Primo Levi : Si c'est un homme
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L’adaptation théâtrale de Si c’est un homme de Primo Levi :
Commentaires

Qui parle sur scène ?

Tout au début de la pièce, un personnage nommé l’ « auteur » intervient :

Au lever du rideau, la scène est plongée dans l’obscurité. Un faisceau de lumière éclaire le visage de l’auteur, au centre.

AUTEUR – À de nombreux individus, à de nombreux peuples, il peut arriver d’estimer plus ou moins sciemment, que « tout étranger est un ennemi ». Le plus souvent, cette conviction gît au fond des âmes comme une infection latente ; elle ne se manifeste que par intermittence, en certaines occasions, et n’engendre pas un système de pensée. Mais quand cela arrive, quand le dogme inexprimé devient le fondement d’un syllogisme, alors, au bout de la chaîne, c’est le Lager. Il est le produit d’une conception du monde amenée à ses conséquences avec une cohérence rigoureuse : tant que la conception subsiste, les conséquences nous menacent. L’histoire des camps de destruction devrait être comprise par tous comme un sinistre signal de danger.

La lumière s’efface du visage de l’auteur, tandis qu’une autre découvre peu à peu le chœur : six hommes et six femmes alignés hors de la scène, qui reste dans l’obscurité.

Qui parle dans cette pièce ?

L’ « Auteur » n’est pas un « personnage », il permet de rendre Primo Levi (le survivant) présent sur scène.

L’intelligence du théâtre permet de démultiplier physiquement les voix qui viennent à s’énoncer:

Qu’en était-il dans le récit que nous connaissons (publié en 1958) ?

Dans le récit, la présentation du narrateur est variable. Tantôt c’est un « je » (Io, tantôt un « nous » (Noi. Ces deux instances locutrices se manifestent à travers diverses postures créant toute une polyphonie. Ainsi, il y a le sujet biographique : « Primo Levi », avec son histoire, son passé familial et culturel. Mais Si c’est un homme ne se limite pas à une biographie, loin de là. La part biographique n’est pas majoritaire.

Dans le récit, on compte aussi le déporté qui, témoin, mène l’expérience concentrationnaire et fait l’épreuve des différentes violences, brutales ou monotones, venant des SS ou des autres déportés, que lui réserve le camp. (Cf. l’épisode du « Pourquoi »  les Kapos). Cette expérience des violences concentrationnaires, le survivant n’en garde qu’une partie dans sa conscience. Le reste n’est pas perdu, mais inscrit en lui comme un trauma (cf. Régine Waintrater).

À côté du témoin déporté, se distingue également celui qui est solidaire des autres détenus, lié à eux par une communauté de fatalité (et non, une communauté de destin), c’est lui qui emploie le « nous ». C’est lui aussi qui apprend l’italien au jeune Pikolo.

Encore différent des précédents, il y a le survivant qui, après avoir survécu, se donne pour tâche de témoigner de ce qu’il a vu et vécu, avec la distance de l’objectivité alliée à la conviction qu’il faut retenir l’attention du lecteur, pour lui transmettre cette expérience et ce savoir.

Et dans la pièce de théâtre, y a-t-il des changements ?

Récapitulons les personnages :

L’Auteur apparaît pour faire comme une déclaration de principes. Il est présent sur scène, mais hors du récit de la pièce (hors de l’espace dramatique).

Sur scène, on retrouve donc l’ « Autore » rapidement éclipsé par le chœur qui, à la différence d’un chœur antique, se distribue la parole. La fonction du chœur est de reproduire physiquement sur scène la polyphonie du récit. Il est, au début, avant la Selektion, composé de femmes et d’hommes, puis uniquement d’hommes. À la fin, ses membres ne sont plus identifiables. Le chœur intervient pour scander les moments essentiels du camp, comme dans le cas de la « pendaison d'un Sonderkommando ». À ces moments, la parole du chœur se situe principalement à la marge de l'action scénique. Le chœur s'adresse aux spectateurs comme s’il était un simple témoin de la condition des déportés et de leurs comportements. Tout le long de la pièce, il permet d’introduire une distance. On retrouve ici cette attention à ne pas laisser la scène être envahie par l’émotion.

Troisième instance : Aldo, qui correspond dans la pièce non plus à l’Auteur, mais au déporté « Primo Levi » lorsqu’il était témoin. Il est présent dans l’espace dramatique et participe au récit. Cependant, Aldo n’incarne pas seulement le personnage du narrateur dans l’histoire. Il a une fonction de guide (une fonction heuristique), tel Virgile, aidant le spectateur à découvrir les différents aspects du camp.

Cela nous conduit aux relations qu’entretiennent les déportés entre eux.

Les relations entre les personnages

Tout se passe comme si le binôme Steinlauf-Levi du chapitre « Initiation » (cf. version standard) avait été érigé en modèle. En effet, les personnages s'expliquent les uns aux autres les règles de la vie à Auschwitz. Ils s'informent de ce qui a eu lieu. Ils s'avertissent des dangers qui les menacent. Ils élaborent des stratégies, parfois communes, pour survivre.

C’est donc à un véritable dialogue explicatif que l’on a affaire mettant en présence au moins un déporté très informé sur la vie concentrationnaire et un autre déporté qui en ignore les règles : donc les périls. Ainsi, on trouve un détenu ancien avec un nouveau, un détenu lutteur, débrouillard ou cynique, avec un détenu plus passif et moins audacieux. Un personnage, nommé Adler, indique à Aldo dans un italien très élémentaire deux dangers mortels inattendus : "Attention les chaussures. Mort vient des chaussures. Pieds gonflés… alors malade… Hôpital. Hôpital très dangereux."

De fait, l’ensemble de la version théâtrale permet d’initier le spectateur non pas à la réalité concentrationnaire – nous ne sommes pas dans l’illusion mimétique d’un comme si on y était –, mais à la découverte et à la compréhension de ce qui pouvait y avoir lieu. C’est d'ailleurs pour cela que les dialogues reposent en grande partie sur des échanges de questions et de réponses.

Ce type de dialogue, faisant écho à la fonction de guide qu’assure Aldo, renforce le projet éthique de l’adaptation.

La Babel

Enfin, il faut insister sur un autre point à la fois primordial pour la compréhension de cette pièce, et représentatif de l’évolution de l’éthique testimoniale dans l’œuvre de Levi. Il s’agit du babélisme qui régnait au camp. Les deux versions de 1947 et 1958 sont, à part quelques rares citations en allemand ou en français, entièrement écrites en italien. La langue du survivant s’impose totalement. En revanche, la version théâtrale porte l’accent sur la multiplicité des langues parlées au camp.

Du coup, le caractère européen de l’entreprise d’anéantissement est concrètement audible et la réalité linguistique est actualisée et représentée alors qu’elle n’était que racontée dans le récit. Outre des interventions en langues allemande et italienne, on entend des répliques en yiddish, en polonais, en français, et en espagnol.

Mais surtout, le babélisme change de sens entre le récit et la pièce. Dans le récit, la profusion des langues est une des causes de mortalité au camp. Dans la version théâtrale, aucune confusion linguistique ne parvient à étouffer le désir de parole et de contact entre déportés. Jusqu’à produire le contraire.

L’italien est prononcée par des non-italophones, au point que la langue ressort toute transformée. Elle est parlée par un certain nombre de personnages comme une langue étrangère, moyennement maîtrisée, alors que le public est d’abord de langue italienne :

"Docteur – ici, camp de travail. En allemand : Arbeitslager. Ici, Monowitz-Buna. Tous les prisonniers travaille [sic] grande fabrique. Prisonnier peut-être dix mille. Tous travaille [sic] fabrique de gomme appelée Buna […]"

La langue italienne est déformée de manière à représenter les difficultés de la communication avec les détenus non-italophones, mais elle ne signifie pas l'impossibilité de la communication. On n’enregistre même pas de ratages de la communication (comme des malentendus, par exemple). Il ressort que les non-italophones intègrent la langue italienne et développent leurs ressources linguistiques à la mesure de leur désir de contact et de communication, malgré la violence et la précarité.

Dans Naufragés et rescapés, Primo Levi explique au contraire la souffrance causée par les difficultés de communiquer et de comprendre ce qu’on leur demandait dès le moment où les prisonniers italiens étaient remis au SS :

L’ordre, prononcé de la voix paisible de ceux qui savent qu’ils seront obéis, était répété, identique, d’une voix plus haute et furieuse, puis hurlé à plein gosier comme on ferait avec un sourd, ou plutôt avec un animal domestique, plus sensible au ton qu’au message. [...] Si l’on hésitait (et tous hésitaient, car ils ne comprenaient pas et étaient terrorisés), les coups arrivaient, et il était évident qu’il s’agissait d’une variante du même langage.

Pour ce qui est de l’allemand, le récit de Levi souligne l’importance de cette langue du pouvoir pour ceux qui la maniaient, se convertissant immédiatement en langue de l’oppression pour ceux qui n’y entendaient rien.

Dans la version théâtrale, rappelons que le camp est peu représenté : pas de miradors, pas de barbelés, pas de chiens. Les SS n'apparaissent pas en scène, ce faisant, leurs ordres sont diffusés par des haut-parleurs. Cette absence de marques concentrationnaires reporte sur la langue germanique une grande partie de la terreur générée par ce système.

Face à cette situation, ceux qui la comprennent aident leurs compagnons, des solidarités se tissent – malgré les conditions de vie. Et le spectateur italien en 1966, en majorité non germanophone, se trouve face aux nombreuses phrases en allemand symboliquement dans la même situation d'incompréhension que le détenu italien.

Du récit à l’adaptation théâtrale, on passe ainsi radicalement d’un babélisme vécu comme menace vitale, provoquant incommunicabilité, affaiblissement et mort, à un multilinguisme qui est comme un ferment de dignité humaine par la solidarité qu’il suscite entre déportés. Le respect des langues maternelles rétablit l’identité dont les déportés se sont vus immédiatement privés dès leur entrée dans le camp. La translation du babélisme mortifère au multilinguisme permet la mise en œuvre d’efforts de survie en commun. Le désir d’échange verbal est très présent et, ce faisant, formateur, quelle que soit la langue employée. Même si les échanges entre déportés de nationalités différentes sont ardus, il montre, voire démontre, que la situation concentrationnaire de la différence des langues était surmontable. Loin de l’amplifier ou de l’accélérer, les langues œuvrent contre la violence extrême.

Le théâtre de Si c’est un homme est, en ce sens, un sauvetage de l’humanité, de même que le naufrage d’Ulysse que Levi convoque pour apprendre l’italien au Pikolo devient une tentative de dresser l’Enfer de Dante contre l’enfer d’Auschwitz. La signification du naufrage est renversée pour devenir une véritable bouée de sauvetage. Si le couple Steinlauf-Levi était précédemment comme le modèle sur lequel les rencontres de la version théâtrale étaient bâties, avec le chapitre « Le chant d’Ulysse », opposant la culture à la barbarie, en 1966, c’est la langue même qui résiste à l’entreprise nazie et aux ombres qui en perpétueraient encore les intentions destructrices.