui pendant toute la scène est resté assis dans un coin, suivant les événements avec attention, s’approche, et appelle à mi-voix) – Psst... (Aldo tourne la tête avec fatigue. Schlome s’asseyant près d’Aldo) Du bist ein Zujan, ja ? wo kommst du her? Welche Bürger bist du?

ALDO – Je ne comprends pas. Qu’est-ce que tu dis ? (Schlome lui fait savoir par un geste que lui non plus n’a pas compris. Aldo, en mauvais allemand et avec peine) Was Sagst du ?

SCHLOME – Woher du Kommen?

ALDO – Italiener. Ebreo. Jude.

ALBERTO – Il est juif aussi?

ALDO – Du auch jude?

SCHLOME – Ja, ein polnischer. Poïlen. Poïlen.

ALDO (à Alberto) – Il dit qu’il est juif polonais. (A Schlome) Toi, depuis combien de temps ici ? (Schlome fait signe qu’il n’a pas compris) Wie Lange bist du hier ?

La lumière se dissipe tout autour d’eux. A la fin de la scène, leur petit groupe est seul éclairé.

ALBERTO – Demande lui si on va nous donner à boire.

ALDO – Eau. Wasser. Wir kein wasser.

SCHLOME  – Trink nicht kein Wasser, kamische Fabrik.

SCHLOME Drei Johr. Ich bin noch ge. Wen ein Kind, als ich verhaftet wurde.

ALBERTO – Qu’est-ce qu’il dit?

ALDO – Qu’il est ici depuis trois ans. Il était encore enfant quand on l’a arrêté. (A Schlome). Quel est ton travail?

SCHLOME – Was trafail ?

ALDO –  Den Arbeit.

SCHLOME – Ich, Schmiedt.

ALDO – Was?

SCHLOME – Ich Schlosser. Eisen, Faier. Schlugen, mit Hammer... bum... bum... Schlosser.

ALDO – Il dit qu’il est forgeron. (A schlome). Ich Chemiker... Je suis chimiste.

SCHLOME – Chemiker? Git. Hier chemarade.Dos Wosser ist nicht git.

ALDO – Warum?

SCHLOME – Geschwlollen.

ALDO – Geschwlollen?

SCHLOME – Du trinken wosser, du kaputt. Warten bis heute Abend. Heute Abend ist Suppe.

ALBERTO – Qu’est-ce qu’il dit? Pourquoi ne peut-on pas boire l’eau ?

ALDO – Il dit que l’eau est mauvaise. Qu’elle fait gonfler ; il dit qu’on attend ce soir, quand ils donneront la soupe.

SCHLOME – Ich Schlome. Mein Name : Schlome. Du ? wie hisst du ? Und dein Havèr ? Dein Freund ?

ALDO (à Alberto) – Il s’appelle Schlome. Il veut savoir nos noms. (A schlome) Ich Aldo. Er Alberto.

SCHLOME – Alberto. Aldo. Gut. Aldo, Wodeine Mame ?

ALBERTO –  Qu’est-ce qu’il dit ?

ALDO – Il demande où est ma mère. (A Schlome) Meine Mutter ist in Italien.

SCHLOME  (étonné) – A yidin in Italien ?

ALDO –  Ja... cachée... ver... versteckt.

SCHLOME – Oh!... Gut, gut, Aldo!... Mutter versteck! Cachée! (Il étreint timidement Aldo, se lève et s’éloigne dans l’obscurité environnante).

 

Aldo et Alberto le regardent disparaître tandis que la lumière s’éteint lentement.

 

ALEX (hors de scène, dans le noir. En marmonnant, de mauvaise humeur, à peine compréhensible) – Vorige Woche warst du nochzu Hause. Ja ? Hier ist es anders. Los. Komm vor, du Dickbauch. Komm, verstehst du? Oder nicht ? Was bist du, ein Franzose ? (la lumière découvre lentement un coin de l’intérieur d’une baraque, contenant deux assemblages de trois couchettes chacun, disposés longitudinalement, et parallèle l’un à l’autre. Les six couchettes sont occupées, certaines par deux prisonniers la plus haute du groupe de droite est occupée par Adler seul. Alex, entrant en scène, s’adressant à Aldo qui est encore dehors) Na, komm, Rekrut ! (Il fait un signe de la main. Aldo entre et s’arrête. Indiquant la couchette d’Adler) Dort oben ! (Et il sort).

Aldo, qui n’a pas compris, hésite.

 

ADLER (faisant signe à Aldo) – Ein Zugang, Ja ? Komm hier auf.

ALDO –  Comment ?

ADLER  (avec un accent allemand) – Viens ici. C’est ta place.

ALDO (il monte et Adler recule pour lui faire de la place. Aldo se couche. Au bout d’un moment) –  J’ai faim.

ADLER –  Ici, tout le monde toujours faim.

ALDO  – Quand distribueront-ils la soupe ? Demain ?

ADLER – Matin, avant travail.

ALDO   Comment vais-je la manger, sans cuillère ?

ADLER – Acheter, avec pain.

VOIX  (provenant des autres couchettes) - Ruhe ! Ruhe !

ADLER (baissant la voix) – Ils disent pas parler. Temps de dormir. Dormir important.

ALDO  (après une pause) – Quand vont-ils m’envoyer au travail ?

ADLER – Chaque jour. Ausrücken... Einrücken... sortir.. rentrer... travailler... dormir... tombé malade… guérir ou mourir.

ALDO – Et jusqu’à quand?

ADLER – Quand ? Quand pas important. Aujourd’hui mangé un peu. Combien tu manges demain important.

ALDO  (après une autre pause) – Ces chaussures me font mal.

ADLER – Attention chaussures... Mort vient des chaussures... Pieds gonfler... alors malade... hôpital. Hôpital très dangereux.

VOIX  (toujours provenant des autres couchettes) – Ruhe ! Ruhe ! Ruhe !

 

La lumière commence à se dissiper

 

ALDO (d’un ton plus soumis) – Pourquoi hôpital dangereux ?

ADLER (terminant, avec une certaine hésitation) – Nach Hause durch den Kamin. (Il fait un geste vers le ciel...) A la maison par la cheminée.

ALDO (perplexe, comme se parlant à lui-même) – Cheminée ?

 

Obscurité. En sourdine, Rosamonde, mêlé aux pas cadencés des Kommandos qui marchent au travail : effet de vent. Les voix des kapos, certaines proches, d’autres lointaines,, scandent le pas de la façon habituelle : « Links, links, links, Zwo Drei weir links ». D’autres ordres en allemand, indistincts. Sur ces effets sonores, la lumière augmente progressivement, effet d’aube. Il neige. Sur le fond, au centre, une baraque de bois dont l’intérieur est visible, avec un banc, un poêle, le récipient pour la soupe, les gamelles des déportés, et des outils. Sur le mur du fond une fenêtre aux vitres closes. On accède à la baraque par une porte sur un des côtés. Toujours au fond de la scène, mais de côté, soulevé au moyen de coin et de poulies, un gros parallélépipède de métal grisâtre. De l’autre côte, un groupe de poutres en bois, de celles qu’on utilise communément dans la construction des chemins de fer. Près des poutres, quelques rouleaux de fer sur le panorama (en projection) on entrevoit, envahissante, dans l’air froid de la journée d’hiver, la silhouette de la tour à carbure : elle est très haute, son sommet se perd dans le gris du ciel. Entrent en scène, encadrés et conduits par Alex : Resnyck, Jean, Aldo, Elias, Adler, Piotr, 018, Wachsmann, Szanto, Kuhn ; Alex, salue militairement Nogalla qui attendait en scène, et sort.

 

NOGALLA (expliquant, peu à peu, avec des gestes. Les prisonniers, raidis de froid, l’écoutant en silence) – Dieser Behälter muss nach Buna geschafft werden. Hier mit den Schwellen ein Gleis machen, damit er mit Hebeln und Walzen abgeschoben wird. Los, los! Alle Bohlem holem !

 

Les prisonniers, en y mettant le plus de temps possible, s’approchent du tas de poutres, les poussant du pied. Chacun essaie de se mettre avec le compagnon qui lui convient. Aldo s’approche de Flesh.

 

FLESH – Non, Aldo, tu es trop petit.

 

Aldo s’adresse à Piotr.

 

PIOTR – Niet, niet. (Il se met avec Elias).

NOGALLA –  Schnell, schnell ! Alle an die Arbeit!

RESNYCK (s’approchant d’Aldo) – viens avec moi.

 

Jean avec Adler, Szanto avec 018, Flesch avec Wachsmann, Elias avec Piotr, Aldo avec Resnyck commencent le transport des poutres, les posant à terre devant le récipient de métal, dans la disposition indiquée auparavant par Nogalla. Chaque couple, en hissant la poutre sur ses épaules et en la posant à terre, scande rythmiquement le tempo. Les poutres sont portées par un sur l’épaule droite, et par l’autre sur l’épaule gauche, pour que le poids soit équilibré. A mesure qu’ils posent les poutres, devant le réservoir, ils perdent le plus de temps possible, sous prétexte de corriger la disposition, afin qu’elles soient placées très exactement : ils se remettent en marche vers le tas, toujours talonnés par Nogalla qui crie ses habituels : « Los, los, schnell, schnell » etc...

 

JEAN (arrivant près du réservoir avec Adler) – Attend... (Ils déchargent en cadence) J’en ai assez...

 

Adler, haletant, hésite en posant la poutre par terre. Quand Nogalla, intervient, tous les deux repartent. 018, avec un grondement, décharge violemment la poutre et retourne immédiatement vers le tas. Szanto à juste le temps de s’écarter pour éviter d’être frappé par la chute de la poutre. Il ne dit rien et repart aussitôt. Elias arrive avec Piort, ils déchargent en rythmant leurs efforts, posent la poutre par terre avec difficultés.

 

NOGALLA – Schnell, schnell...

Elias et Piotr repartent. Imprécation en russe de Piotr. Wachsmann arrive avec Flesch, ils s’indiquent le rythme, déchargent et corrigent la position de la poutre à terre.

 

ELIAS (près du tas de poutres, discute avec 018) – Ote-toi de là.

NOGALLA (accourt et les rappellent à l’ordre) – Was ist hier los ? Ordnung ! Bewegung ! Flesh repart avec Wachsmann. Aldo arrive avec Resnyck. Ils déchargent en mesure. Aldo reste quelques instants immobiles, reprend haleine, anéanti par l’effort.

RESNYCK (après avoir installé la poutre déchargée, pose sa main sur l’épaule d’Aldo) – Allons-y...

ALDO (la respiration courte) – Je n’en peux plus...

RESNYCK – Courage, tache d’éviter les coups, allons... Aldo, se traînant avec peine, repart. Chaque couple dans l’ordre précédent, répète le voyage et l’installation des poutres, de sorte que le rail est formé devant le réservoir, transversalement d’un côté à l’autre de la scène.

 

NOGALLA (à Elias et 018) – Ihr da, bringt mal ein paar Walzen her ; alle andern in die Barakke und Hebel holen. (Les prisonniers exécutent ave la plus grande lenteur. A Aldo, Flesch et Jean, en les plaçant avec les leviers d’un côté du réservoir). Du hier, du hier und du hierher.

(à Wachsmann, Adler et Resnyck, en les plaçant de l’autre côté). Du hier, du hier und du hierher. (A Szanto et Piotr, leur indiquant le côté postérieur du réservoir). Ihr bieden hinten ran. (à Elias et à 018) Nehmt mal eine Walze und schiebt sie runter.

 

Elias et 018 prennent le rouleau et le posent sur les poutres, devant le réservoir, de la façon que celui-ci, quand on le pousse, puisse glisser dessus.

 

ALDO (indiquant la tour à carbure que l’on voit de le fond) – Qu’est-ce que c’est que çà ?

WACHSMANN – Tour, Babel...

ALDO –  Quoi ?

NOGALLA – Jetzt los mit den Hebeln und ihr zwie haltet die Walze fest. (Donnant le rythme). Hau ruck ! (Le réservoir commence à glisser en avant). Hau ruck ! (Le réservoir glisse encore). Die andere Walze. Elias et 018 s’éxecutent.

WACHSMANN  (à Aldo) – Babel, babel- turn...

JEAN – As-tu compris à Aldo ?

FLESH – Wachsmann est un poète. C’est la tour à carbure, mais pour lui, c’est la tour de Babel...

NOGALLA – Ruhe, ruhe ! Weitermachen ! Hau ruck ! (018 glisse, interrompant le rythme du travail).

NOGALLA  (Le soulevant brutalement) – Verdammter Idiot, muss du gleich umfallen ! (puis il passe derrière le réservoir) Bring die Walzen nach vorn ! Elias et 018 s’exécutent.

WACHSMANN  (excité, presque prophétique) – Ja, ja… Tour de Babel.

NOGALLA – Hau ruck ! Hau ruck ! Hau ruck ! (Le réservoir continue à glisser) Walze nach vorne ! Elias et 018 s’exécutent encore.

WACHSMANN  (indiquant la tour) – Cette... blasphème de pierre... Cette offense de Dieu.

NOGALLA – Hau ruck ! Hau ruck ! (le réservoir glisse encore) Die Walzen ! Elias et 018 s’exécutent.

WACHSMANN (profitant de la nouvelle courte interruption) – celle-là aussi... (montrant encore la tour ) comme l’autre, kaputt !

NOGALLA – Hau ruck ! Hau ruck ! Hau ruck ! (Adler glisse. Nogalla, en jurant, le frappe de son bâton. Alder se remet sur pied. Nogalla, revenu derrière le réservoir) Hau ruck ! Hau ruck !

 

JEAN – C’est vrai... c’est la tour de Babel, bâtie avec la souffrance des esclaves... et sur la confusion des langages...

 

Resnyck et Adler acquiescent, d’un mouvement affirmatif de la tête. Elias les regarde avec commisération.

 

NOGALLA – Walze !

 

Elias et 018, vont, comme les fois précédentes, prendre le rouleau qui s’est dégagé du parcours et le portent devant le réservoir.

 

ELIAS (tandis qu’ils disposent le rouleaux sur les poutres) – Babel ? (riant) Vos otros todos locos... (il se frappe le front, pour montrer que les autres sont fous) Eso es la torre de la locura !

NOGALLA – Ruhe! Ruhe! An die Arbeit!! Hau ruck ! Hau ruck !

 

Le réservoir est presque arrivé au bout de la scène.

 

ELIAS – Quando se come aqui? Eso es muy importante !

NOGALLA – Hau ruck ! Hau ruck ! Walze! (Elias et 018 transportent à nouveau le rouleau) Hau ruck ! Hau ruck ! (Le réservoir est maintenant presque complètement hors de scène) Hau ruck ! (Dans un haut-parleur, le sifflement de la sirène qui annonce midi. Szanto et Piotr, les deux seuls qui soient encore en scène, occupés à pousser le réservoir par derrière, abandonnent immédiatement le travail, laissant tomber les leviers qu’ils ont à la main. Les autres rentrent aussi. Nogalla, montrant Jean et Elias) Los, zwei Mann, essenholen. Dun und du.

 

Jean et Elias prennent, à l’intérieur de la baraque, la marmite de soupe, la portent dehors et la pose à terre, devant la porte de la baraque. En même temps, les prisonniers se sont dépêchés de récupérer dans la baraque leur gamelle, dans la confusion, les bourrades, les cris. Tous se mettent en file, chacun essayant de se placer à la fin. Aldo reste le premier et 018 le second. Jean et Elias, quand ils ont déposé la marmite, prennent les dernières places : Elias l’avant dernier et Jean le dernier, avec deux gamelles à la main : l’une de taille normale, la sienne, et l’autre plus grande, celle de Nogalla.

 

RESNYCK  (tirant Aldo par le bras et le plaçant devant lui, pour laisser 018 le premier) – Ne te place jamais le premier. Tu ne sais pas encore ? La soupe, il ne la remue jamais, parce que le fond, le plus épais, c’est pour lui. Les premiers n’ont que de l’eau.

NOGALLA (commençant la distribution) – Essen empfangen, los ! Na, mal langsam, langsam, ihr Dreckschweine! Wollt ihr ja alles umkippen? Ordnung!

A mesure que les prisonniers ont reçu leur ration, ils entrent dans la baraque. Enfin, Jean tend les deux gamelles : la première remplie est la sienne, l’autre, la plus grosse, est celle de Nogalla, et il la lui donne. Nogalla, sa gamelle à la main, sort de la scène, disparaissant derrière la baraque. Les prisonniers, assis sur le banc près du poêle, mangent avidement, évitant de perdre la moindre parcelle de nourriture. Ils s’attardent à racler méticuleusement le fond de leur gamelle, avec leur cuillère. 018, Aldo, Szanto, Piotr, terminent les premiers. Piotr tire de sa poche une boîte de sardines, et un morceau de papier journal, et avec des gestes attentifs et délicats, roule une cigarette qu’il allume au poêle, en se servant d’une brindille. 018, Aldo, Kuhn et Szanto s’endorment, vacillant d’avant en arrière. Les autres ont également fini de manger ; Jean, se déplaçant sur la pointe des pieds, évitant de faire du bruit, passe ramasser toutes les gamelles qu’il replace dans un coin de la baraque, puis revient s’asseoir et s’endort lui aussi, comme tous les autres. Pendant quelques secondes, commentaire musical – le thème de Rosamonde déformé, des accords faux qui se mêlent au sifflement du vent. Parmi les prisonniers, l’un ronfle, un ou deux claquent des mâchoires comme s’ils rêvaient de manger. Adler gémit. Le commentaire musical reparaît ; puis, au lointain, dans le haut-parleur, la voix de Nogalla,

 

VOIX DE NOGALLA (s’approchant progressivement, toujours sur un ton très discret, mais obsédant).

Es wird gleich Ein Uhr sien... Es wird gleich Ein Uhr sien... Es wird gleich Ein Uhr sien... Es wird gleich Ein Uhr sien... Es wird gleich Ein Uhr sien... Es wird...

Quelques coups frappés résolument contre le mur du fond de la baraque interrompent nettement l’effet de voix et de musique dans le haut-parleur. Par le carreau de la fenêtre de la paroi du fond, apparaît le visage de Nogalla qui montre son bracelet-montre.

NOGALLA – Ein Uhr. An die Ardeit. Alle heraus... (tous se réveillent, se lèvent de mauvais gré, s’étirent. Sifflement du vent. En sortant de la baraque, les prisonniers, relevant le col de leur veste et frissonnant, cherchent à se protéger du froid du mieux qu’ils peuvent. Nogalla, qui les attend dehors, d’une voix soumise, presque pitoyable) Alle « raus...alle » raus...

 

ADLER (resté le denier dans la baraque) – Même un chien, on ne le mettrait pas dehors... (Il sort aussi).

NOGALLA (montrant les poutres qui sont restées à terre et ont formé le tronçon de rail sur lequel, auparavant. Glissait le réservoir) – Die Schwellen vor den Behälter. Los schnell, Keine Zeit verlieren. Alle Bohlen holen. (Les couples se reforment comme avant. Remarquant Aldo avec Resnyck ) mit dem. (Il montre Szanto qui est grand lui aussi, et qui se met maintenant avec Resnyck) Und du bist Klein (montrant Aldo) mit dem (indiquant 018 qui se met maintenant avec Aldo).

 

Astucieusement, Jean et Adler, Flesh et Wachmann, changent les poutres les plus proches du réservoir, qui nécessitent un transport plus rapide, et s’en vont. Nogalla sort de scène pour aller contrôler le transport. Szanto et Resnyck changent la poutre suivante et s’en vont. Piotr et Elias vont changer la poutre suivante. 018 et Aldo doivent prendre l’autre, qui est plus loin. Elias s’arrête brusquement et regarde fixement comme un chien qui pointe sa proie, en direction du tas de poutres. Une violente discussion naît entre Elias et Piotr, accompagné de gestes furtifs, car ils ne veulent pas se faire remarquer. Piotr essaye de retenir Elias, lui faisant comprendre que les autres peuvent s’en apercevoir. Elias, d’un geste impatient, tire du tas un sac de ciment vide, le secoue.

 

De la couture de son pantalon, il sort un couteau, caché le long de son mollet. Il pratique rapidement des trous dans le sac : un au centre du fond pour la tête, et deux sur les côtés pour les bras. Il retire sa veste, sous laquelle il porte une chemise en lambeaux ; en frissonnant il enfile le sac, qu’il rentre dans son pantalon, puis remet sa veste. Le tout avec des gestes très vifs, presque simiesques, et le plus rapidement possible. Dès que l’opération est terminée il retourne près de Piotr qui, pendant ce temps, à continué à jurer de façon incompressible. Il chargent la poutre. Le volume du sac est bien visible sous la veste. Aldo et 018 en profitent pour ralentir le travail, en l’absence de Nogalla. Ils chargent eux aussi la poutre. Nogalla, revenant en scène, remarque avec suspicion l’étrange silhouette d’Elias. Il s’approche de lui et, lui tâtant une épaule, s’aperçoit de la présence du sac ; il ouvre sa veste et déchire le papier, puis, du geste allemand classique, le menace) Was hast du gemacht, du verfluchter Bandit ? Ein Sack hast du gestohlen, ja ? (Furieux, il donne un coup de pied à Elias, puis, s’adressant à tous) Alle Banditen hier ! Wegen euch soll ich mir Scherereien machem, ihr Arschlöcher! (Il trouve Aldo devant lui , qui arrive, portant sa poutre avec 018. Il le frappe de son poing à l’estomac. Aldo perd l’équilibre et la poutre tombe, le blessant au pied. 018 reste debout, d’un air absent. Aldo tombe, serrant son pied blessé. Nogalla, de plus en plus furieux, invective Aldo). Verdammter Idiot, du blöde Sau du ! (voyant 018 immobile, il le frappe et l’insulte ) Was schaust du so dumm an ! (018 reste impassible , tandis que Nogalla le giffle. Nogalla, sortant de scène, toujours furibond) Ihr Schweinehunde ! Ihr verfluchte Trottel… 018, toujours impassible, porte la main à son nez pour étancher le sang, puis regarde avec indifférence sa main ensanglantée. Aldo, toujours à terre, tient serré dans ses mains son pied douloureux. La lumière baisse puis disparaît. Puis elle découvre, au fond de la scène, une baraque dont l’intérieur est visible. On y accède par une porte latérale gardée par un Häftling dans une guérite. Il fait retirer leurs chaussures aux malades, qui ne peuvent entrer que déchaussés. Le Häftling portier, au moment du dépôt de chaussures, remet un ticket. Devant la porte, une longue file indienne de malades ; quelques-uns ont des bandes à demi-déroulées qui leur pendent des jambes. A mesure que leur tour d’entrer approche, les malades s’efforcent de détacher les liens de fortune et les fils de fer qui tiennent leurs chaussures attachées, en gardant leur équilibre du mieux qu’ils peuvent. Pas trop tôt, pour ne pas rester pieds nus dans la boue, pas trop tard, pour ne pas perdre leur tour. Tous portent leur gamelle, et ils retirent à mesure tous les objets qu’ils portent, ainsi que leur béret, avant d’entrer dans la baraque. A l’intérieur, la queue continue. Les malades se déshabillent progressivement, pour arriver torse nu devant le banc qui se trouve au milieu. Là, ils s’assoient, au coude à coude. Quand ils sont arrivés au banc, un infirmier leur tend un thermomètre. Tous tiennent le petit tas de leurs misérables objets personnels. Au bout du banc, se tient le médecin, qui passe debout et très sommairement la visite des malades. Après la visite, les malades sont envoyés dans trois directions différentes : quelques-uns sortent par le fond, d’autres de côté. Et d’autres encore en coulisse, très en avant vers la fosse, où se trouve deux infirmiers Polonais qui fument et bavardent de façon incompréhensible. Aldo est maintenant près du banc.

 

INFIRMIER – Eh, toi, pourquoi encore habillé ?

 

Aldo gêné par ce qu’il tient à la main, enlève sa veste, retire une chemise en lambeaux qui tombe et lui est immédiatement dérobée par un bras qui se tend entre les jambes des malades en file. Il retire un autre haillon qui joue le rôle de pull-over, et reste torse nu, gagne le banc et reçoit des mains de l’infirmier un thermomètre. A son tour, il se lève pour se soumettre à la visite.

 

DOCTEUR (à Aldo) – Mach auf... (Aldo ouvre la bouche) Die zunge ausziehen. Aldo, qui ne comprend pas, regarde le docteur, interdit. Le docteur, avec une grimace, tire la langue, pour faire comprendre à Aldo se qu’il doit faire.

ALDO (s’exécute et tire la langue, puis, montrant son pied blessé) – Mais moi... mal ici.

DOCTEUR (baissant une main, comme pour dire : « pas d’importance », lui frappe le thorax et l’ausculte sommairement, avec son stéthoscope) – Gut. (Il le fait s’asseoir à nouveau sur le banc, au milieu des protestations des autres malades qui sont contraints à se serrer pour lui faire place. Il lui palpe le pied malade. Aldo sursaute et gémit de douleur) Gut. Aufgenommen. Block 23. (Il montre à Aldo la direction de la fosse, où sont les Polonais). Aldo, boitant, s’avance. La lumière suit le mouvement d’Aldo, se resserre sur lui et sur les Polonais. Le reste de la scène reste complètement dans l’obscurité, pour le changement de scène.

ALDO (s’adressant timidement aux Polonais qui continuent à discuter en fumant) – Bitte sehr... (Le premier Polonais le regarde un instant, puis continue à parler avec son compagnon) S’il vous plaît... (Le second Polonais le regarde pendant un instant, puis poursuit sa conversation) per favor ... (Voyant que les deux hommes l’ignorent, il touche timidement le bras de l’un deux) Du Pole, ich aufgenommen... Was heisst das ? Qu’est-ce que ça veux dire? Où est-ce que je vais ? Qu’est-ce que je dois faire ?

PREMIER POLONAIS (riant, amusé) – Jemu sie zdaje, ze on jest u siedie w domu. Skad on jest wlasciwie ?

2ème POLONAIS – Zyd, sudno powiedzièc.

1er POLONAIS (prenant le bras d’Aldo et lisant le numéro) – Sto siedemzicsiat cztery tyziace piecsèt siedemnasty.

2ème POLONAIS (lisant lui aussi le numéro) – Tutaj jest chyba odniedawna-za tlusty jak na wieznia. Popatrz no jaki ma numer.

ALDO (aux deux hommes qui rient, amusés) – Qu’est-ce que vous dites ? Was ? Ich verstehe nicht. Je ne comprends pas.

2ème POLONAIS  – Toi Italien, hein ?

ALDO –  Oui, Italien. Mais où dois-je aller ? Où est le blok 23 ?

1er POLONAIS (riant, à Aldo) – Toi trop pressé entrer à hôpital.

2ème POLONAIS (il se baisse et découvre une jambe d’Aldo, soulevant le pantalon. Il palpe attentivement la jambe, puis riant et parlant avec effort) – Du, Jude, Kaputt ! Du Schnell Krematorium fertig.

1er POLONAIS  (regardant Aldo avec pitié) – Toi, Juif, Kaputt ! Toi vite crématoire, fini ! (Il sort de scène en riant)

2ème POLONAIS (à Aldo) – Viens.

 

Tandis qu’il accompagne Aldo vers le fond, la scène s’illumine tout entière. Au fond, deux étages de trois couchettes chacun. A droite, la couchette centrale est vide. A gauche, la couchette centrale est occupée par Schmulek et Walter. Au dessus de Schmulek, seul dans sa couchette, Henri. Les autres couchettes sont toutes occupées par deux malades. Le 2ème Polonais indique la couchette vide à Aldo, et lui donne sa chemise, puis lui ôte des mains le petit paquet de ses affaires, malgré les faibles efforts d’Aldo pour le garder. Ceci fait, il sort de scène. Ricanements des malades, qui se penchent, intrigués, pour regarder Aldo. Quelqu’un tousse. Aldo, dans l’espace compris entre deux couchettes, enfile sa chemise.

 

HENRI   Wo Kommst du her ? (Aldo le regarde sans répondre) D’où viens-tu ?

ALDO   Je suis Italien.

WALTER (avec un fort accent Allemand) – Italien!... (secouant la tête en signe de désapprobation) Oooooh ! (Il fait claquer sa langue).

HENRI – Toi Italien, tu ne le savais pas, que quand on entre ici, il faut tout vendre pour du pain ? Au moins, le pain, tu peux le manger.

ALDO –  Non, je ne savais pas...

HENRI  (d’un air usé) – Malheur !... (soulignant) si tu en sors... tu devras tout racheter.

ALDO –  Si j’en sors? Mais je suis seulement blessé au pied.

HENRI  (ambigu, d’un air de supériorité ) – On sait jamais... Non si sa mai.

WALTER   Ach!... Grave sottise, se faire tout prendre.

SCHENK – Italien. Alle dasselbe! Zwei linke Hände. (Il porte ses deux mains verticalement devant sa figure. Aldo regarde, perplexe, sans comprendre, et se retourne vers Walter, d’un air interrogateur).

WALTER – Il dit : « Zwei linke Hände », deux mains gauches...

HENRI (prenant la parole) – On appelle comme ça ceux de ton espèce. Ils reçoivent toujours des coups, et se font tout voler. (continuant d’un ton plus amical et confidentiel) Apprends à vivre, l’Italien. Si nous nous entendons bien... Qui sait !...

SCHENK  (qui se tient au-dessus d’Aldo) – Ruhe Jetzt. Der Rhapsode Kommt ! Tous se tasent.

ALDO  (inquiet, à Walter, à voix basse) – Qu’est-ce qu’il y a ? On vient ?

WALTER (d’un ton soumis) – N’aie pas peur. C’est le... (cherchant le terme italien) ...troubadour, cantastorie. Il vient en cachette... Un ami. Il vient tous les soirs.

 

Le chanteur ambulant entre prudemment, sa gamelle pendu derrière son dos, comme d’habitude. Tous lui font des signes affectueux de la main, accompagnés de légers murmures. Le chanteur, ayant détaché sa gamelle, la tend comme une sébille aux malades. Walter tire de sa paillasse la moitié d’un pain et en coupe avec grand soin une tranche très mince, qu’il dépose dans la gamelle. Le malade qui occupe la place au-dessous de Walter fait signe qu’il n’a rien. Henri, avec des airs de grand seigneur, extrait de sa poche de sa chemise une cigarette, et la lui donne. Aldo, n’ayant rien à donner, reste interdit. Le malade sous Aldo tire une aiguillée de fil d’une bobine rudimentaire, enroulé autour d’un morceau de papier et la tend au chanteur. Le malade au-dessus d’Aldo tend un morceau de pain.

 

CHANTEUR  (fait un signe très digne de remerciement, de la tête, à tous, et pose sa gamelle par terre ; il s’assied sur la couchette la plus basse, et d’une voix très étouffée, commence à chanter ; les assistants écoutent en silence. Deux ou trois fois, l’un ou l’autre s’unit au chant, mais on les fait taire avec impatience, et ils obéissent).

Wohin auch das Auge blicket,

Moor und Heide nur ringsum.

Vogelsagn uns nicht erquicket,

Eichen stehen kahl und Krumm.

Wir sind die Moorsoldaten

Und Ziehen mit den Spaten ins Moor...

Morgens ziehen die Kolonnen

Durch das Moor zur Arbeit hin,

Graben bei dem Brand der Sonnen,

doch zur Heimat steht der Sinn.

Wir sind… (etc...)

Auf und nieder geh’n die Posten,

Keiner, keiner, kann hindurch,

Flucht wird nur das Leben Kosten,

Vierfach ist umzäunt die Burg.

Wir sind... (etc…) Doch für uns gibt es Kein Klagen,

Ewig Kann’s nicht Winter sein.

Einmal werden froh wir sagen :

Heimat, du bist wieder mein !

Wir sind… (etc..)

 

Sur la dernière strophe, la lumière baisse brusquement jusqu’à disparaître. Lumière progressive sur le chœur.

 

CHOEUR :

1er HOMME …Quand on travail, on souffre :

2ème HOMME  …On n’a pas le temps de penser.

3ème HOMME   …Mais ici le temps est pour nous :

4ème HOMME  …Nous pouvons rentrer en nous-mêmes et méditer.

5ème HOMME  …Nous ne reviendrons pas.

6ème HOMME  …Personne ne doit sortir d’ici...

1er HOMME   ...Qui pourrait porter au monde,

2ème HOMME   ...En même temps que le signe imprimé dans sa chair...

3ème HOMME   ...La triste nouvelle...

4ème HOMME   ...De ce que l’âme de l’homme,

5ème HOMME   ...A pu faire de l’homme. Silence.

6ème HOMME   …Quand on travaille, on souffre :

1er HOMME …On n’a pas le temps de penser.

2ème HOMME …Nos maisons sont moins qu’un souvenir. 

3ème HOMME …Mais ici, loin des jurons et des coups,

4ème HOMME ...Nous nous apercevons avec stupeur que nous n’avons rien oublié,

5ème HOMME   ...Et nous parlons, nous parlons...

6ème HOMME   ...La baraque de l’hôpital, bondée d’une humanité souffrante...

1er HOMME – Est pleine de souvenirs, et d’une autre souffrante.

2ème HOMME – Chaque souvenir évoqué surgit devant nous...

3ème HOMME – Douloureusement net.

4ème HOMME – Les souvenirs du monde extérieur peuple nos veillées...

5ème HOMME – Et notre sommeil...

 

A partir de « chaque souvenir évoqué », la lumière commence à baisser très lentement jusqu’à disparaître, tandis que renaît le thème musical du rêve. La lumière découvre lentement, derrière un voile transparent, une table préparée. Au centre, devant le public, est assise la mère, à sa droite le père, à sa gauche la sœur d’environ vingt ans. Tous les trois mangent. La table en noyer ovale, les serviettes, les chaises, montrent une certaine aisance, et du raffinement.

 

ALDO  (Il apparaît dans sa tenue de Häftling sur le noir du fond, et avance lentement, comme s’il devait vaincre une résistance, avec une visible fatigue physique. Arrivé près de la table, il a un élan, comme s’il voulait étreindre sa mère, mais quelque chose le retient, l’empêche d’achever son geste, et il reste fixé dans cette position. Toujours avec un effort évident, il commence à parler, et après ces gestes, on comprend qu’il parle de lui et de son état actuel : naturellement. Il n’émet aucun son, et les répliques qui suivent servent uniquement d’indication à l’acteur) Je suis revenu, vous ne me reconnaissez pas ? J’ai donc tellement changé ? (Les montrant) Oui, ce sont les vêtements du camp : voilà les cheveux rasés, voilà le tatouage. Mais c’est moi ! Aldo ! (voyant qu’ils ne réagissent pas, il reprend du début. Les trois personnages continuent à manger, échangeant de temps en temps un regard. Il est évident qu’ils ne le voient pas, et ne l’entendent pas ; Aldo se trouve entre sa mère et sa sœur, et il faut noter que les deux femmes se regardent à travers son corps, comme si Aldo était transparent. Toute la scène se déroule dans le silence le plus absolu. Ni les couverts, ni les paroles d’Aldo ne produisent le moindre son. L’emploi des lumières contribue à créer une atmosphère d’irréalité et de rêve. S’adressant à eux avec un effort visible pour se faire comprendre, presque hurlant : Mais c’est moi, Aldo !... Maman… Papa... Toi, Anna... Tendant les bras vers sa sœur, mais ne parvenant pas à terminer son geste) Toi non plus, tu ne me reconnais pas ?

 

Sa sœur le voit, ne montre aucun intérêt particulier, se lève et sort, disparaissant dans l’obscurité environnante. On comprend au mouvement des lèvres qu’Aldo s’efforce de plus en plus de se faire entendre, jusqu’à hurler, tandis que son visage exprime peu à peu une souffrance de plus en plus vive, vu l’impossibilité qu’il a de communiquer. La lumière s’éteint progressivement sur les deux personnages qui semblent se fondre dans le noir. Le thème musical renaît, croissant. La lumière s’est concentrée sur le visage d’Aldo, puis disparaît totalement, tandis que la musique cesse. Rosamonde, de plus en plus fort. La lumière reparaît peu à peu, tandis que Rosamonde diminue d’intensité, puis cesse.

 

VOIX D’ALLEMAND (dans un haut-parleur. Ton non pas martial, mais presque humble) – Aufstehen... Aufstehen... Aufstehen... Quelques quintes de toux, quelques bâillements. Henri, qui est seul dans sa couchette, s’assoit, Aldo s’assoit et se frotte les yeux. Effet général d’actions du réveil. 

WALTER  (à Aldo) – Oh, l’Italien... (Aldo reste absorbé, sans répondre). Tu dors encore ?

ALDO  (toujours absorbé) – Non.

WALTER –  Qu’est que tu as ?

ALDO – J’ai rêvé... j’étais à la maison... habillé comme ça... Je parlais, je parlais...

WALTER (l’interrompant et continuant) – ... Et personne ne t’endentait : on te laisse seul.

ALDO – Comment le sais-tu ?

WALTER – Ne t’étonne pas, l’Italien. C’est ce que je rêve aussi ; c’est le rêve de tout le monde, ici. Tu le feras encore souvent ; peut-être toutes les nuits. Raconter et ne pas être écouté, retrouver la liberté et rester seul. (Deux infirmiers entrent, portant aux deux extrémités un banc sur lequel sont disposées par ordre les rations de pain pour les malades, avec sur chacune un petit dé de margarine. Ils posent le banc au centre de la scène, entre les deux étages de couchettes. Les malades, se penchant, tendent la main. Les infirmiers, l’un d’un côté et l’autre de l’autre, procèdent à la distribution. Puis reprennent le banc et sortent de scène, pour continuer ailleurs. Walter, avec le manche de sa cuiller, coupe sa ration de pain avec l’attention particulière qu’on apporte toujours à l’opération, et y étale soigneusement la margarine. Aldo regarde Walter, perplexe ; il tourne le pain entre ses mains, ne sachant pas comment le couper). Tu n’as pas de couteau, hein ? (Ayant terminé sa préparation, il tend sa cuiller à Aldo). Coupe avec le mien. (Aldo prend la cuiller et s’exécute maladroitement). Tu la veux ? je te la vends : une demi-ration de pain. (Aldo hésite, puis secoue la tête négativement) Comme tu veux. Oui, dehors, ça coûte moins cher. (En mangeant, il tend un pied et regarde sa cheville bandée).

 

ALDO  (lui rendant la cuiller) – Quelle maladie as-tu, Walter ?

WALTER – Körperschwäche. (Cherchant l’équivalent en français) Affaiblissement général. C’est très dangereux d’entrer à l’hôpital avec cette maladie : On ne peut ni la soigner, ni la cacher. Je ne voulais pas être hospitalisé, j’ai tenu le plus que j’ai pu. Mais regarde comme mes pieds sont gonflés ! (les montrant) Je ne pouvais plus marcher au travail.

 

ALDO – Je ne comprends pas. Mais on ne soigne pas les maladies, ici ? Qu’est-ce que c’est que ces dangers dont tout le monde parle ? Et pourquoi, si je pose des questions, est-ce que tous me regardent et changent de sujet ? (Walter baisse les yeux et ne répond pas. Aldo, hésitant) C’est vrai, ce qu’on entend dire, les sélections, les chambres à gaz, le crématoire ?

 

SCHMULEK  (qui, après la distribution du pain, s’étais assoupi, se réveille en sursaut, s’assoie. D’une voix triste) – Krematorium ? Wus is geshen ? Wus Kennst du nit losen a mentsch schlufen b’scholem, as er schluft schoin?

 

WALTER – Der Italeyner hier, er waist nit wegen die Selekzies, die Krematories, der Koimne.

SCHMULEK (avec une ironie triste) – Gur azoi ! Der Italeyner gloibt nit in die Selekzies ! Nu gaj, wais mir dein Zifer.

WALTER – Il veut t’expliquer : il demande que tu lui fasses voir ton numéro. Aldo tend son bras tatoué que Schmulek contrôle.

SCHMULEK – Hundert fir un zibzig, finf hundert zibz’n. Di zifern hot men ongefangen mit     achtz’n monet zurick : un zay passen nur far di Auchwitz laggern.

WALTER – Tu es le numéro cent soixante-quatorze mille cinq-cent dix-sept ; cette numération a commencé à zéro il y a dix-huit mois, et ne vaut que pour les camps d’Auchwitz.

SCHMULEK – Es seinen do zehn toisent itzt in Buna-Monowitz...

WALTER – Pour l’instant, à Buna-Monowitz, nous sommes dix- mille...

SCHMULEK – In Auchwitz un Birkenau efscher dreissik toisent sachhak’l...

WALTER – A Auchwitz Birkenau, peut être trente-mille en tout.

SCHMULEK (presque brutalement ) – Wo sind die andere ?

WALTER – Où sont allés les autres ? Où sont les cent trente ou les cent quarante mille autres ?

ALDO (hésitant ) – Ils ne peuvent pas les avoir transférés dans d’autres camps ?

SCHMULEK – Er will nix verstehen.

WALTER – Il dit... que tu ne veux pas comprendre.

VOIX D’ALLEMAND (Dans le haut-parleur) – Achtung !

 

Silence et immobilité générale. Dans le haut-parleur, les pas cloutés s’approchent. Bruit de porte ouverte violemment. En projection, sur la toile de fond, la silhouette d’un SS.

 

WALTER  (La voix brisée de terreur) – Regarde, l’italien, regarde !

DOCTEUR  (hors de scène. Voix servile, obséquieuse) – Noch drei Nummer in dieser Reihe. Sehen Sie, Her, Her Blockführer... Schwere Fälle...

WALTER (Toujours terrorisé, dans un souffle) – Ils choisissent... dans peu de temps, c’est notre tour.

 

Le docteur entre, suivi d’un infirmier, et se dirige vers les couchettes, s’arrêtant près du premier étage. Pendant toute la scène, il parle en tournant toujours le dos au public, de façon que l’on ne voie pas dans quelle direction il regarde, en répondant à la voix du SS.

 

SS (La silhouette projetée sur la toile de fond est toujours immobile, mais à présent, la voix, dans le haut-parleur, est proche, comme s’il était en scène) – Dieser dort oben ? Warum ist sein Bett so sorgenlos gemacht ?

DOCTEUR  (Toujours servile ) – Verzeihung. Herr Blocqführer (rapidement, tout bas. Aux malades de la couchette supérieur de l’étage de droite, dont on voit pendre un lambeau de couverture) Vite, remonte cette couverture, idiot !

 

Le malade, après un instant d’ahurissement. S’exécute rapidement.

 

SS (Dans le haut-parleur, toujours proche) – Der nächste ?

DOCTEUR (regardant le papier qu’il a la main, puis indiquant la couchette de Schmulek) – Der hier auch, Bett Hundert drei. (Il prend le bras gauche Schmulek et lit le tatouage) Nummer fünfzehn null vierundvierzig, der Pole. ZuckerKrankheit: sovies zwecklos.

 

SS (toujours proche, dans le haut-parleur) – Ja. Sonderbehandlung (l’ifirmier fait une croix à la craie sur la couchette de Schmulek. Le docteur s’éloigne, suivit de l’infirmier, et disparait avec lui, par un côté, dans l’ombre. Voix du SS dans le haut-parleur, mais plus lointaine) Der Junge da ?

DOCTEUR  (Hors de scène)  – Gesund. Wird morgen entlassen.

SCHMULEK (Tendant sa cuiller à Walter, d’une voix éteinte) – Gib’s dem italeyner... Ich brauche et nicht mehr.

WALTER (D’une voix atone, tendant la cuiller à Aldo) – Il dit que tu la gardes : lui, il n’en a plus besoin. (Un silence) Tu comprends, maintenant ? Aldo, ahuri, prend la cuiller et reste silencieux. Sur le fond, l’ombre du SS grandit lentement, progressivement, jusqu’à obscurcir complètement la scène.


RIDEAU FIN DU PREMIER TEMPS

 

 

DEUXIEME TEMPS

 

L’intérieur d’un Block. Deux étages de trois couchettes chacun. Chaque couchette à deux occupants, sauf celle d’Alberto. Dans l’étage de gauche, de haut en bas : deux prisonniers, Elias et un autre, Kuhn et un autre. Dans l’étage de droite, de haut en bas : Alberto seul, Wachmann et un autre, deux autres. La couchette d’Alberto est vide. Un prisonnier coud maladroitement un vêtement. Wachmann et son voisin discutent à voix basse, de façon incompréhensible, mais avec une grande abondance de gestes, selon l’habitude des juifs orientaux. Kuhn (vieux et myope) examine de près les coutures d’une chemise et haillons : de temps en temps il trouve un pou qu’il écrase. Ces actions se poursuivent pendant toute la scène, sans gêner. Aldo soutien son pantalon de ses mains, et regarde autour de lui, dépaysé.

 

ELIAS – Ah, el italiano de la Torre de Babel... de la locura. En buen lio te has metido ? (Il rit avec entrain, indiquant le pantalon d’Aldo) Aldo secoue les épaules et grimpe sur la couchette d’Alberto.

ALBERTO (entre de côté et saute sur sa couchette) – Oh, Aldo ! Qu’est-ce que tu fais ici ?

ALDO – Je sors de l’hôpital. Quelle chance que le Kapo m’ait juste mis ici ! Comment ça va ? Comment est-on, dans cette baraque ?

ALBERTO - Une baraque comme les autres... Je me suis fais mon trou. Dans deux ou trois jours, je chercherai à t’aider. Pour commencer... (prenant sous la paillasse une ficelle et une gamelle ) tiens, çà, c’est pour le pantalon, et çà... (avec un clin d’oeil) c’est ma gamelle de secours, pour les petites affaires... Tu peux la garder jusqu’à ce que tu te sois organisé...

ALDO (enfilant la ficelle dans les guides de son pantalon) – Merci. Et le travail ?
ALBERTO – J’ai eu beaucoup de chance. Pense donc, je suis au Kommando des chimistes : ils viennent de le constituer. (Riant) Et je ne suis même pas chimiste... Non pas que ce soit le paradis : mais de temps en temps, quand on est vif, on arrive à réussir quelque bon coup.

ALDO (intrigué) – Quelque bon coup? Comment çà ?

ALBERTO (d’un air rusé, à voix basse) – Klepsi-klepsi... (Il fait le geste de voler)... comme disent les Grecs.

ALDO - Et moi ? On va me renvoyer au komando d’avant ?

ALBERTO (pensif) – Beh!... (Un silence, puis, résolu ) A ta place, je ne perdrai pas de temps. Va trouver le Kapo : il dort dans cette baraque. Tu te présentes et tu lui dis que tu es chimiste, et que tu veux passer l’examen.

ALDO – Quel examen?

ALBERTO – Un examen de chimie. Celui qui ne sait rien, ils le fichent dehors, mais le risque n’est pas grand : on s’en tire avec quelques gifles. Si tu sais quelque chose, comme moi, tu entres au Kommando, et si tu fais un bon examen, alors tu as l’espoir d’entrer au laboratoire. Il n’y a que trois places, mais celui qui y parvient, il n’a plus de problèmes.

ALDO (hésitant) – ça me paraît une chose insensée. Un examen de chimie ici ? (Montrant ses vêtements) dans cet état ?

ALBERTO – C’est comme ça. Allons, décide-toi : tu sais bien comment ça se passe ici, demain il sera peut-être trop tard.

 

Aldo descend lentement de sa couchette et, peu convaincu, sors par le côté. La lumière descend puis disparaît. Lumière immédiatement dans un coin de la scène, tout le reste étant dans l’obscurité. Dans la lumière, Alex et Sigi, âgé de quinze ans environ. Alex, vêtu en Häftling, d’une tenue rayée, neuve, repassée, et chaussé de bottes se tient les jambes écartées. Sigi, à genoux, lui nettoie les bottes, le regardant de temps en temps d’un air préoccupé.

 

ALDO  (s’approchant timidement) – Herr Kapo... (Alex ne daigne pas le regarder, et ne répond pas. Sigi lance un clin d’oeil rapide à Aldo. Aldo, s’approchant timidement) Herr Kapo... bitte... (Alex continue à l’ignorer. Sigi, comme ennuyé, continuant à nettoyer, fait signe à Aldo de s’approcher. Alex regarde le gamin, puis Aldo, qui fait un pas en avant) S’il vous plaît...

ALEX  (rudement) – Was willst du ?

ALDO – Moi chimiste... Je veux entrer au Kommando chimiste. S’il vous plaît, moi faire examen : je vous prie d’écrire mon numéro, 174.517.

ALEX (avec mépris) – Ach so ! (Il lui ajuste brutalement le col de la veste, il prend le béret qu’Aldo tient à la main et lui enfonce sur la tête : il fait un pas en arrière pour juger de l’effet. Il secoue la tête et envoie le béret à terre d’un revers de la main. Riant d’un ton moqueur) Du Doktor der Chemie ! Was fûr ein verdammter Muselmann Zugang ! Toi chimiste! Ach Quatsch! (Se tenant le nez avec deux doigts, comme s’il sentait une mauvaise odeur) Pfui ! (Il hausse les épaules, tire de sa poche un petit carnet et écrit le numéro d’Aldo).

 

Aldo se penche pour ramasser son béret, tandis que la lumière s’éteint. Puis la lumière découvre au milieu de la scène, au fond, un bureau très haut, sur lequel est posé un téléphone, un dictaphone, un encrier avec un stylo, un bloc de papier et quelques livres. Au bureau, assis sur une chaise à pivot, le docteur Pannwitz en train d’écrire. Ayant fini, il appelle au dictaphone. Dans un coin, une chaise.

 

PANNWITZ  (au dictaphone) – Herein. Alex entre par le côté. Il s’arrête, claque militairement les talons, et tendant le bras droit, fait le salut nazi. Pannwitz répond, impassible, par un mouvement imperceptible de la tête.

ALEX  (à voix basse et avec une évidente humilité, tenant son béret entre ses mains) – Hier ist der Mann. (Il fait signe à Aldo d’entrer. Aldo entre, ôte son béret et s’arrête quelques pas en arrière d’Alex. Alex s ’approche du bureau, puis, d’une voix encore plus basse incompréhensible)... Ein Italiener, erst drei Monate im Lager, Schon halb Kaputt. Er sagt, dass er Chemiker ist... Pannwitz l’interrompt d’un petit signe, et lui indique de s’en aller. Alex va s’asseoir sur la chaise, dans le coin. Pendant toute la scène, il baille et s’étire sans retenu, toujours sans parler. Il suit de temps en temps l’interrogatoire, avec des grimaces, exprimant sa joie lorsque Aldo se trouve en difficulté, et son ennui quand il répond rapidement.

PANNWITZ (à Aldo) – Kommen Sie vor. (Aldo, avec une peur manifeste, avance, jusqu’à arriver devant le bureau). Nummer ?

ALDO (montrant son tatouage) – Hundert-vierundsiebzig Fünfhundertsiebzehn – Aldo L... (Il va prononcer son nom).

PANNWITZ (l’interrompant) – Die Nummer ist genug. (Il prend note. Aldo regarde autour de lui. Il regarde Pannwitz à la dérobée, puis se regarde lui-même, Observe ses habits, puis regarde ses mains, le dos et la paume. Les mains d’Aldo sont sales) Wo und wann sind Sie geboren ?

ALDO – Je suis né à Turin en 1920.

PANNWITZ   Studien ?

ALDO – J’ai une licence de chimie.

PANNWITZ – Wo und wann? Avec quelle note ?

ALDO – A Turin, en 1941. Summa cum laude.

PANNWITZ – Haben Sie schon gearbieteit? Wo?

ALDO – Oui, j’ai travaillé deux ans. Dans une aciérie. Analyse d’aciers spéciaux.

PANNWITZ – Gut... Und dann?

ALDO – Et puis... j’ai été licencié.

PANNWITZ – Wieso?

ALDO (hésitant) – A cause des lois raciales.

PANNWITZ – Quel était le sujet de votre thèse?

ALDO (avec une brusque assurance, se redressant) – Mesures de constantes diélectriques, de liquides et solides, à moyenne et haute fréquence ?

PANNWITZ  (pour la première fois manifestant un certain intérêt) – Sur quelles substances ?

ALDO – Sur des solutions de polymères; caoutchoucs naturels et synthétiques.
PANNWITZ  (avec un instant de vif intérêt) – Ach soo ! Intéressant. Buna ? Buna Gummi ?

ALDO – Oui, aussi sur le caoutchouc Buna.

PANNWITZ – Ein Moment. (Il prend note soigneusement, puis, à nouveau froid) Könen Sie Englisch ?

ALDO – Oui... Non. Je comprends assez peu l’anglais.

PANNWITZ – Kennen Sie die Infrarotstrahltechnik ?

ALDO (hésitant) – Non. Je n’ai jamais travaillé aux rayons infrarouges.

PANNWITZ – Kennen Sie dieses Lehrbuch ? (Il lui montre un livre).

ALDO (regardant le livre que Pannwitz lui montre de haut, puis vivement) – Certainement, je connais. C’est le Beilstein.

PANNWITZ  (posant le livre et le stylo) – Los, ab. (Il fait un signe de tête à Alex).

 

Alex se lève, fait signe à Aldo de le suivre, et s’en va. Avant de sortir, il salue comme avant et Pannwitz répond comme avant aussi. Aldo suit Alex de mauvais gré, regardant alternativement Alex et Pannwitz. Voyant que Pannwitz a recommencé à écrire, il sort sans saluer. La lumière diminue tour autour, se concentrant sur Aldo et Alex, et le suivant dans leurs mouvements.

 

ALEX (traverse la scène, suivi par Alex. Il fait un faux pas) – Donnerwetter ! (puis il s’incline pour frotter une de ses bottes qui s’est salie. Il regarde sa main sale et pour la nettoyer, la frotte sur l’épaule d’Aldo). La lumière s’éteint totalement. Sirène d’alarme, suivi immédiatement du bruit des avions et d’explosions au loin. Lumière : au centre de la scène, quelques sacs disposés pour former un abri. Tout le reste est plongé dans le noir. Aldo et Sonnino, assis par terre, ont appuyé leur dos aux sacs.

SONNINO – C’est un endroit tranquille, ici, hein ? (Aldo ne répond pas. Sonnino, insistant) Tu crois que nous sommes en sécurité ?

ALDO  (de mauvaise humeur) – Non.

SONNINO  (plaintif) – Outre la faim, la fatigue, le froid, voilà encore les bombes maintenant. Il y a deux semaines que je travaille au charbon. Le Kapo est un animal, et je suis le plus malheureux du Kommando. Tous les coups sont pour moi. Non pas que ça m’ennuie beaucoup de les recevoir : je préfère les coups au travail. Je fais comme ça : au premier coup, je me jette par terre : je n’attends pas le second... je crois que ça me protège. Et plus il y a de boue, mieux ça vaut. Curieux, hein ? (Une pause. Aldo, absorbé, ne répond pas) Je me sens plus en sécurité couché que debout. Tu vois à quoi j’en suis réduis ? Couleur de boue : comme si j’étais fais de boue. (Il essaie de rire) C’est le pays de la boue, ici. En Italie on n’a jamais vu une boue pareille. Et nous sommes dedans toute la journée... (Quelques explosions, plus proches. Sonnino se recroqueville pendant un instant, puis regardant Aldo qui n’a pas bougé) Tu n’as peur, toi ? (Observant les vêtements d’Aldo) Et tu n’es même pas sale : comment donc ? Mais toi, où est-ce que tu travailles ?

ALDO (Laconique) – Aux transports. Pour le moment.

SONNINO – Pour le moment ? Alors , tu as quelque chose de bien en vue ?

ALDO   Peut-être.

SONNINO – Où ? Dans quel Kommando ?

ALDO – Ils cherchent des chimistes.

SONNINO (plaintif) – Des chimistes ? Pas pour moi.

 

Dans l’obscurité, sur un côté, un seau vide est poussé d’un coup de pied vers Aldo et Sonnino. Les deux hommes tressaillent.

 

GOLDNER (entrant dans le champ de lumière, d’un pas lent, s’approche des deux hommes. Sonnino, il Grand et gros, il parle avec un accent polonais) – Salut, les Italiens. (Reconnaissant Sonnino, il lui frappe l’épaule) Salut, le Pisan. (Montrant le seau) Il n’est pas plein, non. Mais en raclant encore, on trouvera encore quelque chose. (Indiquant son propre estomac). Le reste est ici. Je ne suis pas le genre à offrir de la soupe, et pas non plus à en demander.

 

Aldo et Sonnino, prenant chacun son couteau dans son pantalon, commencent à racler le seau. Goldner, s’assied sur les sacs. Quelques explosions, beaucoup plus près. Aldo continue à racler, le seau, et Sonnino aussi, mais il donne de vifs signes d’inquiétude. Goldner regarde autour de lui, ennuyé : il se gratte, baîlle, puis ramasse un caillou, crache dessus et commence à affûter la lame de son couteau. Sonnino, ayant terminé de racler le seau, se prend la tête dans les mains et s’assoupit.

GOLDNER (amusé) – Réveille-toi, Sonnino ! Qu’est-ce que tu fais ? Tu rêves ? De raviolis, hein ? Raviolis et vin de Chianti. Au restaurant de via dei Mille, pour 6,50 lires... et les beefsteaks, psacrew colèra ! Beefsteaks qui couvraient toute l’assiette. (Il continue à affûter son couteau) Et puis, la Marguerite (Frappant sa cuisse) S kurvi synu ! (Sonnino regarde Godner avec un sourire idiot) Comment, tu ne connaissais pas la Marguerite ? Celle de Lungarno Gallilée ? Tu n’as jamais été avec elle ? Mais alors, qu’est-ce que tu faisais ? Une femme à réveiller un mort ! Tranquille de jour, et la nuit... Une véritable artiste ! (Deux sifflements de bombes, suivis d’explosions violentes, tout près. Sonnino se couche sur le ventre, s’aplatissant contre les sacs. Aldo se recroqueville, couvrant ses oreilles de ses mains) Et toi, Aldo, tu ne te couches pas ?

ALDO (Le regardant avec indifférence) – Je n’ai pas d’énergie à gâcher. (Avec un certain plaisir). Et puis ces bombes ne sont pas pour nous.

Autre sifflement, suivi d’une explosion très violente. Sonnino gémit.

GOLDNER (riant bruyamment) – Tu as fait sous toi, hein, le Pisan ? Ou pas encore ? Attends, attends, ce n’est pas encore le plus beau.

A partir de ce moment, les explosions et les avions s’éloignent.

ALDO – Tu as les nerfs bien en place, Goldner.

GOLDNER (redevenant sérieux) – Ce n’est pas une question de nerfs, mais de théorie. De comptabilité : c’est mon arme secrète. C’est ma philosophie : « Goldenerii, doctoris crassi Polonensis, de malis et bonis more geometrico summandis »...

ALDO – Si c’est une théorie, en ce moment, ça ne m’intéresse pas. J’ai autre chose à faire : dormir, par exemple, tant que je peux. (Et il se couche).

GOLDNER – Comment, dormir ? Je m’apprête à faire mon testament, et vous dormez ? Peut- être que ma bombe est déjà en route : je ne veux pas perdre l’occasion. Si j’étais libre. Je serais capable d’écrire un livre sur cette question. Pour le moment, je ne peux que vous en parler, à vous deux, deux singes ? Si ça vous sert. Tant mieux. Sinon, il n’y a pas grand mal : je n’ai pas l’étoffe d’un bienfaiteur. Voilà : dans ma jeunesse, j’ai bu, j’ai mangé, j’ai fait l’amour, j’ai bu, j’ai eu des amis de toutes les races. J’ai quitté la Pologne, plate et grise, pour votre Italie, et en Italie j’ai étudié, j’ai voyagé. J’ai vu. Tout ça, je l’ai fait les yeux bien ouverts, sans en perdre une miette : je ne pense pas que j’aurais pu faire plus et mieux. J’ai accumulé une grande quantité de bien, et tout ce bien n’a pas disparu, je ne l’ai pas laissé pâlir : je l’ai conservé en moi, à l’abri. Puis, j’ai échoué ici. Je suis ici depuis vingt mois, et depuis vingt mois je tiens mes comptes. Les comptes vont bien : j’ai encore pas mal d’actif, et tant que j’ai de l’actif, je suis invulnérable. Il faudrait encore beaucoup d’années de Lager, ou beaucoup de journées de torture, pour ruiner mon bilan. D’ailleurs (se caressant affectueusement l’estomac) avec un peu d’initiative, ici aussi on peut trouver quelque chose de bon. Mais, au cas étrange et regrettable où l’un de vous me survivrait, vous pourrez raconter tranquillement que Léon Goldner a eu ce qu’il méritait : il n’a laissé ni dettes ni crédits, il n’a pas pleuré et n’a pas imploré la pitié. Si je rencontre Hitler dans l’autre monde, je lui cracherai à la figure de plein droit... (Très violente explosion. La lumière s’éteint brusquement. Goldner, à voix très forte, dans le noir)... Parce qu’il ne m’a pas eu !

 

Sur la toile de fond, en projection, une partie du chantier bombardé. En scène, un mur en construction. Un échafaudage constitué par deux chevalets et une planche. Sur l’échafaudage, Pietro, avec un bac et une truelle. Sur la planche, le bac à mortier. Aldo arrive de la droite, poussant une brouette sur laquelle se trouve une pelle. Il s’arrête au pied de l’échafaudage. Pietro fait signe, avec sa main en cuiller, de prendre le mortier avec la pelle, dans le bac. Aldo regarde sans bien comprendre.

 

PIETRO – Los, aufheben.

 

Aldo prend la pelle et la plonge maladroitement dans le mortier.

ALBERTO  (entre par la gauche et pousse lui aussi une brouette, voit Aldo et s’arrête un instant près de lui) – Ah, ils t’ont mis à faire le manœuvre ? Mais ce n’est pas comme ça. Voilà. (Exécutant) tu vois ?

PIETRO – Mais alors, vous êtes italiens ?

ALBERTO (à Aldo) – Toi, alors, tu as toutes les chances. Un maçon italien ? Ne laisse pas passer l’occasion. Misère ! Et l’autre, là-bas, m’attend avec le chariot. (Il s’en va, en se retournant pour regarder derrière lui).

PIETRO – On voit que tu n’es pas du métier. Mais il faut pourtant que le travail se fasse. (Il regarde autour de lui avec prudence et descend sans hâte de l’échafaudage) Laisse-moi faire. (Il transvase quelques pelletées de mortier du chariot dans le bac, puis rend la pelle à Aldo) Tiens, et fais semblant de continuer. (Il remonte et se met à monter le mur).

ALDO – (il reste quelques instants ahuri, puis, humblement, avec un certain embarras). Merci. (Pietro continue à travailler sans répondre) D’où es-tu ?

PIETRO  (sans hâte) – De Fossano.

ALDO – Pourquoi es-tu ici ?

PIETRO (hausse les épaules, puis avec flegme) Volontaire. On m’a envoyé en Allemagne comme volontaire.

ALDO – Volontaire comment ? Mais en somme, tu voulais venir, oui ou non ?

PIETRO  Tu sais, nous les maçons, nous faisons le tour du monde. J’étais en France, avec une entreprise : les Allemands sont arrivés et nous ont emmenés ici. (Haussant à nouveau les épaules) Volontaire...

ALDO – Tu arrives à t’en tirer ?

PIETRO – Une place en vaut une autre. Peu de pain, beaucoup de patates, pas du tout de vin. Nous sommes installés dans des baraquements : le dimanche, sortie libre. Pas comme vous.

ELIAS (passe de droite à gauche, portant un sac sur l’épaule : il pose un instant le sac et regarde les deux hommes qui travaillent) – Qué bueno este italiano ! (Joignant parallèlement les index de ses mains, d’un air entendu) Combinazia ! (Il reprend le sac et sort)

ALDO – Moi, je suis de Turin. Pour nous, c’est différent.

PIETRO (regardant autour de lui avec circonspection, et parlant prudemment) – Oui, je sais. Mais ces gens-là sont sans conscience. J’ai vu ce qu’ils vous font... (Une pause, puis, continuant à travailler)... Et la cheminée de Birkenau... (Un autre silence) Je n’ai pas étudié, moi, mais pour moi, un juif est un chrétien comme un autre. (Pause, il continue à travailler) Mieux vaut que nous nous mettions d’accord, tout de suite, parce qu’ici nous sommes comme les oiseaux migrateurs. Aujourd’hui, on travaille ici, et demain, on ne sait pas où. Trouve-toi tous les matins, au second coup de sirène, près de la grande pile. Tu sais où, hein ? Devant la Bau 930, à l’angle de la H-Strasse. Apporte une gamelle vide : tu en trouveras une pleine. Essaie de ne pas te faire voir. Mais de toute façon, pas besoin de vous le dire... C’est un métier que vous savez tous faire.

ALDO   Et toi, tu ne seras pas là ?

PIETRO – Moi non plus, je ne dois pas me faire voir. Tu sais ce qu’on nous fait si on nous pique ensemble, hors du travail : toi au gaz, moi au Lager, comme vous.

ALDO – Allons au fait. Pas de risque pour rien, Moi, ici, je n’ai rien à te donner. Peut être en Italie, après, si je m’en tire.

PIETRO – Quelle histoire! Je n’ai rien demandé. Quand une chose doit être faite, on la fait. (Il descend et regarde le mur, un oeil fermé, pour contrôler s’il est droit).

ALDO  (presque riant) – Comme les murs.

PIETRO (sérieux, sans relever) – Oui, justement. (Il remonte pour parachever son crépi).

ALDO (étonné)Tu aimes travailler?

PIETRO – A mon âge, on n’est plus bon qu’à ça. Et puis, ce n’est pas un métier désagréable. (Avec une certaine fierté) Il n’y en a pas tant que ça qui soient capables, aujourd’hui. Le château de Stupinigi, pour les restaurations, j’y ai travaillé, moi aussi. Et aussi en France, dans cet autre château, le grand, près de la mer.

ALDO – Quel château?

PIETRO   Tu penses si je m’en souviens. J’y allais l’hiver, quand il n’y avait pas de travail chez nous ? (Un silence, évoquant) À Toulon. J’y allais à pied, sans papiers, en contrebande. Sept jours, mais, il fallait marcher !

ALDO – Et ta femme?

PIETRO Je n’en ai pas (Un silence) Ce monde... n’est pas droit. Je ne veux pas mettre au monde d’autres malheureux.

ALDO – Alors, pourquoi est-ce que tu vis ?

PIETRO – Ce n’est pas moi qui ai demandé à naître. Quand on est en vie, il faut le rester. Travailler du mieux qu’on peut, et si on en a l’occasion, faire un peu de bien.

ALDO – Un peu de bien, ici, à Auschwitz ?

PIETRO – Oui, justement. Ici, ce ne sont pas les occasions qui manquent. (Il descend de l’échafaudage et observe avec satisfaction son travail) ça va. (Pensant à haute voix) Ici, c’est fini. Je dois m’en aller. Meister Nogalla m’attend. Ces nigauds, la machine pour monter les murs, ils ne l’ont pas encore inventée. (Il sort).

ALEX (entrant avec Elias, Alberto, Jean, Flesch, Sonnino, Resnyck et Sigi) – Alle Brücke abbauen. Alles wegnehmen. Schaufeln holen ! (Incitant les hommes) Schnell... schnell...

 

 Tous démontent l’échafaudage et emportent la planche et les montants, le bac, la brouette. Chacun revient en scène portant une pelle.

 

ALEX (qui s’est placé au centre de la scène, et trace du talon une figure rectangulaire sur le sol. Montrant le tracé) – Hier, Erde ausgraben. Ein Meter tief. (Il s’en va. Avant de sortir, se retournant vers le groupe) Sauber und schnell, piccobello ! Ja ? (il sort).

ALBERTO (l’imitant) – Sauber und schnell, piccobello ! Mais fous le camp, et laisse-nous tranquilles ! On travaille déjà bien trop vite ! Quelques secondes, apparaît un rayon de soleil qui tombe sur le groupe.

FLESCH (regardant en direction du soleil) – Die Sonne, le soleil !

 

Tous, dans l’animation générale, tendent leurs mains et leurs épaules au soleil.

 

ALBERTO  ET ALDO – Le soleil ! Le soleil !

JEAN – Le soleil...

SIGI –  Die Sonne !

Elias se frotte les mains et bondit avec une satisfaction évidente.

RESNYCK – Slonce !

SIGI – Das schlimmste ist vorüber!

FLESCH – Le pire est fini ! L’année proche, à Jérusalem !

ELIAS (moqueur) – A Jérusalem para el camino ! (Il montre le ciel).

FLESCH – Espérons que le froid est terminé.

 

ALDO – Le printemps doit bien arriver un jour ?

ALBERTO – De toute façon, nous avons un ennemi de moins. Si ce n’était pas la faim...

 

Tous reprennent le travail à contrecœur. On entend approcher un bruit de pelle mécanique. Quelques secondes plus tard, elle apparaît en projection sur la toile de fond. C’est une machine à benne suspendue, à deux mâchoires articulées. On voit, au premier plan, les mâchoires s’enfoncer dans le sol, se refermer, la benne remonter, le bras faire un demi-tour, les mâchoires se rouvrir, et ainsi de suite. Tous pendant quelques instants restent immobiles, observant la drague qui mange. Certains avalent a vides.

 

SIGI (absorbé) – Elle mange...

RESNYCK – Oui, elle, elle mange. Il y a tant de terre.

 

Flesch, se détachant légèrement du groupe, se tourne vers le public, sort de la poche un paquet, le défait prudemment, et en tire un morceau de pain qu’il mange à petites bouchées, tournant le dos à ses compagnons.

 

ALBERTO (à Aldo) – Regarde : il a encore du pain à cette heure-ci. Je ne sais pas comment il fait. (Un silence) Mais ce n’est pas bien : le pain, si on en mange peu à la fois, on ne l’assimile pas bien.

RESNYCK – Tu as raison : moi, je mange tout d’un seul coup.

ALDO – Moi aussi. L’effort que je dois faire pour garder du pain dans ma poche me fatigue, m’énerve, m’en ôte tout le bénéfice.

SIGI – Et puis, si tu ne manges pas ton pain tout de suite, on te le vole.

JEAN (se frappant l’estomac d’un air entendu) – Moi, on ne m’a jamais volé mon pain.

SIGI – Le pain ! Et dire qu’à la maison il fallait me forcer à le manger ! Chez soi, on ne se rend pas compte que c’est important, de manger. Je ne pense qu’à ça : ma mère, par exemple, elle faisait un ragoût qui fondait dans la bouche, avec des oignons, des olives, du paprika et de la couenne de porc. Quand elle le préparait, on sentait le fumet jusque dans la rue. (Il aspire avec les nez, fait claquer sa langue d’un air gourmant) j’ai l’impression de le sentir encore ici. Et les saucisses avec la choucroute...

SONNINO – Et les tripes de chez moi... le plat fumait au milieu de la table, et il en restait toujours. Bien sûr, qu’il en restait ! Les restes ! Si seulement on les avait ici, les restes...

ALDO – Si je pense aux pâtes que nous avions préparé en Italie, au camp,… Nous avons cessé de les manger quand on nous a dit qu’il fallait partir…

ALBERTO (en colère) – Finis ! Tu t’y mets aussi, maintenant ! A quoi rime cette évocation, à avoir encore plus faim ?

Pendant ce temps, sur la toile de fond, la drague est partie : tous se taisent, et reprennent le travail à contre-cœur.

ALEX (il entre, pressé, portant deux barres de bois ) – Noch nicht fertig hier ? Scheisse ! Es ist zu spät jetz : alle mitkommen. (Indiquant Aldo et Jean) Du und du, essenholen. (Et il leur donne la barre). Tous, sauf Aldo et Jean, sortent à la suite d’Alex.

JEAN – Alors, c’est toi qui viendras avec moi chercher la soupe !

ALDO – Où va-t-on la chercher? Elle est lourde ?

JEAN – Pas très lourde. La cuisine est là, derrière, pas loin. Allons-y. (Aldo s’en va, d’un bon pas) Tu es fou de marcher si vite ! Prenons notre temps. C’est bon ! Aujourd’hui, le soleil, il fait bon se promener. (Il ralentit) Aujourd’hui, on peux même parler, c’est fantastique !

ALDO – Oui, vraiment : ici, ça n’arrive pas souvent. (Ils s’arrêtent) Regarde : ici aussi, les prés sont verts. Je ne m’en étais jamais aperçu. Mais il n’y a pas d’arbres, ici : ils ne peuvent pas vivre. Peut-être que la fumée les brûle : ou que les Allemands les ont coupés.

JEAN – À Strasbourg, chez nous, tout de suite hors de la ville, c’est la forêt. J’y allais pour étudier : quelquefois seul... (Avec un sourire plein de sous-entendu) Quelquefois... Non. J’ai apporté des livres ici, tu sais ? C’est un secret. Pour étudié : si tu veux, je te les prêterai ; (Sur le fond de la scène, passe un Kapo à bicyclette, il ne les voit pas et sort de la scène. Jean et Aldo, alertés, font quelques pas rapidement, mais s’arrêtent dès que le Kapo a disparu. Jean, satisfait) Il est parti. Sale brute, çui-là. Ein ganz gemeiner Hund.

ALDO – Je t’envie : tu parles le Français et l’Allemand, et aussi un peu d’Italien.

JEAN – Un poco, solamente, peccato ! Je connais l’Italie ; j’aimerais apprendre un peu plus… (Il hésite, cherche ses mots)... Più bene.

ALDO – Tu veux essayer?

JEAN – Oui, ce soir, après la soupe.

ALDO   Pourquoi pas tout de suite ? Il n’y a pas de temps à perdre, ne gâchons pas une heure.

JEAN – Même tout de suite. Proviamo. Prova.

ALDO – L’Italien, au fond, c’est pas tellement différent du Français. Mais c’est plus proche du latin : par exemple... Non, je ne veux pas te donner une leçon maintenant. Pas le temps. Nous sommes trop pressés. (Un silence. Aldo réfléchit : puis, avec une certaine précipitation) Dante, tu sais qui c’est, hein ?

JEAN – Oui... La Divine Comédie? Oui, je sais, mais je ne connais pas très bien.

ALDO (excité) – Ecoute : je suis sûr que tu vas comprendre. C’est le voyage de Dante dans le monde des morts, de l’Enfer jusqu’au Paradis. Virgile le conduit. Virgile, c’est la raison, mais la raison ne va pas partout. Alors, au Paradis, il est conduit par Béatrice : Béatrice, c’est la Théologie.

JEAN  (attentif) – La théologie ?

ALDO – Oui, la Théologie. Béatrice était la femme dont Dante, jeune homme, était amoureux : son amour arrive jusqu’au ciel. Etrange, hein ?

JEAN – Oui, c’est assez drôle, en effet...

ALDO (continuant) – ... Mais ce n’est pas de ça que je veux te parler. Le chant d’Ulysse : Ulysse, tu sais, le marin, celui de l’Odyssée. Il est en Enfer, à cause de ses tromperies, pas à cause du voyage que je vais te raconter. C’est un voyage héroïque, plus héroïque qu’un Homme ait jamais tenté. Il est parmi les damnés, mais il est resté un héros. Voilà. (Il ne parle plus aussi vite, il prononce lentement, soigneusement)

Lo maggior corno della fiamma antica

Cominico a crollarsi mormorando,

Pur come quella cui vento affatica.

Indi, la cima in qua e in là menando

come fosse la lingua che parlasse

Mise fuori la voce, e disse : Quando...

 

JEAN – Quando ?... (Il reste en attente).

ALDO (s’efforçant de se souvenir) – Quando... (comme pour lui-même) Non, rien un trou de mémoire (Il fait signe à Jean d’attendre, puis, se souvenant)... « Prima che si Enea lo nominasse ». (Il tend ses bras) Un autre trou. (A Jean) Patiente. (Haussant légèrement le ton, satisfati) « Ma misi me per l’alto mare aperto »... Ecco, di questo si, di questo sono sicuro. « Misi me », tu comprends ?

JEAN – Oui, je me mis...

ALDO (l’interrompant) – Non, ce n’est pas ça. C’est beaucoup plus fort, plus... (Il hésite) ... audacieux. C’est un lien brisé, se précipiter au-delà d’une barrière. D’une barrière. (Il fait un geste circulaire) Nous connaissons bien cet élan, nous. (Il reste quelques secondes silencieux, réfléchissant).

JEAN  (timidement, après un bref silence) – Et alors ?

ALDO  (reprenant) – « L’alto mare aperto », tu as compris ?

JEAN – Je sais que ça veux dire : j’ai voyagé en mer. C’est quand l’horizon se ferme sur lui- même... (cherchant la traduction exacte)... quando l’orizzonte si chiude su ce stesso, e non si sente che l’odore del mare. Que c’est loin tout ça !

ALDO – Oui, férocement loin. (cherchant encore à se souvenir)... « Mare aperto... Mare aperto »... je sais que ça rime avec « diserto »... « quella compagna picciola dalla qual non fui diserto », mais je ne me souviens plus si ça vient d’abord, ou après. Et aussi le voyage, voyage téméraire, au-delà des colonnes d’Hercule... disparu... oublié. Je suis obligé de te le raconter en prose : c’est un sacrilège. « Brusquement » attends : je n’en ai conservé qu’un vers, mais je tiens à te le dire, ça en vaut la peine : Accio che l’uom piu olter non si metta ». (Pour lui même) « Si metta » : il fallait que je vienne au Lager pour m’apercevoir que c’est la même expression qu’avant, « ma misi me ». Il y aurait beaucoup à dire encore, et le soleil est déjà haut, midi est proche. Nous sommes pressés, pressés, voilà, attention Jean, ouvre tes oreilles et ton esprit, j’ai besoin que tu comprennes : Considerate la vostra semenza : Fatti non foste a viver come bruti, Ma per seguir virtute e conoscenza.

JEAN – « Fatti non foste a viver come bruti ». (Un bref silence, puis, à voix basse)... « Ma per seguir virtute e conoscenza ». Tiens, c’est formidable, c’est important, je crois. Et... ça nous regarde, hum ?

ALDO – Certainement, ça nous regarde, toi et moi, et nous tous, tous les hommes qui souffrent, et surtout nous, nous deux, qui avons le courage de raisonner sur ces choses ici, avec les barres de la soupe sur l’épaule.

JEAN  – Et ensuite ?

ALDO  (faisant un effort de mémoire) – Une autre lacune ; cette fois-ci, je crois que c’est pour de bon. « Lo lume era di sotto della luna », ou quelque chose d’approchant, mais tout seul, ça n’a aucun sens. Et avant ? Aucune idée, « Keine Ahnung » : on dit comme ça, hein ? Excuse-moi, j’ai oublié au moins quatre tercets.

JEAN –  ça ne fait rien, vas-y tout de même.

ALDO – Quando mi apparve una montagna, bruna

 Per la distanza, e parvemi alta tanto che mai veduta non ne avevo alcuna (Sans interrompre) Oui, oui, « alta tanto ». Pas « molto alta ». Et les montagnes quand on les voit de loin... les montagnes... (Un silence) Dis quelque chose, Jean parle, ne me laisse pas penser aux montagnes, qui venaient au-devant de moi, dans l’obscurité du soir, quand nous revenions en train de Milan à Turin.

JEAN – Pas de rêves, à Aldo. Gare à toi, si tu te mets à te souvenir, ici.

ALDO – Je donnerais ma soupe d’aujourd’hui pour pouvoir arriver au bout. (Avec un effort pour se souvenir) « La terra lagrimosa diede vento »… Non, c’est autre chose. Il est tard, il est tard, il faut finir :

Tre volte il fé girar con tutte l’acque,

Alla quarta levar di poppa in suso

E la prora ire in giù come altrui piacque.

 

(S’arrêtant et retenant Jean) Arrête-toi. Il est nécessaire, il est urgent que tu écoutes, que tu comprennes ce « come altrui piacque », avant qu’il soit trop tard. Demain, toi et moi, nous serons peut-être morts, nous ne nous reverrons peut-être plus. Je dois te dire, t’expliquer, cette parole chrétienne, inattendu : inattendu, c’est un païen qui la prononce, est de plus un damné. C’est une autre chose, gigantesque, que moi-même, je n’ai vu que maintenant ; peut-être le pourquoi de notre destin, la raison pour laquelle nous sommes ici aujourd’hui...

 

La lumière découvre brusquement, sur le fond la scène, la prote de la baraque-cuisine : devant, alignés quelques bidons de soupe. A la porte de la baraque, deux Kapos, qui maintiennent l’ordre ; au-delà des bidons, cinq ou six prisonniers, chacun avec une barre de bois à la main ; ils sont particulièrement sales et ont des vêtements tous déchirés ils ont du mal à garder l’ordre qui leur est imposé par les Kapos. Comme Aldo et Jean, ils sont chargés de prendre la soupe pour leur équipe.

 

1er KAPO – Ordnung, ihr Dreckschweine!

2ème KAPO – Eine Reihe ! Die Kesseln nicht berühren ! Abstand halten.

1er PRISONNIER – Chou et navets !

2ème PRISONNIER – Kaposzta és répak.

3ème PRISONNIER – So’ cavoli e rrape, so’ so’ sicuro, me l’ha detto er coco !

4ème PRISONNIER – choux et navets, bien sûr !

5ème PRISONNIER – Ja , Kohl end Rüben...

 

Toutes ces voix se mêlent confusément, créant un grand bruit, puis diminuent d’intensité.

 

ALDO – « Infin che il mar fu sopra noi richiuso ». (Lumière brusquement éteinte. Dans l’obscurité totale, dans un haut-parleur, légèrement voilée, la voix répète) « Infin che il mar fu sopra noi richiuso ».

 

La lumière revient progressivement. L’intérieur de la salle d’eau, au fond, d’une porte sans battant à travers laquelle on voit au loin les barbelés. Sur les murs du fond, quelques écriteaux portant les inscriptions suivantes :

1er écriteau : divisé en deux tableaux symétriques. A gauche, on a dessiné le Häftling soigneux, nu jusqu’à la ceinture, blanc et rose, qui savonne son crâne rasé, et dessous, en caractère gothique : « SO BIST DU REIN », et plus au-dessous, en français : « AINSI, TU ES PROPRE ». A droite, au contraire, on a dessiné le Häftling négligeant, au nez fortement sémitique, au teint verdâtre : il est mal fagoté dans son vêtement à rayures, sale et taché, il a son béret sur la tête, et trempe un doigt dans l’eau. L’inscription bilingue est : « SO GEHST DU EIN », en caractères gothiques et en français : « AINSI TU ES PERDU». Dans les inscriptions, les deux « SO » et les deux « AINSI » sont en rouge, en caractères plus gros.

2ème écriteau : représente grossièrement un énorme pou blanc, rouge et noir. Dessous : « EINE LAUS – DEIN TOD » ; et, en français « UN POU – TA MORT ».

3ème écriteau : deux inscriptions :

a)       « NACH DEM ABORT, VOR DEM ESSEN – HÄNDEWASCHEN NICHT VERGESSEN“

b)       „APRES LES LATRINES, AVANT DE MANGER – LAVE TES MAINS, N’OUBLIE PAS „

4ème écriteau : en caractères gothiques:

«LA PROPRETE, C’EST LA SANTE »

Au centre, se trouvent deux lavabos circulaires, en forme de bénitier, d’environ deux mètres de diamètre chacun. Au premier plan Elias et deux autres agenouillés par terre : ils ont devant eux quelques navets et des carottes, l’un a aussi un oignon. Chacun tient entre ses mains une gamelle contenant la nourriture. A droite, plus au fond, trois ou quatre, autres vendeurs accroupis. Sonnino, 018, Szanto et Adler passent, affamés et prudents.

 

ALBERTO (il entre, regarde autour de lui, puis, s’adressant à Aldo qui est encore hors de la scène) – Tout est tranquille. (Aldo entre prudemment) il y a les Grecs. Ils ont les mêmes choses que d’habitude. Jetons un coup d’œil, on ne sait jamais. (Au premier vendeur) Wieviel ? Combien, les carottes ?

1er VENDEUR (avec un accent espagnol) – Un demi-pain. Belles carottes (Il en montre une) Extra. (Il en mord une avec ostentation) Douce !...

ALBERTO –  Moi, pas de pain aujourd’hui. Pain demain.

1er VENDEUR (riant) – Pain demain, rien de bon.

 

Le sixième vendeur, au fond, chasse en jurant en espagnol Szanto et 018 qui fascinés par les marchandises exposés, s’étaient approchés un peu trop. Szanto et 018 sans dire un mot, se déplacent et s’arrêtent devant un autre vendeur.

 

ALBERTO (s’éloignant, à Aldo ) – Ce n’est pas tellement, une demie ration. Les carottes font du bien, tu sais, elles contiennent des vitamines.

2ème VENDEUR (tirant Aldo par ses haillons, lui montre l’oignon) – Vitamines, Italiens. Grande spécialité (Reniflant l’oignon) Bon, bon pour la santé. (Intensément) pas selekzia. (Aldo hausse les épaules. le second vendeur, en colère) Vai in malora, cabron, hijo de puta !

 

Aldo et Alberto s’éloignent et se trouvent face à face avec Soninno.

 

SONNINO – Vous ne pouvez pas payer, hein ? Mauvaise affaire : Mais comment faire pour résister ? Pour moi, le marché, c’est un aimant. (Baissant la voix, d’un air rusé et confidentiel) Vous connaissez mon système ? Mais ne le dites à personne. Je viens ici avec ma soupe, je mange toutes les patates, puis je vends pour un demi pain. Je vais en voir un autre, avec le demi- pain j’achète une autre soupe, je mange de nouveau les patates, et je recommence.

ALBERTO (clignant de l’œil à Aldo, d’un air entendu) – Un bon système ! Et on ne t’a jamais pris sur le fait ?

SONNINO – Evidemment, presque à chaque fois. Je reçois des coups, mais de toute façon, les patates, je les ai mangées. Vous savez ce qu’il faudrait ? (Insistant) Une dent en or. (Montrant Adler) Comme Adler.

 

Henri entre avec assurance. Il file tout droit vers Elias parle avec lui, à voix basse, de façon incompressible, puis sort de sa poche un billet. Elias lui donne quatre carottes. Henri insiste, toujours à voix basse, pour avoir autre chose. Elias sort de sa poche, de mauvais gré, un oignon qu’il lui donne. Henri insiste encore. Elias. avec beaucoup de réticence, sort de son autre poche un oeuf qu’il lui remet, au milieu d’un murmure général de stupeur. Henri empoche l’œuf, fait demi-tour et se dirige vers la sortie d’un pas sûr. Sonnino, Alder, Szanto et 018, intrigués pleins d’étonnement, suivent Henri et sortent.

 

ALDO – Tu as vu ça? (Avec une profonde admiration, et sans ironie) Ca, c’est de l’organisation. Un œuf véritable ! Et il l’a payé cinq marks véritables. Il n’y en a pas deux comme Henri.

ALBERTO – Tu le connais?

ALDO – J’ai été avec lui à l’hôpital : mais pour ce qui est de le connaître, personne ne le connaît.

ALBERTO – Pourquoi?

ALDO – Parce qu’il ne veut pas. Il a beaucoup de secret qui lui servent à vivre ; c’est pourquoi il ne parle jamais. Mais à moi, il m’a raconté quelque chose, en théorie, naturellement. Il m’a expliqué sa théorie sur la survie.

ALBERTO – Une théorie – Au Lager ?

ALDO – la plus cohérente que j’ai jamais entendue. Selon Henri, il n’y a que trois façons de fuir l’anéantissement, sans devenir des brutes... (Il indique les marchands d’un geste circulaire, et s’arrête sur Elias)... Comme ceux-là. Trois seules façons : l’organisation, la pitié et le vol.

ALBERTO – Et lui, laquelle a t-il choisie ?

ALDO – Il n’a pas choisi, il les pratique toutes les trois. Personne n’est plus habile qu’Henri pour séduire, lui, il dit « cultivé » les prisonniers anglais. Voilà d’où venaient les cinq marks. Et jusqu’à ce point-là, c’est de l’organisation. Mais son instrument de pénétration c’est la pitié. Pendant cette réplique, la lumière s’est dissipée, se concentrant uniquement sur Aldo et Alberto.

ALBERTO – Ca ne m’étonne pas, avec ses yeux et cette façon de se déplacer. C’est un...

ALDO (l’interrompant) – Je ne crois pas ; Henri sait qu’il est beau garçon et exploite ses qualités naturelles : il les exploite froidement, comme on manœuvre un instrument scientifique.

ALBERTO (Avec stupeur) – Tout est calculé ?

ALDO – Tout.

ALBERTO (Méditant, tandis que la lumière s’éteint lentement) – Pas à dire, il sait y faire. Mais je ne l’aime pas. Si un jour on en sort, je n’aurai pas envie de le revoir.

 

La lumière a complètement disparue. Lumière progressive sur le chœur. Intermède musical.

 

CHOEUR :

1er HOMME – Nous disons « faim ».

2ème HOMME – Nous disons « fatigue », « peur », et « douleur ».

3ème HOMME – Nous disons « hiver ».

4ème HOMME – Ce sont des paroles libres...

5ème HOMME – Créées par des hommes libres.

6ème HOMME – Si les Lager avaient duré plus longtemps...

1er HOMME – Un nouveau langage serait né...

2ème HOMME – Des paroles plus âpres, jamais encore entendues

3ème HOMME – Nous disons « hiver », et nous savons ce que cela veut dire.

4ème HOMME – Cela veut dire que sept sur dix d’entre nous mourront.

5ème HOMME – De toutes nos forces, nous avons lutté pour que l’hiver ne vînt pas.

6ème HOMME – Nous sommes accrochés à toutes les heures tièdes.

1er HOMME – A chaque coucher de soleil, nous avons essayé de retenir le soleil encore un peu dans le ciel.

2ème HOMME – Tout a été inutile.

3ème HOMME – De la même façon qu’on voit finir un espoir, l’hiver est arrivé.

4ème HOMME – Nous avons vu les premiers flocons de neige.

5ème HOMME – Si nous étions logiques...

6ème HOMME – Si ce n’était ce résidu d’espérance insensé, fou, inavouable...

1er HOMME – Nous irions toucher les fils de fer électrifiés ...

2ème HOMME – car « hiver » veux dire encore autre chose.

La lumière baisse sur le chœur et en même temps apparaît sur la scène. L’intérieur de la salle d’eau. En scène, Aldo, Alder, Alberto, Piotr et Resnyck.

ALDER  (Terminant une phrase) – Hiver veut dire encore autre chose.

ALDO  (Avec appréhension) – Qu’est ce que tu entends par là ?

ALDER – Je ne sais pas, pas précisément. Entendu dire. Tu sais, deux grandes tentes sur la Place de l’Appel.

ALBERTO (S’approchant) – Les tentes des Hongrois?

ALDER – Oui, celles du mois d’août, pour les deux mille Hongrois, les dernier arrivés.

ALBERTO  Eh bien.

ALDER (Avec un geste) – les descendre.

RESNYCK  (S’approchant) – Oui, moi aussi, entendu dire.

ALDO – Et les deux mille Hongrois?

ALBERTO – Comment vont-ils les installer dans les baraquements? Nous sommes déjà deux par couchette !

ALDER – Justement. Les Allemands n’aiment pas ça. Ils aiment l’ordre ; les choses en règle. Ils vont faire quelque chose.

PIOTR – Selekcja ?

SZANTO (Il entre, parlant avec animation à Flesch) - Selekcja

UN HONGROIS – Vàlogàtàsok... Vàlogàlàsok lesznek hamarosan.

 

Tous se retournent brusquement. Elias entre et s’approche du groupe d’un air indifférent.

 

ALBERTO – Qu’est ce qu’il y a ? Qu’est ce qu’ils disent ?

RESNYCK – Selekcja, sélection. Ils ont déjà commencé à l’hôpital.

FLESH (qui a entendu, les voyant, très réticent) – Oui, à l’hôpital : la moitié des malades, hier. Il fait un signe, portant sa main vers le haut.)

ELIAS  (Avec un rire grotesque) – En marche vers la cheminée !

ALDO   La moitié des malades ? Et aussi la moitié de nous ?

ALDER – Peut-être moins. Parmi les biens portants, dix pour cent, j’ai entendu.

ALDO – Quand ?

JEAN (il entre précipitamment. Inquiet) – Vous avez entendu ? La cheminée de Birkenau fume sans interruption depuis dix jours.

ALBERTO (insistant) – Quand ?

ALDER – Personne ne peut le savoir. Demain, ou dans une semaine, ou jamais, ou dans une heure.

SONNINO (entrant, essoufflé) – Sélection, vous avez entendu ? Une tuile ! Mais vous savez ce qu’on m’a dit ? Le Saint Siège, par la Croix Rouge Internationale... En somme, je ne peux pas vous en dire plus... (Puis, solennel) Mais on m’a assuré que pour nous, les Italiens, il n’y a aucun danger.

FLESH (serein objectif) – Ne te fais pas d’illusion, l’Italien : devant la sélection, nous sommes tous égaux. (Ironique) Les Allemands font ça avec sérieux, soigneusement.

ALBERTO (hésitant) – Il n’y a aucun moyen de ...

FLESH (l’interrompant) – Aucun. Se préparer. Se préparer à garder la tête haute. Avoir du courage. Ca ne change rien, mais un homme doit avoir du courage.

018  (vieux, entre, et s’adresse à Adler) – Dis, ils vont me prendre ?

ADLER (le prend par l’épaule, et le palpant, pour sentir s’il est gras, puis le fait tourner sur lui-même. Faiblement convaincu) – Non, pas cette fois-ci. Tu ne vas pas trop mal. S’ils t’interrogent, ne dis pas la vérité ; dis quarante-cinq ans. Rappelle-toi, marche bien, droit... Le plus que tu peux. Fais un effort, juste pour un moment.

JEAN (intervenant) – Tu veux un conseil ? Fais-toi raser.

018 – Maintenant, et par qui ?

JEAN – Oui, maintenant, tout de suite. Va chez Askenazi, celui qui rase en cachette. Tu t’en tires avec une demi-ration de pain. (018 hausse les épaules ; il le secoue, et l’entraîne vers la sortie) Allez, vite, dépêche-toi. La barbe, c’est important. Et n’aie pas peur. (018 sort par le fond. Jean, revenant vers les autres, secoue la tête) Il est foutu le vieux. Il n’a rien à espérer. Mais il fallait bien lui donner du courage. (Incertain, il se regarde, se palpe la poitrine, les bras, les mollets) Et moi, alors ?

ALDO – Mais non, toi, tu es jeune. S’ils choisissent aussi les jeunes comme nous, à quoi bon faire une sélection ? Ils videraient le Lager, et on n’en parlerait plus. (Flesch s’approche en silence. Aldo, s’apercevant de Flesch, qui est âgé, s’arrête brusquement et, avec embarras, essaie de s’en tirer) D’après moi, ils ne prendront que les malades... (Regardant Flesch avec intention) pas ceux qui peuvent travailler.

 

Resnyck et Adler, à l’écart, contrôlent leur forme physique, échangeant des signes d’approbation.

 

SIGI (il entre en courant, rayonnant) – Vous connaissez la nouvelle ?

ALDO – Quoi ?

JEAN – C’est renvoyé ?

ALBERTO – Je l’avais toujours pensé, que ça ne pouvait pas être vrai !

SONNINO – Qu’est-ce que je vous avais dit? Tous, sauf Flesch qui reste à sa place, font cercle autour de Sigi.

SIGI (encore haletant) – Ce n’était pas une sélection pour la chambre à gaz ! C’est pour Jaworszno !

 

SONNINO – Jaworszno ?

SIGI – Oui, pour le camp de convalescence. Flesch, resté à sa place, secoue la tête d’un air incrédule. Dans le haut-parleur, le bruit souvent répété et obsédant de la cloche du camp. Tous restent silencieux, comme pétrifiés. Après quelques secondes, brusque obscurité sur scène.

1ère VOIX D’ALLEMAND – Blocksperre! Alle ausziehen !

2ème VOIX D’ALLEMAND – Zettel ver teilen.

3ème VOIX D’ALLEMAND – Vorbereiten für die Selektion.

1ère VOIX D’ALLEMAND – Jeder Soll vor der Kommission laufen !

2ème VOIX D’ALLEMAND – Zettel an die Kommission ausgeben.

3ème VOIX D’ALLEMAND – Schnell! Marsch! Los! Los !

 

Les trois voix d’Allemands parviennent par haut-parleurs. Après la première réplique de la seconde voix d’Allemand, sur scène, un rayon de lumière illumine une portion circulaire vers la fosse, du côté droit. Hors de l’obscurité environnant, les prisonniers sont brutalement poussés dans le cercle illuminé par trois Kapos, chacun s’aidant d’une matraque de caoutchouc. Chaque prisonnier tient à la main sa fiche, un carton jaune de la taille d’une carte postale. Les répliques brutales des Kapos se mêlent aux voix des haut-parleurs.

 

1er KAPO (poussant, et assénant des coups de matraques) – Los, los!

2ème KAPO – Antreten!

3ème KAPO – Schnell! Zettel hochhalten!

 

Les voix d’Allemands se taisent. On entend pendant quelques instants le murmure confus des prisonniers qui se poussent; puis un autre rayon de lumière éclaire un cercle au centre duquel se trouvent deux fonctionnaires : celui de droite est le docteur ; il est habillé en Häftling, mais sur la tenue, il porte une chemise blanche de médecin, avec un numéro et une étoile juive, cousus à gauche, sur la poitrine. L’autre celui de gauche, a un pantalon de Häftling, une veste noire de coupe militaire, un béret noir. Lui aussi a un numéro cousu sur la poitrine, à gauche, et un triangle vert.

 

1ère VOIX D’ALLEMAND (dans le haut-parleur, très fort ) – Ruhe! (Le murmure des prisonniers et les hurlements des Kapos cessent soudain. Première voix d’Allemand, dans le haut-parleur, mais basse) Losgehen.

 

Les trois Kapos se placent côte à côte, se tournent vers le public, près du groupe des prisonniers. Un par un, le Kapo le plus proche les pousse en direction de la commission. Quelques-uns vont sans opposer de résistance, d’autres sont récalcitrants, et essaient de se réfugier dans la masse de leurs compagnons : alors le Kapo intervient, aidé des deux autres. Chaque prisonnier marche de droite à gauche, exécute un « per fila dest » militaire, passe dans le rayon de lumière, devant la commission. On entend alors, dans le haut-parleur, la première voix d’Allemand qui ordonne de quel côté le prisonnier doit donner sa fiche : « Rechts », à droite, ou « Links », à gauche. La proportion sera d’environ six à droite pour quatre à gauche, sur dix fiches, naturellement sans ordre préétabli, mais selon les conditions physiques de chaque prisonnier. Chacun, obéissant à l’ordre donné, remet sa fiche à l’homme de gauche, ou à celui de droite. Tous les prisonniers s’efforcent de parcourir ce trajet d’un pas agile et énergique, la poitrine bombée et la tête haute. Certains y parviennent avec un certain naturel : parmi ceux-ci, Aldo. Jean, Aldo, Sigi, Elias, Resnyck, Adler, Goldner, Szanto. D’autres par contre, ne parviennent pas à cacher leur mauvaise condition physique, et parmi ceux-ci 018, Sonnino, Flesch, Le chanteur, Sattler, Beppo, Kuhn, Walter. Les prisonniers défilent à un rythme rapide : un toutes les trois secondes. La séquence se déroule dans un silence total, interrompu uniquement par la voix du premier Allemand, dans le haut-parleur. Beppo, après quelques passages, s’arrête, interdit, hésitant, dans le rayon de lumière, devant la commission.

 

1ère VOIX D’ALLEMAND (dans le haut-parleur) – Links ! (Beppo, qui ne comprend pas, tend sa fiche à droite, au docteur qui tourne la tête d’un air interrogateur vers l’extérieur, c’est-à-dire vers le point d’où provient la voix du SS dans le haut-parleur. Première voix d’Allemand, dans le haut-parleur, froidement) Nein, Links, habe ich gesagt.

 

Le docteur passe la fiche au Kapo de gauche, celui qui est vêtu de noir, tandis que le prisonnier s’éloigne. Le passage continue : à partir du vingtième prisonnier environ, les lumières baissent progressivement sur la scène, tandis qu’en même temps augmente le volume de la voix allemande, dans le haut-parleur, jusqu’à produire des sons incompréhensibles et assourdissants. L’intérieur de la baraque. Deux échafaudages de trois couchettes. La lumière découvre d’abord Beppo, qui est étendu sur la couchette supérieure de l’échafaudage de droite : il est immobile, il regarde fixement le vide. Puis Sattler qui, assis dans l’espace compris entre les deux échafaudages, est tranquillement en train de ravauder sa chemise, puis Sonnino, assis à l’écart, la tête entre les mains, puis, peu à peu, Alberto, Flesch, Aldo, Jean, 018 et Sigi. Tous sont silencieux et immobiles, regardant à terre, comme se méfiant les uns des autres, assis sur les couchettes, les jambes pendantes. En dernier, la lumière découvre les vieux Kuhn, qui à son béret sur la tête ; il occupe la couchette supérieure de l’échafaudage à gauche. Maintenant, toute la scène est éclairée.

 

ALDO (assis près d’Alberto, à voix basse, avec embarras) – Toi ?

ALBERTO (les yeux tours baissés, avec lassitude) – A droite.

ALDO – Moi aussi.

ALBERTO (après un silence) – Pourquoi ? Qu’est-ce que nous avons fait pour mériter d’être sauvés.

JEAN – D’être sauvés? Pour combien de temps ?

ADLER – Deux mois, un mois ; peut-être même pas. Jusqu’à la prochaine sélection.

ALBERTO – Il vaut mieux ne pas y penser. Aujourd’hui, nous sommes vivants. Il faut apprendre à ne pas penser au lendemain.

ALDO  (faisant un signe de tête, vers le haut) – Je ne peux pas les regarder.

ALBERTO – Sattler est en train de ravauder sa chemise. Il ne sait pas l’allemand.

ALDO – Il n’a rien compris. La chemise... il ne sait pas maintenant, il n’en aura plus besoin. (Sonnino est toujours à l’écart, assis par terre, la tête entre les mains ; il sanglote. Aldo, à voix basse...) Sonnino...

 

Alberto et Alder se retournent lentement, pour regarder Sonnino qui, sans leur prêter attention, continue à sangloter, comme un enfant, plus fort. Pendant quelques instants, dans le silence général, les pleurs désespérés de Sonnino. Flesch se lève et se présente devant Aldo et Alberto.

 

ALBERTO – Flesch...

FLESH (avec une tristesse sereine) – Oui, à gauche. Je suis venu vous saluer. (Alberto, Aldo, Adler et Jean baissent la tête. Silence. Flesch, après un temps d’arrêt) Essayez de vivre. Quelqu’un doit vivre, pour sortir, pour raconter ça. (Il revient à sa place).

JEAN (après un silence) – Si au moins ça servait à quelque chose.

ADLER – Ca ne servira à rien.

ALDO  (après un silence) - J’ai honte. J’ai honte, comme si j’étais responsable. (Un silence, puis, cherchant ses mots) Cette offense… (A Alberto, s’échauffant)… ça existe.

Personne ne peut plus… effacer ça, l’enlever. C’est quelque chose qu’on ne peut plus guérir.

ALBERTO – Ca ne peut plus se guérir... (Silence). Jamais rien ne pourra arriver d’assez bon, d’assez juste, pour effacer ça.

JEAN – C’est une dette trop lourde. Il n’y aura plus de justice.

ALDO – Ils ont tout contaminé. Nous aussi. Tout le genre humain. C’est pour ça que j’ai honte. Moi... nous, tu sais nous avions combattu. Nous avions essayé de combattre, de résister. Nous avions de la bonne volonté, mais elle n’a pas suffi.

ALEX (il entre par la gauche, suivi de deux prisonniers qui portent un bidon de soupe) - Essen empfangen! Schüssel heraus !

 

Tous tirent leur gamelle de sous leur paillasse. Les deux prisonniers mélangent dans le bidon, et s’apprêtent à distribuer la soupe. Les prisonniers se mettent en rang. Alex tient un carton à la main. Sigi passe le premier et reçoit une ration, puis s’en va manger. Jean idem. Flesch se présente, tendant sa gamelle.

 

1er PORTEUR – Einer von jenen... (Il faut un geste, de la main gauche, pour indiquer qui y va)... nach links gegangen.

ALEX  (contrôlant sur le carton qu’il tient à la main) – Ja, stimmt. Er bekommt zweimal.

Le premier porteur donne à Flesch deux rations de soupe. Aldo et Alberto passent. Ils reçoivent chacun une ration et vont manger. Sonnino se présente.

2ème PORTEUR – Der auch.

ALEX – Ja.

Le 2ème porteur donne deux rations à Sonnino. Beppo se présente.

1er PORTEUR – Der auch.

Alex fait un signe affirmatif de la tête. Le premier porteur donne à Beppo ses deux rations. Kuhn se présente, et reçoit une ration. 018 (il se présente et reçoit une ration. Il s’arrête. Attendant, puis timidement, en mauvais allemand) – Herr Kapo, Herr Kapo! Ich Nachschlag. (Faisant un signe avec deux doigts) Ich Selektion.

ALEX  (brutalement ) – Was willst du noch ? Du hast schon bekommen, Hau’ ab!

018 (se tournant vers ses compagnons, comme pour demander de l’aide) – Eh? Qu’est ce qu’il a dit ?

ADLER – Il dit que tu as déjà reçu ta ration. Il te dit de t’en aller.

018 – Mais... j’ai droit à la ration double. On m’a dis à gauche : dis-le lui, tout le monde l’a vu.

ALEX – Der lügt schon wieder!

ADLER – Il dit que ce n’est pas vrai.

018 (humblement) – Dis-lui qu’il aille contrôler les fiches : 45018 : fünfundvierzig null achtzen. J’ai échoué à gauche.

ALBERTO – C’est vrai, je l’ai vu moi aussi : il est allé à gauche.

JEAN – Oui, à gauche : moi aussi, j’ai vu

SIGI – Ja, es ist sein Recht.

PORTEUR (à Alex, avec indifférence) – Mag doch sein, Sehen Sie mal nach.

ALEX (contrôlant sur son carton, puis patiemment) – Ja, es stimmt doch. Los, giess ihm noch ein mal.

 

Le porteur verse à 018 sa seconde ration. 018 va s’asseoir sur le bord d’une couchette et commence à manger. Tous cessent de manger et observent 018 en silence, y compris Alex et les porteurs. Alex, en silence, fait signe aux porteurs de s’en aller, et sort avec eux, qui portent la marmite vide. Pendant, quelques instants, dans le silence général, l’effet sonore de 018 qui mange bruyamment sa soupe ; puis, peu à peu, tous recommencent à manger. Progressivement, on commence à entendre des bruits de cuiller, d’abord discrets, qui raclent les gamelles vides. Kuhn, pendant ce temps, ayant fini de manger est remonté sur sa couchette, imiter par les autres, tandis qu’on entend encore le bruit des cuillers sur le fond des gamelles vides. Il met son béret, s’accroupit à la turque, et commence à prier, balançant fortement son buste d’avant en arrière. Sa prière de remerciement est prononcée sur la cantilène caractéristique des juifs d’Orient. Lentement, le bruit des gamelles diminue, et la prière de Kuhn devient plus nette.

 

ALDO  (après quelques instants de stupeur) – Qui est-ce qui chante ?

ADLER – C’est le vieux Kuhn. Il prie. Il remercie Dieu, parce qu’il n’a pas été choisi.

JEAN – Remercier ? Mais pourquoi ? Mon Dieu, pourquoi ?

ALDO – (avec une intensité et un mépris grandissants) – Pourquoi ? Warum ? Perché ? Ici, il n’y a pas de pourquoi. (La lumière commence à baisser tout autour d’eux. La scène est plongée dans l’obscurité. Le visage d’Aldo, par contre, reste éclairé) Kuhn est un insensé. Il ne voit pas, près de lui, Beppo le Grec, qui a vingt ans, et qui demain ira dans la chambre à gaz, et qui le sait, et qui est étendu, regardant le plafond, sans rien dire, sans plus penser à rien ? Il ne sait pas, Kuhn, que la prochaine fois, ce sera son tour ? Il ne comprend pas, Kuhn, que l’abomination d’aujourd’hui ne sera jamais lavée, par aucune prière propitiatoire, par aucune expiration des coupables, par aucun pardon, par rien qu’il soit possible à l’homme d’accomplir ? Si j’étais Dieu, je cracherais à terre la prière de Kuhn.

 

Tandis que la lumière disparaît aussi du visage d’Aldo, pendant encore quelques instants la prière de Kuhn monte, puis s’éteint. Lumière sur un laboratoire de chimie industrielle ; rien ne doit rappeler la saleté fondamentale du Lager, qui a envahi les autres scènes. Dans un coin, un bureau. Au milieu de la scène, une table de travail blanche, quelques becs Bunsen, des objets de verre, des appareils, etc. Sur le bureau occupé par Stawinoga, des livres et du papier. Derrière le bureau, un gros diagramme de production. Stawinoga, en civil. Tantôt fort, tantôt doucement, le bruit d’une artillerie, en fond sonore. Aldo, timide, apeuré, déplace deux interrupteurs sur un appareil ; une lampe témoin s’allume.

 

STAWINOGA (satisfait) – Ja, sooo! Sie wissen ja Bescheid. (Il s’éloigne et retourne à son bureau).

GOLDNER  (entrant, joyeux) – Alors, tu as réussi, je n’aurais jamais cru !

ALDO – Il semble que oui, que l’examen de chimie ait été concluant ? (Méfiant et apeuré, il ne tient pas à continuer, et s’affaire autour de l’appareil).

GOLDNER – Et les autres italiens ? J’ai perdu contact : ça fait maintenant deux mois que je suis ici. Qu’est devenu Alberto? Et Sonnino? (Aldo, au nom de Sonnino, lève brusquement la tête, puis la baisse, silencieux) Ah, j’ai compris. (Un silence) Dommage! Juste maintenant, que ça va finir. Bon, c’est le passé : inutile d’y penser. Pense plutôt que tu as été admis au laboratoire, c’est le paradis, souviens-toi de ça. Essaie de ne pas faire de bêtises, et de ne pas te faire chasser. Dehors, quinze degrés sous zéro : et nous sommes seulement au début de décembre. (Aldo écoute avec inquiétude, continuant à travailler. De temps en temps, il lance un coup d’œil à Stawinoga qui continue à écrire. Goldner, à voix basse) Tu as peur de lui? Il est inoffensif, il écrit toute la journée, il ne lève jamais la tête. C’est un Allemand, mais il est différent des autres. Il laisse les gens vivre.

ALDO – C’est lui qui surveille le travail ?

GOLDNER – Il devrait, mais il s’en fout. Je crois qu’il aime Hitler autant que moi.

ALDO – Il sent peut-être que c’est la fin. L’un des rares qui soient lucides.

GOLDNER – De toute façon, c’est le plus facile des surveillants : l’homme qu’il faut, à la place qu’il faut.

 

Le canon s’amplifie.

 

ALDO (avec intensité) – Qu’est-ce qui va se passer, quand les Russes arriveront ?

GOLDNER – Inutile d’y penser. Il faut profiter des occasions, ici, et tout de suite. Ne pense pas à demain.

ALDO – Ne pas penser à demain, même si... Il s’interrompt brusquement, à la moitié de sa phrase, profondément troublé, parce qu’à ce moment, hors de scène, on entend la voix de la première jeune fille allemande qui chante en allemand Bambina innamorata.

GOLDNER – Qu’est-ce que tu as? Qu’est-ce qui te prend?

ALDO (ému) – Qu’est-ce que c’est?

GOLDNER – Les filles du laboratoire. Tu as oublié qu’au monde il y a aussi des filles? Pas mal du tout, tu sais, des filles allemandes, en civil, belles et propres. Au lieu de tenir en ordre le laboratoire, comme elles devraient le faire, elles chantent, elles bavardent, elles fument... elles cassent les appareils, et essaient de faire retomber la faute sur nous.

ALDO  (toujours ému, tandis que le chant continue) – Cette chanson...

GOLDNER – Et alors? Toutes les filles chantent : dans tous les laboratoires du monde.

 

Trois jeunes filles entrent, bavardent en allemand. L’une fume, l’autre mange un gros sandwich, la troisième porte un gros récipient de verre. Elles vont vers la table, ignorant les deux Häftlinge qui, instinctivement, s’écartent. Toutes les trois sont habillées de couleurs vives, blondes et bien peignées.

 

1ère FILLE (qui est rentrée en continuant sa chanson) – Fährst du Sonntag nach Hause? Das Reisen Ist so Beschwerlich.

2ème FILLE (entre deux bouchées) – Ich fahr Weihnachten. In zwei Wochen ist Schon Wieder Weihnachten.

3ème FILLE (posant le récipient sur la table) – Dieses Jahr ist so schnelle vergangen, kaum zu glauben! (Elle sort de sa poche une petite lime et commence à se limer les ongles).

 

Les trois jeunes filles tournent le dos et continuent à parler, de façon indistincte, de leurs fiancés, de la reprise des cartes, et des fêtes prochaines.

 

GOLDNER – C’est vrai, d’ici peu, ce sera Noël. Elles rentreront chez elles, et le voyage est un peu difficile.

ALDO – Je ne m’attendais pas à trouver des femmes ici. Je ne suis pas préparé. Des vêtements pareils... (Touchant ses vêtements avec dégoût) Avec cette puanteur du Lager sur nous.

GOLDNER – Ce ne sont pas les premières que tu vois. Il y a les Ukrainiènnes, au chantier ; et les Polonaises du magasin.

ALDO – Non, elles sont différentes. Fagotées comme nous, au milieu de la boue : je ne les sens pas près de moi comme des femmes.

STAWINOGA (s’approchant) – So, Monsieur, nehmen Sie die Muster ab... prenez échantillon dispersion Buna, faites analyses.

ALDO (regarde autour de lui, perplexe, puis comprend que Stawinoga fait allusion au récipient que la 3ème jeune fille a apporté. Il s’approche d’elle, très embarrassé) – darf ich die Muster Nehmen ?

3ème FILLE (le regardant, ennuyée, ne répond pas, et se tourne vers Stawinoga) – Mit den Stinkjuden möchte ich lieber gar nicht mitmachen! (Elle lui tourne le dos).

STAWINOGA (à Aldo, sérieux et froid, mais avec embarras) – S’il vous plaît, Monsieur, toujours à moi posez les questions, jamais parlez avec les demoiselles. (Il prend le récipient et le donne à Aldo, puis revient à son bureau, prend une feuille et s’en va derrière les trois jeunes filles qui sortent en parlant d’un air indifférent).

GOLDNER – Tu as entendu comment elle nous a parlés ?

ALDO – Oui, Stinkjuden : juifs puants

GOLDNER (sarcastique) – On ne peut pas leur donner tort, elle ne pense pas, il ne pensent pas que ce sont eux qui nous ont réduits à cet état.

ALDO – Ils se comportent comme si Moscou allait tomber, et au contraire, les Russes sont à quarante kilomètres d’ici. Qu’est-ce qu’ils pourraient faire d’autre ? Ce sont des Allemands.

GOLDNER – Ils nous ont toujours haïs, mais maintenant, il y a quelque chose de nouveau. Ils nous craignent : tu as vu comment ils nous regardent? Ils ont peur de nous. Il a fallu les canons des Russes... (Indiquant l’extérieur, d’où l’on continue à entendre le bruit du camion)... Pour les retirer de leur rêve de domination. Maintenant, ils voient leur ruine, et ils ne comprennent pas. Nous ne sommes plus seulement leurs victimes, nous sommes leurs ennemis. En chacun de nous, ils voient la joie de la vengeance et le mépris de la revanche.

ALDO (à voix basse, excité) – La revanche! Tu as su, pour Birkenau ?

GOLDNER – Oui, j’ai entendu parler : tout le camp en discute. L’un des crématoires a sauté.

ALDO – Tu ne sais rien d’autre?

GOLDNER – Pas grand chose : il paraît que c’est une initiative du Sonderkommando.

ALDO -  Qu’est-ce que le Sonderkommando?

GOLDNER – C’est l’équipe des désespérés : mille hommes, ceux qui font fonctionner la chambre à gaz et les fours. Ils mangent bien, ils ont de l’argent, de l’alcool, du tabac, mais tous les trois mois, ils y passent eux aussi, dans la chambre à gaz, et ils le savent. Ils sont robustes et bien nourris. On comprend qu’ils aient eu la force de se rebeller.

 

De l’extérieur, à des distances différents, le bruit répété de plusieurs sirènes.

 

ALDO (regardant Goldner d’un air interrogateur) – A cette heure-ci? Il n’est pas encore six heures. Qu’est-ce que ça veut? Alex entre en courant par la droite. Stawinoga entre par le fond.

ALEX – Los, raus, ihr beide. Mitkommen.

STAWINOGA  (protestant) – Ader wie? Es ist noch kein Feierabend!

 Alex, sans répondre, pousse vers la sortie Aldo et Goldner. Lumière brusquement éteinte. Les bruits de sirènes continuent.

1ère VOIX D’ALLEMAND (dans le haut-parleur, dans l’obscurité) – Alle Kommandos, antreten!

2ème VOIX D’ALLEMAND – In dem Appell platz einordnen!

3ème VOIX D’ALLEMAND – Vordermann und Seitenrichtung!

 

La lumière baisse sur la scène. Au fond, une estrade d’environ un mètre et demi de haut. Sur l’estrade, le tabouret du condamné, la potence avec la corde. Au début de la scène, l’estrade et la potence sont dans l’ombre, et la lumière éclaire seulement les files de prisonniers qui sont groupés sur le devant de la scène, le dos tourné vers le public. Les prisonniers ont leur béret sur la tête. Pendant quelques secondes, le murmure confus des prisonniers, puis deux réflecteurs croisés éclairent brusquement la potence. Convergeant sur la corde. Le murmure monte, exprimant l’horreur.

 

1ère VOIX D’ALLEMAND (dans un haut-parleur, impérieuse) – Ruhe! (le murmure cesse brusquement. L’orchestre dans le haut-parleur, attaque Rosamunda. Sur la musique, deux Kapos accompagnent le condamné, par un petit escalier, jusqu’à l’estrade. Tandis que l’orchestre continue à jouer, ils font monter le condamné sur le tabouret et lui passe la corde autour du cou, puis ils se mettent de chaque côté du condamné qui a les mains liées derrière le dos. L’orchestre cesse brusquement, au milieu d’une mesure. Première voix d’Allemand, dans le haut-parleur. Très excitée, elle exprime une grande colère, en même temps que l’impuissance, elle est presque étouffée par la rage. Dans cet esprit, la voix résonne tellement déformée qu’elle est presque incompréhensible, même pour ceux qui connaissent l’allemand) Häftling 46853 ; du hast dich schulding gemacht ; erstens, durch Zerstörung von Staatseigentum ; zweitens, den Anordnungen der Vorgesetzten nicht zu filgen ; und drittens, du hast gegen des Führers Plan zur Reinhaltung der Arischen Rasse gehandelt. (avec une colère croissante ) Was bildest du dri ein, du verfluchter Schmarotzer, dich über den Willen und die Ordnung des Reiches zu erheben! Wir werden es dir schon beibringen – und wir werden es euch allen noch beibringen – dass Ungehorsam und Uberheblichkeit mit der äussersten Härte und ohne Gnade besrtaft Werden. Du bist schuldig; das Urteil Tod durch hängen, Wenn einer den Weisungen des Führers trotz, wird er dasselbe Ende finden wie dieser verdammte Schuft den ihr alle vor euch seht. (Silence) Heil Hitler! Habt ihr verstanden?

TOUS (Sombres et résignés) Jawohl!

 

Roulement de tambour. Les tambours s’arrêtent.

 

CONDAMNE  (une seconde avant qu’on ne lui ôte le tabouret de sous les pieds, à voix très forte) - Camarades, je suis le dernier! Le second Kapo lui enlève le tabouret. L’orchestre recommence à jouer Rosamond.

1ère VOIX D’ALLEMAND (rythmant sur la musique, dans le haut-parleur) – Mütze... ab!

 

Tous, d’un mouvement brusque, ensemble, enlèvent leur béret. Dès que la pendaison est terminée, la lumière commence a baisser sur la scène, puis c’est l’obscurité totale, après que les prisonniers aient enlevé leur béret. Lumière peu à peu sur le chœur.

 

CHOEUR :

1er HOMME – Il avait participé à la révolte de Birkenau.

2ème HOMME – on dit qu’il avait apporté des armes dans notre camp...

3ème HOMME – Qu’il complotait une révolte chez nous aussi.

4ème HOMME – Qui a répondu « Jawohl » ?

5ème HOMME – Tous, et personne.

6ème HOMME – Mais nous avons tous entendu le cri du mourant.

1er HOMME – Au pied de la potence, au seuil de la nuit, il a crié :

2ème HOMME – « Camarades, je suis le dernier !»

3ème HOMME – Ces paroles pénétrèrent au-delà des anciennes barrières d’inertie, et de soumission...

4ème HOMME – Elles frappèrent le coeur vif de l’homme, en chacun de nous.

5ème HOMME – Mais parmi nous, troupeau abject...

6ème HOMME – Aucune voix ne s’est élevée...

1er HOMME – Pas un murmure...

2ème HOMME – Pas un signe d’assentiment...

3ème HOMME – Rien ne s’est passé.

4ème HOMME – Nous sommes restés debout...

5ème HOMME – Courbés, gris, la tête baissée...

6ème HOMME – Et nous ne nous sommes découverts...

1er HOMME – Que lorsque l’Allemand l’a ordonné.

2ème HOMME – A nouveau en colonnes...

3ème HOMME – Nous avons défilés, devant les derniers frémissements du mourant.

4ème HOMME – Les SS nous regardaient passer d’un œil indifférent.

5ème HOMME – Leur œuvre est accomplie.

6ème HOMME – Elle est bien accomplie.

1er HOMME – Il est difficile de détruire l’homme…

2ème HOMME – Presque aussi difficile que de le créer.

3ème HOMME – Ca n’a pas été commode...

4ème HOMME – Ca n’a pas été rapide...

5ème HOMME – Mais vous y êtes parvenus…

6ème HOMME – Allemands...

1er HOMME – Maintenant, les Russes peuvent venir.

2ème HOMME – Il n’y a plus d’hommes forts parmi nous.

3ème HOMME – Le dernier pend au-dessus de nos têtes...

4ème HOMME – Et pour les autres, il a suffi de quelques cordes.

5ème HOMME – Les russes peuvent venir...

6ème HOMME – Ils ne trouveront plus que nous domptés.

1er HOMME – Que nous, éteints...

2ème HOMME – Nous. Dignes, maintenant, de la mort désarmée qui nous attend.

 

La lumière disparaît sur le chœur et éclaire en même temps la scène. L’intérieur de l’hôpital. Deux étages de couchettes de trois couchettes chacun. Entre les deux, sur le mur du fond, une porte en verre cathédrale sur laquelle on lit à l’envers l’inscription INFEKTION.

Au centre de chaque mur latéral, un fenêtre vitrée avec des bandes de papier gommé. Aldo grimpe avec difficulté sur sa couchette ; puis, méthodiquement, il enlève sa veste, l’enroule et la cache sous la paillasse. Il enlève de sa poche, sous le genou, sa cuiller au manche aiguisé et la plante dans le bois de la couchette.

 

ARTHUR (Pendant qu’Aldo s’installe) – Tiens, un nouveau! Faut espérer qu’il n’amène pas une maladie nouvelle.

CHARLES (qui est sur la couchette devant Aldo, observe avec stupeur ; puis, s’adressant à Arthur qui se trouve sur la couchette du dessous) – Il n’a pas encore fini. C’est marrant! (Aldo, d’une autre poche, tire un petit sac d’étoffe. Charles, à Aldo) Eh bien, alors? Qu’est-ce que c’est que ça? Une exposition?

ALDO (sérieux) – C’est mon nécessaire.

CHARLES – N’est pas français, toi!

ALDO –  Non, Italien.

CHARLES – Ah bon, ma mère est italienne.

ALDO (coupant cours) – Ah! (Il place le petit sac sous la paillasse).

CHARLES – Qu’est-ce qu’il y a dans le petit sac? (Aldo ne répond pas) A moi, on m’a tout enlevé quand je suis rentré à l’infirmerie. Toi, comment as-tu fais?

ALDO (évasif) – Ce sont des choses qu’on apprend.

CHARLES – Alors, il y a longtemps que tu es ici!

ALDO (brusque) – Toi, par contre, ça ne fait pas longtemps. Tu parles trop. (Et il s’étend sur sa couchette).

 

Brouhaha à l’extérieur Charles et Arthur écoutent, inquiets. Aldo est indifférent. Des voix excitées, un va-et-vient. Les Allemands, préparent rapidement l’évacuation du camp. Les voix d’allemands, à différentes distances, se croisent et se mêlent pendant toute la séquence suivante, mais ne doivent pas être compréhensibles.

 

1ère VOIX D’ALLEMAND – Alle heraus!

2ème VOIX D’ALLEMAND – Appell, Appell !

3ème VOIX D’ALLEMAND – Nur die Kranken bleiden im Lager!

1ère VOIX D’ALLEMAND – Los! Los!

2ème VOIX D’ALLEMAND – Schnell, schnell!

CHARLES (inquiet, à Aldo) – Qu’est ce qui se passe dehors?

ARTHUR – Qu’est-ce qui se passe? Qu’est-ce que s’est que cette pagaille?

ALDO (à contrecœur) – Je ne sais pas. Ça arrive de temps en temps : ils crient tout le temps.

ASKENASI (c’est un personnage grotesque, grand et corpulent. Il parle une langue étrange, mélangée, colorée. Il entre, habillé en Häftling. Il a un rasoir et un blaireau en poche ; à la main, une bassine d’eau chaude. En mauvais allemand) – Rasieren! Alles zum rasieren! (En mauvais français, s’aidant d’un geste) Couper la barbe, tous la barbe. Scheiss egal, sano y malato : a los vivos e a los muertos! (Il a un morceau de cuir qui pend de sa ceinture. Il commence à affûter son rasoir)

ARTHUR – Qu’est-ce qu’il nous veut, cette tête-là?

ALDO –  C’est le barbier de l’infirmier. Il vient toutes les semaines.

ASKENASI (avec la mimique calabraise, faisant des grimaces et plissant les yeux) - Oh, oui, oui! Toutes les semaines ! Eh, mais ... (tout bas, à Aldo) ...hoi, aujourd’hui, es la ultima vez la dernière fois.

 

ALDO (s’asseyant sur sa couchette) –  La dernière fois? Qu’est-ce que ça veut dire?

ASKENASI (indiquant l’extérieur) – No entiendes Hay que verlo... Tu vas voir, los Alemanes, les Allemands, come corren… Por todas partes! (Baissant encore la voix) Morgen, Alle Kamarad weg ; demain, partir tous, tous dehors... todos, todos! Manana se van todos !

CHARLES  (qui n’a pas bien compris) – Qu’est-ce qu’il a dit? On nous emmène?

ALDO – Tout le monde? Nous aussi? Les malades aussi?

ASKENASI (poursuivant son discours) – Hay que ver el campo! Il Lager... Schreibstube : (S’aidant de gestes) El escritorio... pfff! Fuego! Feu! Tous documents brûlés! Buna… toutes mines prêtes. Los alemanes... coren, coren... Ordres, contre-ordres... Partir... arrêter... partis encore. Los Kapos, armés. Revolvers... Caos, caos ! Magasins! kaputt... chaussures... zapatos per tutto! Grande confusion!

SAMUELIDIS  (il entre, vêtu d’une veste de Häftling , un sac de montagne plein sur l’épaule, un pantalon civil, des bottes et passe-montagne. Autoritaire, à Askenasi) – Pas de barbe! Dehors, dehors, fiche le camp!

ASKENASI (il sort, et sur le seuil, se retournant joyeusement vers Aldo, derrière le dos de Samuelidis ) – Hasta la vista! (Il sort).

ALDO  (à Samuelidis) – Tout le monde doit partir? A pied?

CHARLES – Et où?

ALDO – Et nous? Et ceux qui ne peuvent pas marcher?

SAMUELIDIS (riant sèchement) – Non, pas vous. Vous, vous restez tranquillement ici. (Très excité par le départ, euphorique) Ne bougez pas de vos lits. (Il s’en va, réfléchissant, il s’arrête, tire de sa poche un petit livre en mauvais état, revient près de la couchette d’Aldo, et lui jette) Tiens, l’Italien, lis... (Très ironiquement) Moi, je n’en ai plus besoin : tu me le rendras quand nous nous reverrons. (Il sort rapidement).

CHARLES (qui a suivi attentivement, avec une inquiétude visible) – « Quand nous nous reverrons» ?

ALDO (à voix basse, pour lui-même) – Vaut rien!

CHARLES  (à Arthur) – Paraît qu’on nous laisse ici. (A Aldo) Et la boustifaille? Et manger?

ALDO (hésitant) – Je ne sais… pas jusqu’à quand nous aurons encore besoin.

CHARLES – Ah, c’est comme ça? Mais alors... (Et avec des gestes mal assurés, d’homme gravement malade, il se prépare à descendre de sa couchette).

ALDO – Qu’est-ce que tu fais?

CHARLES (poursuivant son effort) – Je m’en vais. Je vais avec eux.

ALDO – Tu es fou. Tu vois bien que tu ne tiens pas debout. Dans notre état, au milieu de la neige, nous ne ferons pas cent mètres. Ils nous abattraient tout de suite. Alberto rentre prudemment par la porte du fond. Il a un chiffon de couverture en guise d’écharpe autour du cou, et sous le bras un paquet de haillons. Il regarde autour de lui, cherchant Aldo. Aldo, en le voyant) Alberto! Comment es-tu entré ? C’est le coin des « contagieux » !

ALBERTO – Si tu savais ce que je m’en fous! Comment vas-tu? (S’approchant d’Aldo) Comment te sens-tu?

ALDO – Pas trop bien! J’ai quarante de fièvre.

ALBERTO – Ah! (Bref silence. Déçu) Je t’avais apporté une paire de chaussures. Je te les laisse tout de même ; (Un autre silence) elles te serviront après.

ALDO (incrédule) – Oui, peut-être. Merci. (Regardant l’écharpe et les chaussures d’Aldo) Tu pars aussi, alors? Quand? Où allez-vous? Ils vous ont donné à manger?

ALBERTO – Oui, ils nous font tous partir, et tout de suite. On ne sait pas où. On ne sait rien de précis. Ils nous ont donné trois rations de pain : peut-être qu’ils vous les donneront à vous aussi.

ALDO (hésitant) – Et qu’est-ce qu’ils vont faire de nous?

ALBERTO (baissant les yeux, puis reprenant tout de suite, visiblement embarrassé) – Je ne sais pas, vous restez peut-être ici. De toute façon, qu’est-ce que vous pouvez faire ? Et qui peut le savoir, ce qu’il faut faire? Qui sait si nous arriverons, et où? (Un bref silence). Il y en a qui ont fait semblant d’être malades, pour ne pas partir. Moi pas : Je préfère m’en aller.

ALDO – Moi, je reste. Je ne peux pas faire autrement.

1ère VOIX D’ALLEMAND (dans le haut-parleur, sur le bruit de fond des préparatifs du départ, qui se poursuivent à l’extérieur) – Aufgehen! Es ist so weit!

ALBERTO (soudain décidé) – Au revoir, Aldo. Préviens mes parents si tu reviens avant moi. J’en ferai autant.

ALDO – Au revoir, Alberto. Bonne chance.

ALBERTO – Bonne chance. (Il sort rapidement par la porte du fond).

A l’extérieur, bruit d’une charrette qui s’arrête.

2ème VOIX D’ALLEMAND (précipitée, mais claire, dans le haut-parleur) – Brot verteilen! Beeilt Euch!

Un kapo entre en courant avec un panier ; il jette rapidement un gros pain sur chaque couchette, puis, toujours en courant, il sort. A l’extérieur, bruit de la charrette qui s’éloigne, puis d’autres bruits variés de départ, puis, au bout de quelques secondes, tous les bruits cessent complètement.

ARTHUR (soupesant le pain) – C’est un kilo! pas mal, n’est-ce pas?

CHARLES – Trois rations, dis donc! C’est pas un mauvais signe! (Et il se met à manger).

ALDO (reposant le pain) – Il est préférable de faire des économies. Combien de jours faudrait-il le faire durer? (Il s’arrête, écoutant).

 

Charles s’arrête lui aussi pour écouter, et cesse de manger. Ils s’aperçoivent que dehors tout est silencieux.

 

ARTHUR – On n’entend plus rien!

CHARLES (à Arthur) – Ils sont partis. (À Aldo) Nous sommes seuls.

Pendant quelques secondes, en scène, c’est le silence absolu. Aldo, Charles et Arthur, assis sur les couchettes, tendent l’oreille. Le silence n’est rompu que par la respiration lourde et rauque des trois autres malades.

ALDO (descendant avec peine de sa couchette, pieds nus, se traîne à la fenêtre. Il scrute attentivement dehors) – Nous ne sommes pas seuls. Il y en a quatre, dehors, aux quatre coins. Quatre SS : avec la mitrailleuse pointée... (Il s’écarte de la fenêtre, puis résigné…) vers nous... (À l’extérieur, le sifflement déchirant d’une bombe. Explosion. Bombardement, avec effet d’avions. Les lumières s’éteignent. Bruit de vitres brisées aux portes et aux fenêtres. La lumière n’est produite que par les explosions et les incendies. Schenk se précipite à moitié nu hors de sa couchette et s’étend par terre en hurlant. Autres explosions, la dernière tout près. Obscurité soudaine. Lumière progressive. La scène est comme auparavant. Silence absolu à l’extérieur, seul le sifflement du vent qui fait battre les portes et les fenêtres ; Les vitres sont en morceaux. Tous les malades sont sur leurs couchettes. Aldo se lève avec peine, s’enroule dans sa couverture et va à la fenêtre. Regardant à l’extérieur et tremblant de froid) La moitié du camp est détruite (Un silence) Les SS ne sont plus là. Espérons qu’ils ne reviendront pas. (Se redressant avec peine) Il faut nous remuer, sinon on va mourir de froid. Charles, aide-moi. Et toi Arthur, va chercher des couvertures dans la piaule à côté. (Charles se lève. Arthur se lève : il s’enroule dans sa couverture et sort avec peine) Essayons de fermer les fenêtres, au moins avec des couvertures.

CHARLES (tente, aidé par Aldo, de coincer une couverture dans les fentes de la fenêtre, mais sans y parvenir) – Merde alors! ça ne tient pas.

ALDO – Il faudrait un marteau et des clous.

 

Arthur entre avec un tas de couvertures sales ; il tient un marteau.

 

CHARLES  (Lui prenant le marteau, le montrant à Aldo) – Juste ce qu’il nous fallait.

ALDO (à Charles)  Et les clous?

ARTHUR – Des clous? (Il en sort une poignée d’une de ses poches) – Voici (content, à Aldo) Pas bête, le copain !

 

 Ils commencent tous les trois à clouer les couvertures aux deux fenêtres. Towarowski se dresse et s’assoit sur sa couchette, et les regarde admiratif.

 

ALDO  (à Charles) – Un peu plus tendue, que le vent ne passe pas.

CHARLES – Ca ne servira pas à grand’ chose. Il n’y a plus de chauffage.

ARTHUR – C’est un poêle qu’il nous faudrait!

ALDO   Oui, un poêle. Il faut l’organiser: un moment.

(Il écarte la couverture et regarde dehors) Voilà, juste là, devant nous... (A Charles) viens voir, au milieu de ces ferrailles. C’était le baraquement des fonctionnaires. Tu vois? Il n’a pas l’air endommagé.

CHARLES  (excité) – Allons-y : (À Charles) Et toi, entre-temps tâche d’arranger la porte.

ALDO (enfilant ses chaussures, à Charles) – Tu ne vas pas sortir pieds nus? Tiens. (Il lui tend son couteau) Coupe deux morceaux dans une couverture, et enroule-les autour de tes pieds.

CHARLES  (s’exécutant avec rapidé) – Et pour brûler dans le poêle?

ALDO – Ne t’inquiètes pas. (Il fait signe vers l’extérieur) Dehors, il y a du bois tant que tu en veux : les débris des baraques bombardées. Tu as fini, tu es prêt ?

CHARLES – Presque. Et pour l’apporter ici ? Ce sera lourd.

ALDO – Il y a les chariots de la soupe. (Il sort par le fond avec Charles).

Arthur traîne le banc près de la porte, y monte et commence à clouer une couverture.

TOWAROWSKI  (il finit de couper méticuleusement trois tranches de pain de son morceau. A Arthur, d’une voix faible) – Eh... (Arthur n’entend pas et continue à travailler. Towaroski, un peu plus fort) Eh... du! Arthur se retourne, surpris. Towaroski, faisant signe de s’approcher) Chodz tutaj... (Arthur s’approche de deux pas puis s’arrête, soupçonneux. Towaroski, insistant) Chodz ; komm.

ARTHUR (pour lui-même) – Et alors, qu’est-ce qu’il veut, çui-là? (Il reste immobile. Towaroski lui tend une tranche de pain. Arthur, ahuri) Oh bon Dieu! il est... il est… il n’est pas normal.

TOWAROWSKI – Chleb. Brot. (Et il le lui tend encore) Für dich.

ARTHUR – C’est pour moi? Pourquoi ?

TOWAROWSKI (montrant les fenêtres) – Dobra rabota. Gute Arbeit. (Indiquant Arthur) Du Gut kamarad. (Arthur s’approche en hésitant, et accepte le pain, mais ne le mange pas. Towaroski, montrant les deux autres tranches de pain) Twa kamarad, twa brot. (En montrant une) Aldo. Montrant (montrant l’autre) Sarl.

 

Arthur, embarrassé, reste un instant hésitant, sa tranche de pain à la main. Aldo et Charles entrent, poussant un chariot bas, sur lequel ils ont chargé le poêle, les tuyaux, des morceaux de fer et un récipient. Ils se laissent tomber haletants sur le banc).

 

ARTHUR (il se retourne et montre la tranche de pain aux deux hommes, puis, encore stupéfait) – Regardez voir!

ALDO (essoufflé) – Eh bien, pourquoi ne le manges-tu pas?

ARTHUR – C’est pas à moi. C’est lui...(Montrant Towarowski) qui l’a donné.

TOWAROWSKI (tendant les deux tranches, et les appelant ) - Aldo, Sarl! Gute Arbeit. Bruder... (Montrant le poêle) Ofen, Oifen, für alle Kommen. Aldo et Charles s’approchent et prennent le pain.

ALDO –  Dziekuje. Danke.

CHARLES – Merci.

ALDO (Emu)  – Hier, ça ne serait pas arrivé. Au Lager, le pain, on le vole, on ne l’offre pas.

CHARLES  (L’interrompant) – Maintenant, il faut le monter.

Tous les trois posent le pain sur leur couchette. Ils descendent le poêle du chariot. Aldo et Charles montent rapidement le poêle près la fenêtre, y enfoncent le tuyau vertical terminé par un coude qui sort par la fenêtre.

ARTHUR  (Pendant ce temps il décharge le bois ; sous le bois, il trouve un récipient. Joyeusement surpris) – Tiens, des choux! Une fameuse trouvaille. (Montrant quelques choux) C’est du bon travail pour les bonshommes. Il en donne un à Towarowski) chou. (Faisant le geste d’éplucher) Eplucher! (Riant) Gute Arbeit, gut Kamarad.

TOWAROWSKI (acquiesçant d’un mouvement de tête et commençant le travail) – Da Gut Karasciò!

 

ARTHUR (s’approche de Shenk et le secoue) – Allez, au boulot! (Shenk s’assied en gémissant. Arthur, lui tendant un chou avec les gestes habituels) Tiens, toi aussi, un peu d’exercice, ça va te faire du bien (Shenk s’exécute de mauvais gré. Charles et Aldo, pendant ce temps, bourrent le poêle. Arthur s’approche de Somogyi, le secoue légèrement, Somogyi gémit et reste couché sur un côté) C’est pas la peine d’insister (Secouant la tête) Il est foutu, le pauvre. (Il va s’assoir sur le banc et épluche le troisième chou qu’il met dans le récipient)

 

CHARLES – Trois choux, c’est un peu maigre.

ALDO – Pour aujourd’hui, nous avons encore du pain. Puis nous retournerons dehors. Il y a d’autres choux, derrière la cuisine. Et aussi un dépôt de patates.

ARTHUR   Des patates?

ALDO – Oui, vous verrez : nous ne mourons plus de faim.

CHARLES – Il nous manque tant d’autres choses : du sel, des récipients... et aussi des médicaments. Nous sommes tous malades. Vous l’avez oublié?

ALDO – Inutile d’y penser. Maintenant, il faut allumer. (Il va à la couchette, et tire sous sa paillasse le petit sac d’étoffe qu’il y avait placé. Il en sort un paquet d’allumettes. Il revient près du poêle. Il tire dessous sa poitrine un morceau de journal. Il allume).

CHARLES  (admiratif) – Ton nécessaire!

Arthur prend les choux et les met dans le récipient, puis met le récipient sur le feu. Charles approche le banc du poêle, et tout les trois s’assoient.

ARTHUR (tendant les mains) – Ca fait du bien.

CHARLES – C’est presque comme chez soi. (Un petit silence) Nous y arriverons, chez nous?

Somogyi respire lourdement : peu à peu, le rythme de sa respiration se change en un « jawohl » scandé et répété continuellement, sur différents tons, tantôt plus fort, tantôt plus doucement. Il continuera pendant toute la scène.

ALDO  (après un silence général) – Nous arriverons chez nous. (Un silence) Peut-être pas tous.

CHARLES  (faisant allusion à Somogyi) – Il es mourant.

ARTHUR – Pauvre vieux! Je crois que c’est fini pour lui.

 

Au dehors, bruits de motos qui s’arrêtent : dans un haut-parleur, voix excitées d’Allemands.

 

1ère VOIX D’ALLEMAND  – Was macht ihr da?

2ème VOIX D’ALLEMAND  – Alle ‘raus, ‘raus, schnell!

3ème VOIX D’ALLEMAND – Hände hoch!

 

Toujours au dehors, des portes qui claquent, un piétinement, des hurlements coupés par une longue raffale de mitrailleuse. Somogyi, râlant, continue à répéter « Jawohl ». Les voix des Allemands se rapprochent dans le haut-parleur, ainsi que des pas lourds.

 

1ère VOIX D’ALLEMAND – Noch jemand da?

2ème VOIX D’ALLEMAND – Nein : es ist alles still.

ARTHUR  (à voix basse, excité) – (Il faut le faire taire. (Il s’approche prudemment et bâillonne Somogyi).

ALDO – Le poêle. Ils vont voir la fumée.

 

Charles, sur la pointe des pieds, se précipite vers le poêle. Le haut-parleur très proche, mais tranquille.

 

3ème VOIX D’ALLEMAND (toujours dans

Sie sin dalle tot. Fahren wir ab!

Bruit de motos qui repartent et s’éloignent. Tous se relaxent. Arthur ôte sa main de la bouche de Somogyi. Le râle étouffé reprend, avec le continuel « Jawohl »)

CHARLES – Qu’est-ce qui s’est passé dehors? Je vais voir.

ALDO – Attends : c’est peut-être dangereux. Charles sort tout de même.

TOWAROWSKI  (avec un soupir de soulagement) – Sie sind alle weg. Tous partis.

ARTHUR – Qu’est-ce qu’il dit?

ALDO –  Qu’ils sont tous partis. Est-ce bien vrai?

ARTHUR – Faut espérer. (Un silence) Et celui-là qui ne revient pas ! A quoi bon sortir dans un moment pareil!

ALDO (inquiet) – Il pouvait au moins attendre. (Charles rentre, bouleversé, et s’arrête sur le seuil, sans parler. Tous les regardent d’un air intrigué) – Et alors?

CHARLES (après une hésitation, horrifié) – Il y avait dix-huit français... Ils s’étaient installés dans la baraque des SS... ici. Derrière. Ils avaient trouvé à manger... les lits vides... et aussi à boire... bière, wodka... Ils les ont tous tués, sur place, puis ils sont partis.

ARTHUR  (apeuré) – Des Français, penses-tu! Des copains peut-être?

ALDO (avec énergie) – Les chaussures!

CHARLES (ahuri) – Quelles chaussures!

ALDO – Les chaussures des morts, celles des Français! Vite, allons les prendre, avant qu’elles gèlent. Ou quelqu’un d’autre y pensera. (Il sort, suivi de Charles).

 

Somogyi râle plus fort, répétant « Jawohl » d’une voix de plus en plus lourde, mais sur un ton plus haut. Ce sont les derniers spasmes de la mort. Puis il a un sursaut : on dirait qu’il va s’asseoir sur sa couchette, il prononce le dernier « Jawohl », s’écroule mort, tombe de sa couchette sur le plancher. Aldo et Charles reviennent par le fond, tenant un tas de couvertures, de chaussures, de bouteilles et de vestes militaires. Ils restent immobiles, muets.

 

ARTHUR (tristement) – La mort l’a chassé de son lit.

 

La lumière disparaît brutalement ; en même temps elle éclaire le chœur.

 

CHOEUR :

1er HOMME – Le dernier vestige de civilisation avait disparu autour de nous et en nous.

2ème HOMME – Est un homme celui qui tue...

3ème HOMME – Est un homme celui qui inflige ou subit une injustice...

4ème HOMME – N’est pas un homme celui qui, ayant perdu toute retenue, partage son lit avec un cadavre...

5ème HOMME – Celui qui a attendu que son voisin finisse de mourir...

6ème HOMME – ... pour lui enlever ses chaussures

1er HOMME – Elle n’est pas humaine, l’expérience de celui qui a vécu ces jours ...

2ème HOMME – ... où l’homme était une chose aux yeux de l’homme.

3ème HOMME – Nous étions gisants, dans un monde de larves et de morts.

4ème HOMME – Pendant trois jours, par vagues, nous entendîmes le fracas de la Wermacht en fuite.

5ème HOMME – Des blindés, des chars « tigres », camouflés en banc...

6ème HOMME – ... Des Allemands, à cheval, des Allemands en bicyclette...

1er HOMME – Des Allemands à pied, armés et désarmés.

2ème HOMME – On aurait dit que ça ne finirait jamais.

3ème HOMME – Mais ça finit : à l’aube du quatrième jour.

4ème HOMME – Nous aurions presque préféré entendre encore quelque chose en mouvement.

5ème HOMME – Le Lager était silencieux.

6ème HOMME – A peine mort, il était déjà décomposé...

1er HOMME – Les fenêtres et les portes éventrées battaient dans le vent...

2ème HOMME –... Les tôles grinçaient, disjointes des toits...

3ème HOMME –... Partout l’ordure, les cadavres nus et tordus.

4ème HOMME – La plaine apparaissait déserte et raide...

5ème HOMME – Mortellement triste...

6ème HOMME – Sous le vol des corbeaux...

1er HOMME – Blanche à perte de vue...

La lumière diminue sur le chœur et éclaire en même temps la scène. Enveloppés dans des couvertures et des chiffons, Aldo et Charles s’avancent à pas pesants, dans la tourmente. Sifflement du vent.

ALDO (montrant le fond de la scène) – Ce doit être là bas, vers le levant.

CHARLES – Il y en aura encore?

ALDO Il y avait deux quintaux de patates, cachées sous terre. J’y étais quand on les a déchargées.

CHARLES  – Comment allons-nous les trouver, sous toute cette neige?

ALDO – suivons la piste des autres. Il y en a qui en auront déjà pris.

CHARLES – Quelle piste? Il n’y a plus personne. Tous sont morts. Nous sommes restés seuls.

 

ALDO (s’arrête, haletant ; ils regardent autour d’eux pour s’orienter) – Elles sont là bas, viens.

CHARLES  (touchant l’épaule d’Aldo) – Aldo.

ALDO – Quoi?

CHARLES (indiquant le point d’où ils viennent) – Là, les fils de fer barbelés du camp. (Sans joie, avec stupeur et fatigue). Tu t’en es aperçu ? Nous sommes dehors.

ALDO  (lui aussi étonné et fatigué, sans enthousiasme) – Dehors. Hors du Lager.

CHARLES – C’est fini.

ALDO – Il n’y a plus de barbelés entre nous et nos maisons.

CHARLES – Mais elles sont encore si loin...

 

Ils repartent lourdement dans la direction précédente. Progressivement, dans le haut-parleur, le thème de la prière hébraïque du camp de Fossoli. Quand Aldo et Charles sont sortis de la scène, la musique croît jusqu’au maximum : la toile de fond s’éclaire, la scène est restée vide et nue. La musique diminue. De tous les côtés, asymétriquement, entrent à pas lents, comme des ombres qui reviendraient témoigner, tous les personnages. Ils sont tous habillés en Häftling. A contre-jour, ils prennent chacun une place, n’importe laquelle. Quand tous sont présents et immobiles...

 

1er PERSONNAGE – Vous qui vivez en sécurité...

2ème PERSONNAGE – ... Dans vos maisons tièdes...

3ème PERSONNAGE – Vous qui trouvez, en rentrant, le soir...

4ème PERSONNAGE – Un repas chaud et des visages amis ...

5ème PERSONNAGE – Réfléchissez : est-il un homme...

6ème PERSONNAGE – Celui qui travaille dans la boue...

7ème PERSONNAGE – Qui n’a pas de paix...

8ème PERSONNAGE – Qui se bat pour un morceau de pain...

9ème PERSONNAGE – Qui meurt pour un oui ou non.

10èmePERSONNAGE – Réfléchissez : est-elle une femme...

11ème PERSONNAGE – Celle qui n’a plus de cheveux, plus de nom...

12ème PERSONNAGE – Plus la force de se souvenir...

13ème PERSONNAGE – Les yeux vides, le sein froid...

14ème PERSONNAGE – Comme une grenouille, en hiver...

15ème PERSONNAGE – Méditez : cela s’est produit...

16ème PERSONNAGE – Je vous livre ces paroles comme un ordre...

17ème PERSONNAGE – Gravez-les dans votre coeur...

18ème PERSONNAGE – Quand vous êtes chez vous, quand vous vous promenez...

19èmePERSONNAGE – En vous couchant, en vous levant...

20ème PERSONNAGE – Répétez-les à vos enfants...

21ème PERSONNAGE – Sinon, que votre maison s’écroule...

22ème PERSONNAGE – Que la maladie vous frappe...

23ème PERSONNAGE – Que vos fils détournent de vous leur visage.

 

Tandis que la musique s’achève, le rideau descend lentement.