Texte : Extrait 5 (le travail du chantier)
ADLER (faisant signe à Aldo) – Ein Zugang, Ja ? Komm hier auf.
ALDO – Comment ?
ADLER (avec un accent allemand) – Viens ici. C’est ta place.
ALDO (il monte et Adler recule pour lui faire de la place. Aldo se couche. Au bout d’un moment) – J’ai faim.
ADLER – Ici, tout le monde toujours faim.
ALDO – Quand distribueront-ils la soupe ? Demain ?
ADLER – Matin, avant travail.
ALDO – Comment vais-je la manger, sans cuillère ?
ADLER – Acheter, avec pain.
VOIX (provenant des autres couchettes) - Ruhe ! Ruhe !
ADLER (baissant la voix) – Ils disent pas parler. Temps de dormir. Dormir important.
ALDO (après une pause) – Quand vont-ils m’envoyer au travail ?
ADLER – Chaque jour. Ausrücken... Einrücken... sortir.. rentrer... travailler... dormir... tombé malade… guérir ou mourir.
ALDO – Et jusqu’à quand?
ADLER – Quand ? Quand pas important. Aujourd’hui mangé un peu. Combien tu manges demain important.
ALDO (après une autre pause) – Ces chaussures me font mal.
ADLER – Attention chaussures... Mort vient des chaussures... Pieds gonfler... alors malade... hôpital. Hôpital très dangereux. QPrimo Levi essaie de souligner les relations de solidarité qui s’établissent entre déportés, les anciens prévenant ceux qui sont récemment arrivés. En était-il toujours ainsi ?
VOIXs’entend par le haut-parleur, on ne voit toujours pas les SS (toujours provenant des autres couchettes) – Ruhe ! Ruhe ! Ruhe !
La lumière commence à se dissiper.
ALDO (d’un ton plus soumis) – Pourquoi hôpital dangereux ?
ADLER (terminant, avec une certaine hésitation) – Nach Hause durch den Kamin. (Il fait un geste vers le ciel...) A la maison par la cheminée.
ALDO (perplexe, comme se parlant à lui-même) – Cheminée ?
Obscurité. En sourdine, Rosamonde, mêlé aux pas cadencés des Kommandos qui marchent au travail : effet de vent. Les voix des kapos, certaines proches, d’autres lointaines,, scandent le pas de la façon habituelle : « Links, links, links, Zwo Drei weir links ». D’autres ordres en allemand, indistincts. Sur ces effets sonores, la lumière augmente progressivement, effet d’aube. Il neige. Sur le fond, au centre, une baraque de bois dont l’intérieur est visible, avec un banc, un poêle, le récipient pour la soupe, les gamelles des déportés, et des outils. Sur le mur du fond une fenêtre aux vitres closes. On accède à la baraque par une porte sur un des côtés. Toujours au fond de la scène, mais de côté, soulevé au moyen de coin et de poulies, un gros parallélépipède de métal grisâtre. De l’autre côte, un groupe de poutres en bois, de celles qu’on utilise communément dans la construction des chemins de fer. Près des poutres, quelques rouleaux de fer sur le panorama (en projection) on entrevoit, envahissante, dans l’air froid de la journée d’hiver, la silhouette de la tour à carbure : elle est très haute, son sommet se perd dans le gris du ciel. Entrent en scène, encadrés et conduits par Alex : Resnyck, Jean, Aldo, Elias, Adler, Piotr, 018, Wachsmann, Szanto, Kuhn ; Alex, salue militairement Nogalla qui attendait en scène, et sort.
NOGALLA (expliquant, peu à peu, avec des gestes. Les prisonniers, raidis de froid, l’écoutant en silence) – Dieser Behälter muss nach Buna geschafft werden. Hier mit den Schwellen ein Gleis machen, damit er mit Hebeln und Walzen abgeschoben wird. Los, los! Alle Bohlem holem !
Les prisonniers, en y mettant le plus de temps possible, s’approchent du tas de poutres, les poussant du pied. Chacun essaie de se mettre avec le compagnon qui lui convient. Aldo s’approche de Flesh.
FLESH – Non, Aldo, tu es trop petit.
Aldo s’adresse à Piotr.
PIOTR – Niet, niet. (Il se met avec Elias).
NOGALLA – Schnell, schnell ! Alle an die Arbeit!
RESNYCK (s’approchant d’Aldo) – viens avec moi.
Jean avec Adler, Szanto avec 018018 désigne le rôle d’un déporté arrivé au bout de ses forces physiques et psychiques, Flesch avec Wachsmann, Elias avec Piotr, Aldo avec Resnyck commencent le transport des poutres, les posant à terre devant le récipient de métal, dans la disposition indiquée auparavant par Nogalla. Chaque couple, en hissant la poutre sur ses épaules et en la posant à terre, scande rythmiquement le tempo. Les poutres sont portées par un sur l’épaule droite, et par l’autre sur l’épaule gauche, pour que le poids soit équilibré. A mesure qu’ils posent les poutres, devant le réservoir, ils perdent le plus de temps possible, sous prétexte de corriger la disposition, afin qu’elles soient placées très exactement : ils se remettent en marche vers le tas, toujours talonnés par Nogalla qui crie ses habituels : « Los, los, schnell, schnell » etc...
JEAN (arrivant près du réservoir avec Adler) – Attend... (Ils déchargent en cadence) J’en ai assez...
Adler, haletant, hésite en posant la poutre par terre. Quand Nogalla, intervient, tous les deux repartent. 018, avec un grondement, décharge violemment la poutre et retourne immédiatement vers le tas. Szanto à juste le temps de s’écarter pour éviter d’être frappé par la chute de la poutre. Il ne dit rien et repart aussitôt. Elias arrive avec Piort, ils déchargent en rythmant leurs efforts, posent la poutre par terre avec difficultés.
NOGALLA – Schnell, schnell...
Elias et Piotr repartent. Imprécation en russe de Piotr. Wachsmann arrive avec Flesch, ils s’indiquent le rythme, déchargent et corrigent la position de la poutre à terre.
ELIAS (près du tas de poutres, discute avec 018) – Ote-toi de là.
NOGALLA (accourt et les rappellent à l’ordre) – Was ist hier los ? Ordnung ! Bewegung ! Flesh repart avec Wachsmann. Aldo arrive avec Resnyck. Ils déchargent en mesure. Aldo reste quelques instants immobiles, reprend haleine, anéanti par l’effort.
RESNYCK (après avoir installé la poutre déchargée, pose sa main sur l’épaule d’Aldo) – Allons-y...
ALDO (la respiration courte) – Je n’en peux plus...
RESNYCK – Courage, tache d’éviter les coups, allons... Aldo, se traînant avec peine, repart. Chaque couple dans l’ordre précédent, répète le voyage et l’installation des poutres, de sorte que le rail est formé devant le réservoir, transversalement d’un côté à l’autre de la scène.
NOGALLA (à Elias et 018) – Ihr da, bringt mal ein paar Walzen her ; alle andern in die Barakke und Hebel holen. (Les prisonniers exécutent ave la plus grande lenteur. A Aldo, Flesch et Jean, en les plaçant avec les leviers d’un côté du réservoir). Du hier, du hier und du hierher.
(à Wachsmann, Adler et Resnyck, en les plaçant de l’autre côté). Du hier, du hier und du hierher. (A Szanto et Piotr, leur indiquant le côté postérieur du réservoir). Ihr bieden hinten ran. (à Elias et à 018) Nehmt mal eine Walze und schiebt sie runter.
Elias et 018 prennent le rouleau et le posent sur les poutres, devant le réservoir, de la façon que celui-ci, quand on le pousse, puisse glisser dessus.
ALDO (indiquant la tour à carbure que l’on voit de le fond) – Qu’est-ce que c’est que çà ?
WACHSMANN – Tour, Babel...
ALDO – Quoi ?
NOGALLA – Jetzt los mit den Hebeln und ihr zwie haltet die Walze fest. (Donnant le rythme). Hau ruck ! (Le réservoir commence à glisser en avant). Hau ruck ! (Le réservoir glisse encore). Die andere Walze. Elias et 018 s’éxecutent.
WACHSMANN (à Aldo) – Babel, babel- turn...
JEAN – As-tu compris à Aldo ?
FLESH – Wachsmann est un poète. C’est la tour à carbure, mais pour lui, c’est la tour de Babel...
NOGALLA – Ruhe, ruhe ! Weitermachen ! Hau ruck ! (018 glisse, interrompant le rythme du travail).
NOGALLA (Le soulevant brutalement) – Verdammter Idiot, muss du gleich umfallen ! (puis il passe derrière le réservoir) Bring die Walzen nach vorn ! Elias et 018 s’exécutent.
WACHSMANN (excité, presque prophétique) – Ja, ja… Tour de Babel.
NOGALLA – Hau ruck ! Hau ruck ! Hau ruck ! (Le réservoir continue à glisser) Walze nach vorne ! Elias et 018 s’exécutent encore.
WACHSMANN (indiquant la tour) – Cette... blasphème de pierre... Cette offense de Dieu.
NOGALLA – Hau ruck ! Hau ruck ! (le réservoir glisse encore) Die Walzen ! Elias et 018 s’exécutent.
WACHSMANN (profitant de la nouvelle courte interruption) – celle-là aussi... (montrant encore la tour ) comme l’autre, kaputt !
NOGALLA – Hau ruck ! Hau ruck ! Hau ruck ! (Adler glisse. Nogalla, en jurant, le frappe de son bâton. Alder se remet sur pied. Nogalla, revenu derrière le réservoir) Hau ruck ! Hau ruck !
JEAN – C’est vrai... c’est la tour de Babel, bâtie avec la souffrance des esclaves... et sur la confusion des langages...
Resnyck et Adler acquiescent, d’un mouvement affirmatif de la tête. Elias les regarde avec commisération.
NOGALLA – Walze !
Elias et 018, vont, comme les fois précédentes, prendre le rouleau qui s’est dégagé du parcours et le portent devant le réservoir.
ELIAS (tandis qu’ils disposent le rouleaux sur les poutres) – Babel ? (riant) Vos otros todos locos... (il se frappe le front, pour montrer que les autres sont fous) Eso es la torre de la locura !
NOGALLA – Ruhe! Ruhe! An die Arbeit!! Hau ruck ! Hau ruck !
Le réservoir est presque arrivé au bout de la scène.
ELIAS – Quando se come aqui? Eso es muy importante !
NOGALLA – Hau ruck ! Hau ruck ! Walze! (Elias et 018 transportent à nouveau le rouleau) Hau ruck ! Hau ruck ! (Le réservoir est maintenant presque complètement hors de scène) Hau ruck ! (Dans un haut-parleur, le sifflement de la sirène qui annonce midi. Szanto et Piotr, les deux seuls qui soient encore en scène, occupés à pousser le réservoir par derrière, abandonnent immédiatement le travail, laissant tomber les leviers qu’ils ont à la main. Les autres rentrent aussi. Nogalla, montrant Jean et Elias) Los, zwei Mann, essenholen. Dun und du.
Jean et Elias prennent, à l’intérieur de la baraque, la marmite de soupe, la portent dehors et la pose à terre, devant la porte de la baraque. En même temps, les prisonniers se sont dépêchés de récupérer dans la baraque leur gamelle, dans la confusion, les bourrades, les cris. Tous se mettent en file, chacun essayant de se placer à la fin. Aldo reste le premier et 018 le second. Jean et Elias, quand ils ont déposé la marmite, prennent les dernières places : Elias l’avant dernier et Jean le dernier, avec deux gamelles à la main : l’une de taille normale, la sienne, et l’autre plus grande, celle de Nogalla.
RESNYCK (tirant Aldo par le bras et le plaçant devant lui, pour laisser 018 le premier) – Ne te place jamais le premier. Tu ne sais pas encore ? La soupe, il ne la remue jamais, parce que le fond, le plus épais, c’est pour lui. Les premiers n’ont que de l’eau.
NOGALLA (commençant la distribution) – Essen empfangen, los ! Na, mal langsam, langsam, ihr Dreckschweine! Wollt ihr ja alles umkippen? Ordnung!
A mesure que les prisonniers ont reçu leur ration, ils entrent dans la baraque. Enfin, Jean tend les deux gamelles : la première remplie est la sienne, l’autre, la plus grosse, est celle de Nogalla, et il la lui donne. Nogalla, sa gamelle à la main, sort de la scène, disparaissant derrière la baraque. Les prisonniers, assis sur le banc près du poêle, mangent avidement, évitant de perdre la moindre parcelle de nourriture. Ils s’attardent à racler méticuleusement le fond de leur gamelle, avec leur cuillère. 018, Aldo, Szanto, Piotr, terminent les premiers. Piotr tire de sa poche une boîte de sardines, et un morceau de papier journal, et avec des gestes attentifs et délicats, roule une cigarette qu’il allume au poêle, en se servant d’une brindille. 018, Aldo, Kuhn et Szanto s’endorment, vacillant d’avant en arrière. Les autres ont également fini de manger ; Jean, se déplaçant sur la pointe des pieds, évitant de faire du bruit, passe ramasser toutes les gamelles qu’il replace dans un coin de la baraque, puis revient s’asseoir et s’endort lui aussi, comme tous les autres. Pendant quelques secondes, commentaire musical – le thème de Rosamonde déformé, des accords faux qui se mêlent au sifflement du vent. Parmi les prisonniers, l’un ronfle, un ou deux claquent des mâchoires comme s’ils rêvaient de manger. Adler gémit. Le commentaire musical reparaît ; puis, au lointain, dans le haut-parleur, la voix de Nogalla,