Primo Levi : Si c'est un homme
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Texte : Extrait 8 (l’examen de chimie)

L’intérieur d’un Block. Deux étages de trois couchettes chacun. Chaque couchette à deux occupants, sauf celle d’Alberto. Dans l’étage de gauche, de haut en bas : deux prisonniers, Elias et un autre, Kuhn et un autre. Dans l’étage de droite, de haut en bas : Alberto seul, Wachmann et un autre, deux autres. La couchette d’Alberto est vide. Un prisonnier coud maladroitement un vêtement. Wachmann et son voisin discutent à voix basse, de façon incompréhensible, mais avec une grande abondance de gestes, selon l’habitude des juifs orientaux. Kuhn (vieux et myope) examine de près les coutures d’une chemise et haillons : de temps en temps il trouve un pou qu’il écrase. Ces actions se poursuivent pendant toute la scène, sans gêner. Aldo soutien son pantalon de ses mains, et regarde autour de lui, dépaysé.


ELIAS – Ah, el italiano de la Torre de Babel... de la locura. En buen lio te has metido ? (Il rit avec entrain, indiquant le pantalon d’Aldo) Aldo secoue les épaules et grimpe sur la couchette d’Alberto.

ALBERTO (entre de côté et saute sur sa couchette) – Oh, Aldo ! Qu’est-ce que tu fais ici ?

ALDO – Je sors de l’hôpital. Quelle chance que le Kapo m’ait juste mis ici ! Comment ça va ? Comment est-on, dans cette baraque ?

ALBERTO - Une baraque comme les autres... Je me suis fais mon trou. Dans deux ou trois jours, je chercherai à t’aider. Pour commencer... (prenant sous la paillasse une ficelle et une gamelle ) tiens, çà, c’est pour le pantalon, et çà... (avec un clin d’oeil) c’est ma gamelle de secours, pour les petites affaires... Tu peux la garder jusqu’à ce que tu te sois organisé...

ALDO (enfilant la ficelle dans les guides de son pantalon) – Merci. Et le travail ?
ALBERTO – J’ai eu beaucoup de chance. Pense donc, je suis au Kommando des chimistes : ils viennent de le constituer. (Riant) Et je ne suis même pas chimiste... Non pas que ce soit le paradis : mais de temps en temps, quand on est vif, on arrive à réussir quelque bon coup.

ALDO (intrigué) – Quelque bon coup ? Comment çà ?

ALBERTO (d’un air rusé, à voix basse) – Klepsi-klepsi... (Il fait le geste de voler)... comme disent les Grecs.

ALDO - Et moi ? On va me renvoyer au Kommando d’avant ?

ALBERTO (pensif) – Beh!... (Un silence, puis, résolu ) A ta place, je ne perdrai pas de temps. Va trouver le Kapo : il dort dans cette baraque. Tu te présentes et tu lui dis que tu es chimiste, et que tu veux passer l’examen.

ALDO – Quel examen ?

ALBERTO – Un examen de chimie. Celui qui ne sait rien, ils le fichent dehors, mais le risque n’est pas grand : on s’en tire avec quelques gifles. Si tu sais quelque chose, comme moi, tu entres au Kommando, et si tu fais un bon examen, alors tu as l’espoir d’entrer au laboratoire. Il n’y a que trois places, mais celui qui y parvient, il n’a plus de problèmes.

ALDO (hésitant) – Ça me paraît une chose insensée. Un examen de chimie ici ? (Montrant ses vêtements) dans cet état ?

ALBERTO – C’est comme ça. Allons, décide-toi : tu sais bien comment ça se passe ici, demain il sera peut-être trop tard.

Aldo descend lentement de sa couchette et, peu convaincu, sors par le côté. La lumière descend puis disparaît. Lumière immédiatement dans un coin de la scène, tout le reste étant dans l’obscurité. Dans la lumière, Alex et Sigi, âgé de quinze ans environ. Alex, vêtu en Häftling, d’une tenue rayée, neuve, repassée, et chaussé de bottes se tient les jambes écartées. Sigi, à genoux, lui nettoie les bottes, le regardant de temps en temps d’un air préoccupé.


ALDO (s’approchant timidement) – Herr Kapo... (Alex ne daigne pas le regarder, et ne répond pas. Sigi lance un clin d’oeil rapide à Aldo. Aldo, s’approchant timidement) Herr Kapo... bitte... (Alex continue à l’ignorer. Sigi, comme ennuyé, continuant à nettoyer, fait signe à Aldo de s’approcher. Alex regarde le gamin, puis Aldo, qui fait un pas en avant) S’il vous plaît...

ALEX (rudement) – Was willst du ?

ALDO – Moi chimiste... Je veux entrer au Kommando chimiste. S’il vous plaît, moi faire examen : je vous prie d’écrire mon numéro, 174.517.

ALEX (avec mépris) – Ach so ! (Il lui ajuste brutalement le col de la veste, il prend le béret qu’Aldo tient à la main et lui enfonce sur la tête : il fait un pas en arrière pour juger de l’effet. Il secoue la tête et envoie le béret à terre d’un revers de la main. Riant d’un ton moqueur) Du Doktor der Chemie ! Was für ein verdammter Muselmann Zugang ! Toi chimiste! Ach Quatsch! (Se tenant le nez avec deux doigts, comme s’il sentait une mauvaise odeur) Pfui ! (Il hausse les épaules, tire de sa poche un petit carnet et écrit le numéro d’Aldo).


Aldo se penche pour ramasser son béret, tandis que la lumière s’éteint. Puis la lumière découvre au milieu de la scène, au fond, un bureau très haut, sur lequel est posé un téléphone, un dictaphone, un encrier avec un stylo, un bloc de papier et quelques livres. Au bureau, assis sur une chaise à pivot, le docteur Pannwitz en train d’écrire. Ayant fini, il appelle au dictaphone. Dans un coin, une chaise.


PANNWITZ (au dictaphone) – Herein. (Alex entre par le côté. Il s’arrête, claque militairement les talons, et tendant le bras droit, fait le salut nazi. Pannwitz répond, impassible, par un mouvement imperceptible de la tête.

ALEX (à voix basse et avec une évidente humilité, tenant son béret entre ses mains) – Hier ist der Mann. (Il fait signe à Aldo d’entrer. Aldo entre, ôte son béret et s’arrête quelques pas en arrière d’Alex. Alex s ’approche du bureau, puis, d’une voix encore plus basse incompréhensible)... Ein Italiener, erst drei Monate im Lager, Schon halb kaputt. Er sagt, dass er Chemiker ist... Pannwitz l’interrompt d’un petit signe, et lui indique de s’en aller. Alex va s’asseoir sur la chaise, dans le coin. Pendant toute la scène, il baille et s’étire sans retenu, toujours sans parler. Il suit de temps en temps l’interrogatoire, avec des grimaces, exprimant sa joie lorsque Aldo se trouve en difficulté, et son ennui quand il répond rapidement.

PANNWITZ (à Aldo) – Kommen Sie vor. (Aldo, avec une peur manifeste, avance, jusqu’à arriver devant le bureau). Nummer?

ALDO (montrant son tatouage) – Hundert-vierundsiebzig Fünfhundertsiebzehn – Aldo L... (Il va prononcer son nom).

PANNWITZ (l’interrompant) – Die Nummer ist genug. (Il prend note. Aldo regarde autour de lui. Il regarde Pannwitz à la dérobée, puis se regarde lui-même, Observe ses habits, puis regarde ses mains, le dos et la paume. Les mains d’Aldo sont sales) Wo und wann sind Sie geboren?

ALDO – Je suis né à Turin en 1920.

PANNWITZ Studien?

ALDO – J’ai une licence de chimie.

PANNWITZ – Wo und wann? Avec quelle note?

ALDO – A Turin, en 1941. Summa cum laude.

PANNWITZ – Haben Sie schon gearbeitet? Wo?

ALDO – Oui, j’ai travaillé deux ans. Dans une aciérie. Analyse d’aciers spéciaux.

PANNWITZ – Gut... Und dann?

ALDO – Et puis... j’ai été licencié.

PANNWITZ – Wieso?

ALDO (hésitant) – A cause des lois raciales.Cf. la biographie de Primo Levi, année 1938

PANNWITZ – Quel était le sujet de votre thèse ?

ALDO (avec une brusque assurance, se redressant) – Mesures de constantes diélectriques, de liquides et solides, à moyenne et haute fréquence.

PANNWITZ (pour la première fois manifestant un certain intérêt) – Sur quelles substances ?

ALDO – Sur des solutions de polymères; caoutchoucs naturels et synthétiques.
PANNWITZ (avec un instant de vif intérêt) – Ach soo! Interessant. Buna? Buna Gummi?

ALDO – Oui, aussi sur le caoutchouc Buna.

PANNWITZ – Ein Moment. (Il prend note soigneusement, puis, à nouveau froid) Können Sie Englisch?

ALDO – Oui... Non. Je comprends assez peu l’anglais.

PANNWITZ – Kennen Sie die Infrarotstrahltechnik&?

ALDO (hésitant) – Non. Je n’ai jamais travaillé aux rayons infrarouges.

PANNWITZ – Kennen Sie dieses Lehrbuch? (Il lui montre un livre).

ALDO (regardant le livre que Pannwitz lui montre de haut, puis vivement) – Certainement, je connais. C’est le Beilstein.

PANNWITZ (posant le livre et le stylo) – Los, ab. (Il fait un signe de tête à Alex).


Alex se lève, fait signe à Aldo de le suivre, et s’en va. Avant de sortir, il salue comme avant et Pannwitz répond comme avant aussi. Aldo suit Alex de mauvais gré, regardant alternativement Alex et Pannwitz. Voyant que Pannwitz a recommencé à écrire, il sort sans saluer. La lumière diminue tour autour, se concentrant sur Aldo et Alex, et le suivant dans leurs mouvements.

ALEX (traverse la scène, suivi par Aldo. Il fait un faux pas) – Donnerwetter! (puis il s’incline pour frotter une de ses bottes qui s’est salie. Il regarde sa main sale et pour la nettoyer, la frotte sur l’épaule d’Aldo). La lumière s’éteint totalement.