Primo Levi : Si c'est un homme
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Texte : Extrait 11 (Le Chant d’Ulysse)

Tous reprennent le travail à contrecœur. On entend approcher un bruit de pelle mécanique. Quelques secondes plus tard, elle apparaît en projection sur la toile de fond. C’est une machine à benne suspendue, à deux mâchoires articulées. On voit, au premier plan, les mâchoires s’enfoncer dans le sol, se refermer, la benne remonter, le bras faire un demi-tour, les mâchoires se rouvrir, et ainsi de suite. Tous pendant quelques instants restent immobiles, observant la drague qui mange. Certains avalent a vides.


SIGI (absorbé) – Elle mange...

RESNYCK – Oui, elle, elle mange. Il y a tant de terre.


Flesch, se détachant légèrement du groupe, se tourne vers le public, sort de la poche un paquet, le défait prudemment, et en tire un morceau de pain qu’il mange à petites bouchées, tournant le dos à ses compagnons.


ALBERTO (à Aldo) – Regarde : il a encore du pain à cette heure-ci. Je ne sais pas comment il fait. (Un silence) Mais ce n’est pas bien : le pain, si on en mange peu à la fois, on ne l’assimile pas bien.

RESNYCK – Tu as raison : moi, je mange tout d’un seul coup.

ALDO – Moi aussi. L’effort que je dois faire pour garder du pain dans ma poche me fatigue, m’énerve, m’en ôte tout le bénéfice.

SIGI – Et puis, si tu ne manges pas ton pain tout de suite, on te le vole.

JEAN (se frappant l’estomac d’un air entendu) – Moi, on ne m’a jamais volé mon pain.

SIGI – Le pain ! Et dire qu’à la maison il fallait me forcer à le manger ! Chez soi, on ne se rend pas compte que c’est important, de manger. Je ne pense qu’à ça : ma mère, par exemple, elle faisait un ragoût qui fondait dans la bouche, avec des oignons, des olives, du paprika et de la couenne de porc. Quand elle le préparait, on sentait le fumet jusque dans la rue. (Il aspire avec les nez, fait claquer sa langue d’un air gourmant) j’ai l’impression de le sentir encore ici. Et les saucisses avec la choucroute...

SONNINO – Et les tripes de chez moi... le plat fumait au milieu de la table, et il en restait toujours. Bien sûr, qu’il en restait ! Les restes ! Si seulement on les avait ici, les restes...

ALDO – Si je pense aux pâtes que nous avions préparé en Italie, au camp,… Nous avons cessé de les manger quand on nous a dit qu’il fallait partir…

ALBERTO (en colère) – Finis ! Tu t’y mets aussi, maintenant ! A quoi rime cette évocation, à avoir encore plus faim ?

Pendant ce temps, sur la toile de fond, la drague est partie : tous se taisent, et reprennent le travail à contrecœur.

ALEX (il entre, pressé, portant deux barres de bois ) – Noch nicht fertig hier ? Scheisse ! Es ist zu spät jetz : alle mitkommen. (Indiquant Aldo et Jean) Du und du, essenholen. (Et il leur donne la barre). Tous, sauf Aldo et Jean, sortent à la suite d’Alex.

JEAN – Alors, c’est toi qui viendras avec moi chercher la soupe !

ALDO – Où va-t-on la chercher? Elle est lourde ?

JEAN – Pas très lourde. La cuisine est là, derrière, pas loin. Allons-y. (Aldo s’en va, d’un bon pas) Tu es fou de marcher si vite ! Prenons notre temps. C’est bon ! Aujourd’hui, le soleil, il fait bon se promener. (Il ralentit) Aujourd’hui, on peut même parler, c’est fantastique !

ALDO – Oui, vraiment : ici, ça n’arrive pas souvent. (Ils s’arrêtent) Regarde : ici aussi, les prés sont verts. Je ne m’en étais jamais aperçu. Mais il n’y a pas d’arbres, ici : ils ne peuvent pas vivre. Peut-être que la fumée les brûle : ou que les Allemands les ont coupés.

JEAN – À Strasbourg, chez nous, tout de suite hors de la ville, c’est la forêt. J’y allais pour étudier : quelquefois seul... (Avec un sourire plein de sous-entendu) Quelquefois... Non. J’ai apporté des livres ici, tu sais ? C’est un secret. Pour étudié : si tu veux, je te les prêterai ; (Sur le fond de la scène, passe un Kapo à bicyclette, il ne les voit pas et sort de la scène. Jean et Aldo, alertés, font quelques pas rapidement, mais s’arrêtent dès que le Kapo a disparu. Jean, satisfait) Il est parti. Sale brute, çui-là. Ein ganz gemeiner Hund.

ALDO – Je t’envie : tu parles le Français et l’Allemand, et aussi un peu d’Italien.

JEAN – Un poco, solamente, peccato ! Je connais l’Italie ; j’aimerais apprendre un peu plus… (Il hésite, cherche ses mots)... Più bene.

ALDO – Tu veux essayer?

JEAN – Oui, ce soir, après la soupe.

ALDO Pourquoi pas tout de suite ? Il n’y a pas de temps à perdre, ne gâchons pas une heure.

JEAN – Même tout de suite. Proviamo. Prova.

ALDO – L’Italien, au fond, c’est pas tellement différent du Français. Mais c’est plus proche du latin : par exemple... Non, je ne veux pas te donner une leçon maintenant. Pas le temps. Nous sommes trop pressés. (Un silence. Aldo réfléchit : puis, avec une certaine précipitation) Dante, tu sais qui c’est, hein ?

JEAN – Oui... La Divine Comédie? Oui, je sais, mais je ne connais pas très bien.

ALDO (excité) – Ecoute : je suis sûr que tu vas comprendre. C’est le voyage de Dante dans le monde des morts, de l’Enfer jusqu’au Paradis. Virgile le conduit. Virgile, c’est la raison, mais la raison ne va pas partout. Alors, au Paradis, il est conduit par Béatrice : Béatrice, c’est la Théologie.

JEAN (attentif) – La théologie ?

ALDO – Oui, la Théologie. Béatrice était la femme dont Dante, jeune homme, était amoureux : son amour arrive jusqu’au ciel. Etrange, hein ?

JEAN – Oui, c’est assez drôle, en effet...

ALDO (continuant) – ... Mais ce n’est pas de ça que je veux te parler. Le chant d’Ulysse : Ulysse, tu sais, le marin, celui de l’Odyssée. Il est en Enfer, à cause de ses tromperies, pas à cause du voyage que je vais te raconter. C’est un voyage héroïque, plus héroïque qu’un Homme ait jamais tenté. Il est parmi les damnés, mais il est resté un héros. Voilà. (Il ne parle plus aussi vite, il prononce lentement, soigneusement)

Lo maggior corno della fiamma antica
Cominico a crollarsi mormorando,
Pur come quella cui vento affatica.
Indi, la cima in qua e in là menando
come fosse la lingua che parlasse
Mise fuori la voce, e disse : Quando...

JEAN – Quando ?... (Il reste en attente).

ALDO (s’efforçant de se souvenir) – Quando... (comme pour lui-même) Non, rien un trou de mémoire (Il fait signe à Jean d’attendre, puis, se souvenant)... « Prima che si Enea lo nominasse ». (Il tend ses bras) Un autre trou. (A Jean) Patiente. (Haussant légèrement le ton, satisfati) « Ma misi me per l’alto mare aperto »... Ecco, di questo si, di questo sono sicuro. « Misi me », tu comprends ?

JEAN – Oui, je me mis...

ALDO (l’interrompant) – Non, ce n’est pas ça. C’est beaucoup plus fort, plus... (Il hésite) ... audacieux. C’est un lien brisé, se précipiter au-delà d’une barrière. D’une barrière. (Il fait un geste circulaire) Nous connaissons bien cet élan, nous. (Il reste quelques secondes silencieux, réfléchissant).

JEAN (timidement, après un bref silence) – Et alors ?

ALDO (reprenant) – « L’alto mare aperto », tu as compris ?

JEAN – Je sais que ça veux dire : j’ai voyagé en mer. C’est quand l’horizon se ferme sur lui- même... (cherchant la traduction exacte)... quando l’orizzonte si chiude su ce stesso, e non si sente che l’odore del mare. Que c’est loin tout ça !

ALDO – Oui, férocement loin. (cherchant encore à se souvenir)... « Mare aperto... Mare aperto »... je sais que ça rime avec « diserto »... « quella compagna picciola dalla qual non fui diserto », mais je ne me souviens plus si ça vient d’abord, ou après. Et aussi le voyage, voyage téméraire, au-delà des colonnes d’Hercule... disparu... oublié. Je suis obligé de te le raconter en prose : c’est un sacrilège. « Brusquement » attends : je n’en ai conservé qu’un vers, mais je tiens à te le dire, ça en vaut la peine : Accio che l’uom piu olter non si metta ». (Pour lui même) « Si metta » : il fallait que je vienne au Lager pour m’apercevoir que c’est la même expression qu’avant, « ma misi me ». Il y aurait beaucoup à dire encore, et le soleil est déjà haut, midi est proche. Nous sommes pressés, pressés, voilà, attention Jean, ouvre tes oreilles et ton esprit, j’ai besoin que tu comprennes : Considerate la vostra semenza : Fatti non foste a viver come bruti, Ma per seguir virtute e conoscenza.

JEAN – « Fatti non foste a viver come bruti ». (Un bref silence, puis, à voix basse)... « Ma per seguir virtute e conoscenza ». Tiens, c’est formidable, c’est important, je crois. Et... ça nous regarde, hum ?

ALDO – Certainement, ça nous regarde, toi et moi, et nous tous, tous les hommes qui souffrent, et surtout nous, nous deux, qui avons le courage de raisonner sur ces choses ici, avec les barres de la soupe sur l’épaule.

JEAN – Et ensuite ?

ALDO (faisant un effort de mémoire) – Une autre lacune ; cette fois-ci, je crois que c’est pour de bon. « Lo lume era di sotto della luna », ou quelque chose d’approchant, mais tout seul, ça n’a aucun sens. Et avant ? Aucune idée, « Keine Ahnung » : on dit comme ça, hein ? Excuse-moi, j’ai oublié au moins quatre tercets.

JEAN – Ça ne fait rien, vas-y tout de même.

ALDO – Quando mi apparve una montagna, bruna

Per la distanza, e parvemi alta tanto che mai veduta non ne avevo alcuna (Sans interrompre) Oui, oui, « alta tanto ». Pas « molto alta ». Et les montagnes quand on les voit de loin... les montagnes... (Un silence) Dis quelque chose, Jean parle, ne me laisse pas penser aux montagnes, qui venaient au-devant de moi, dans l’obscurité du soir, quand nous revenions en train de Milan à Turin.

JEAN – Pas de rêves, à Aldo. Gare à toi, si tu te mets à te souvenir, ici.

ALDO – Je donnerais ma soupe d’aujourd’hui pour pouvoir arriver au bout. (Avec un effort pour se souvenir) « La terra lagrimosa diede vento »… Non, c’est autre chose. Il est tard, il est tard, il faut finir :
Tre volte il fé girar con tutte l’acque,
Alla quarta levar di poppa in suso
E la prora ire in giù come altrui piacque.

(S’arrêtant et retenant Jean) Arrête-toi. Il est nécessaire, il est urgent que tu écoutes, que tu comprennes ce « come altrui piacque », avant qu’il soit trop tard. Demain, toi et moi, nous serons peut-être morts, nous ne nous reverrons peut-être plus. Je dois te dire, t’expliquer, cette parole chrétienne, inattendu : inattendu, c’est un païen qui la prononce, est de plus un damné. C’est une autre chose, gigantesque, que moi-même, je n’ai vu que maintenant ; peut-être le pourquoi de notre destin, la raison pour laquelle nous sommes ici aujourd’hui...


Cette leçon d’Italien à partir d’un épisode de L’Enfer de La Divine comédie de Dante a principalement deux fonctions. D’une part, elle est comme un rappel de la culture (La Divine comédie est une œuvre fondatrice de la culture italienne et européenne moderne) contre la barbarie nazie (un des buts de cette barbarie est de détruire cette culture fondatrice et éclairée pour la remplacer par les mythes aryens). D’autre part, elle permet, par le biais d’un épisode initiatique et pédagogique, de retrouver une sociabilité amicale dans un lieu où la précarité et la violence détruisaient tous liens humains.