Primo Levi : Si c'est un homme
Présentation générale Adaptation théâtrale Vision universaliste
Biographie commentée Chronologie biographique Bibliographie
Texte intégral Extrait 1 Extrait 2 Extrait 3 Extrait 4 Extrait 5 Extrait 6 Extrait 7 Extrait 8 Extrait 9 Extrait 10 Extrait 11 Extrait 12 Extrait 13 Extrait 14 Extrait 15 Extrait 16 Extrait 17
Dossiers pédagogiques Exemple de mise en œuvre pédagogique
G. de Bosio P. Marché M. Revault d’Allonnes R. Waintrater P. Chaussat C. Biet H. Waysbord
Auschwitz III Monowitz Auschwitz - Birkenau - Monowitz Fossoli Les tatouages La sélection Sonderkommando
De la pièce Expositions
Extraits de films Extraits de textes

Texte : Extrait 9 (sous les bombardements)

Sirène d’alarme, suivi immédiatement du bruit des avions et d’explosions au loin. Lumière : au centre de la scène, quelques sacs disposés pour former un abri. Tout le reste est plongé dans le noir. Aldo et Sonnino, assis par terre, ont appuyé leur dos aux sacs.Le complexe chimique de la Buna était une cible pour les avions alliés. Il a été plusieurs fois bombardé. Des avions alliés ont également, lors de vol de reconnaissance, pris des photos de Birkenau, là où fonctionnaient les chambres à gaz. Pourtant, les photos aériennes n’ont pas été décryptées dans ce sens et jamais les installations criminelles n’ont été un objectif de bombardement.

SONNINO – C’est un endroit tranquille, ici, hein ? (Aldo ne répond pas. Sonnino, insistant) Tu crois que nous sommes en sécurité ?

ALDO (de mauvaise humeur) – Non.

SONNINO (plaintif) – Outre la faim, la fatigue, le froid, voilà encore les bombes maintenant. Il y a deux semaines que je travaille au charbon. Le Kapo est un animal, et je suis le plus malheureux du Kommando. Tous les coups sont pour moi. Non pas que ça m’ennuie beaucoup de les recevoir : je préfère les coups au travail. Je fais comme ça : au premier coup, je me jette par terre : je n’attends pas le second... je crois que ça me protège. Et plus il y a de boue, mieux ça vaut. Curieux, hein ? (Une pause. Aldo, absorbé, ne répond pas) Je me sens plus en sécurité couché que debout. Tu vois à quoi j’en suis réduis ? Couleur de boue : comme si j’étais fais de boue. (Il essaie de rire) C’est le pays de la boue, ici. En Italie on n’a jamais vu une boue pareille. Et nous sommes dedans toute la journée... (Quelques explosions, plus proches. Sonnino se recroqueville pendant un instant, puis regardant Aldo qui n’a pas bougé) Tu n’as peur, toi ? (Observant les vêtements d’Aldo) Et tu n’es même pas sale : comment donc ? Mais toi, où est-ce que tu travailles ?

ALDO (Laconique) – Aux transports. Pour le moment.

SONNINO – Pour le moment ? Alors , tu as quelque chose de bien en vue ?

ALDO Peut-être.

SONNINO – Où ? Dans quel Kommando ?

ALDO – Ils cherchent des chimistes.

SONNINO (plaintif) – Des chimistes ? Pas pour moi.


Dans l’obscurité, sur un côté, un seau vide est poussé d’un coup de pied vers Aldo et Sonnino. Les deux hommes tressaillent.


GOLDNER (entrant dans le champ de lumière, d’un pas lent, s’approche des deux hommes. Sonnino, il est grand et gros, il parle avec un accent polonais) – Salut, les Italiens. (Reconnaissant Sonnino, il lui frappe l’épaule) Salut, le Pisan. (Montrant le seau) Il n’est pas plein, non. Mais en raclant encore, on trouvera encore quelque chose. (Indiquant son propre estomac). Le reste est ici. Je ne suis pas le genre à offrir de la soupe, et pas non plus à en demander.


Aldo et Sonnino, prenant chacun son couteau dans son pantalon, commencent à racler le seau. Goldner, s’assied sur les sacs. Quelques explosions, beaucoup plus près. Aldo continue à racler, le seau, et Sonnino aussi, mais il donne de vifs signes d’inquiétude. Goldner regarde autour de lui, ennuyé : il se gratte, baîlle, puis ramasse un caillou, crache dessus et commence à affûter la lame de son couteau. Sonnino, ayant terminé de racler le seau, se prend la tête dans les mains et s’assoupit.

GOLDNER (amusé) – Réveille-toi, Sonnino ! Qu’est-ce que tu fais ? Tu rêves ? De raviolis, hein ? Raviolis et vin de Chianti. Au restaurant de via dei Mille, pour 6,50 lires... et les beefsteaks, psacrew colèra ! Beefsteaks qui couvraient toute l’assiette. (Il continue à affûter son couteau) Et puis, la Marguerite (Frappant sa cuisse) S kurvi synu ! (Sonnino regarde Godner avec un sourire idiot) Comment, tu ne connaissais pas la Marguerite ? Celle de Lungarno Gallilée ? Tu n’as jamais été avec elle ? Mais alors, qu’est-ce que tu faisais ? Une femme à réveiller un mort ! Tranquille de jour, et la nuit... Une véritable artiste ! (Deux sifflements de bombes, suivis d’explosions violentes, tout près. Sonnino se couche sur le ventre, s’aplatissant contre les sacs. Aldo se recroqueville, couvrant ses oreilles de ses mains) Et toi, Aldo, tu ne te couches pas ?

ALDO (Le regardant avec indifférence) – Je n’ai pas d’énergie à gâcher. (Avec un certain plaisir). Et puis ces bombes ne sont pas pour nous.

Autre sifflement, suivi d’une explosion très violente. Sonnino gémit.

GOLDNER (riant bruyamment) – Tu as fait sous toi, hein, le Pisan ? Ou pas encore ? Attends, attends, ce n’est pas encore le plus beau.

A partir de ce moment, les explosions et les avions s’éloignent.

ALDO – Tu as les nerfs bien en place, Goldner.

GOLDNER (redevenant sérieux) – Ce n’est pas une question de nerfs, mais de théorie. De comptabilité : c’est mon arme secrète. C’est ma philosophie : « Goldenerii, doctoris crassi Polonensis, de malis et bonis more geometrico summandis »...

ALDO – Si c’est une théorie, en ce moment, ça ne m’intéresse pas. J’ai autre chose à faire : dormir, par exemple, tant que je peux. (Et il se couche).

GOLDNER – Comment, dormir ? Je m’apprête à faire mon testament, et vous dormez ? Peut- être que ma bombe est déjà en route : je ne veux pas perdre l’occasion. Si j’étais libre. Je serais capable d’écrire un livre sur cette question. Pour le moment, je ne peux que vous en parler, à vous deux, deux singes ? Si ça vous sert. Tant mieux. Sinon, il n’y a pas grand mal : je n’ai pas l’étoffe d’un bienfaiteur. Voilà : dans ma jeunesse, j’ai bu, j’ai mangé, j’ai fait l’amour, j’ai bu, j’ai eu des amis de toutes les races. J’ai quitté la Pologne, plate et grise, pour votre Italie, et en Italie j’ai étudié, j’ai voyagé. J’ai vu. Tout ça, je l’ai fait les yeux bien ouverts, sans en perdre une miette : je ne pense pas que j’aurais pu faire plus et mieux. J’ai accumulé une grande quantité de bien, et tout ce bien n’a pas disparu, je ne l’ai pas laissé pâlir : je l’ai conservé en moi, à l’abri. Puis, j’ai échoué ici. Je suis ici depuis vingt mois, et depuis vingt mois je tiens mes comptes. Les comptes vont bien : j’ai encore pas mal d’actif, et tant que j’ai de l’actif, je suis invulnérable. Il faudrait encore beaucoup d’années de Lager, ou beaucoup de journées de torture, pour ruiner mon bilan. D’ailleurs (se caressant affectueusement l’estomac) avec un peu d’initiative, ici aussi on peut trouver quelque chose de bon. Mais, au cas étrange et regrettable où l’un de vous me survivrait, vous pourrez raconter tranquillement que Léon Goldner a eu ce qu’il méritait : il n’a laissé ni dettes ni crédits, il n’a pas pleuré et n’a pas imploré la pitié. Si je rencontre Hitler dans l’autre monde, je lui cracherai à la figure de plein droit... (Très violente explosion. La lumière s’éteint brusquement. Goldner, à voix très forte, dans le noir)... Parce qu’il ne m’a pas eu !


Sur la toile de fond, en projection, une partie du chantier bombardé.