Primo Levi : Si c'est un homme
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Dossiers pédagogiques Exemple de mise en œuvre pédagogique
G. de Bosio P. Marché M. Revault d’Allonnes R. Waintrater P. Chaussat C. Biet H. Waysbord
Auschwitz III Monowitz Auschwitz - Birkenau - Monowitz Fossoli Les tatouages La sélection Sonderkommando
De la pièce Expositions
Extraits de films Extraits de textes

Texte : Extrait 6 (passage à l’infirmerie)Sur le fonctionnement aberrant de l’hôpital de Monowitz, on consultera le « Rapport » que Primo Levi a écrit avec Leonardo Debenedetti in Primo Levi Rapport sur Auschwitz (édition Kimé, Paris, 2005).

La lumière baisse puis disparaît. Puis elle découvre, au fond de la scène, une baraque dont l’intérieur est visible. On y accède par une porte latérale gardée par un Häftling dans une guérite. Il fait retirer leurs chaussures aux malades, qui ne peuvent entrer que déchaussés. Le Häftling portier, au moment du dépôt de chaussures, remet un ticket. Devant la porte, une longue file indienne de malades ; quelques-uns ont des bandes à demi-déroulées qui leur pendent des jambes. A mesure que leur tour d’entrer approche, les malades s’efforcent de détacher les liens de fortune et les fils de fer qui tiennent leurs chaussures attachées, en gardant leur équilibre du mieux qu’ils peuvent. Pas trop tôt, pour ne pas rester pieds nus dans la boue, pas trop tard, pour ne pas perdre leur tour. Tous portent leur gamelle, et ils retirent à mesure tous les objets qu’ils portent, ainsi que leur béret, avant d’entrer dans la baraque. A l’intérieur, la queue continue. Les malades se déshabillent progressivement, pour arriver torse nu devant le banc qui se trouve au milieu. Là, ils s’assoient, au coude à coude. Quand ils sont arrivés au banc, un infirmier leur tend un thermomètre. Tous tiennent le petit tas de leurs misérables objets personnels. Au bout du banc, se tient le médecin, qui passe debout et très sommairement la visite des malades. Après la visite, les malades sont envoyés dans trois directions différentes : quelques-uns sortent par le fond, d’autres de côté. Et d’autres encore en coulisse, très en avant vers la fosse, où se trouve deux infirmiers Polonais qui fument et bavardent de façon incompréhensible. Aldo est maintenant près du banc.


INFIRMIER – Eh, toi, pourquoi encore habillé ?


Aldo gêné par ce qu’il tient à la main, enlève sa veste, retire une chemise en lambeaux qui tombe et lui est immédiatement dérobée par un bras qui se tend entre les jambes des malades en file. Il retire un autre haillon qui joue le rôle de pull-over, et reste torse nu, gagne le banc et reçoit des mains de l’infirmier un thermomètre. A son tour, il se lève pour se soumettre à la visite.


DOCTEUR (à Aldo) – Mach auf... (Aldo ouvre la bouche) Die zunge ausziehen. Aldo, qui ne comprend pas, regarde le docteur, interdit. Le docteur, avec une grimace, tire la langue, pour faire comprendre à Aldo se qu’il doit faire.

ALDO (s’exécute et tire la langue, puis, montrant son pied blessé) – Mais moi... mal ici.

DOCTEUR (baissant une main, comme pour dire : « pas d’importance », lui frappe le thorax et l’ausculte sommairement, avec son stéthoscope) – Gut. (Il le fait s’asseoir à nouveau sur le banc, au milieu des protestations des autres malades qui sont contraints à se serrer pour lui faire place. Il lui palpe le pied malade. Aldo sursaute et gémit de douleur) Gut. Aufgenommen. Block 23. (Il montre à Aldo la direction de la fosse, où sont les Polonais). Aldo, boitant, s’avance. La lumière suit le mouvement d’Aldo, se resserre sur lui et sur les Polonais. Le reste de la scène reste complètement dans l’obscurité, pour le changement de scène.

ALDO (s’adressant timidement aux Polonais qui continuent à discuter en fumant) – Bitte sehr... (Le premier Polonais le regarde un instant, puis continue à parler avec son compagnon) S’il vous plaît... (Le second Polonais le regarde pendant un instant, puis poursuit sa conversation) per favor ... (Voyant que les deux hommes l’ignorent, il touche timidement le bras de l’un deux) Du Pole, ich aufgenommen... Was heisst das ? Qu’est-ce que ça veux dire? Où est-ce que je vais ? Qu’est-ce que je dois faire ?

PREMIER POLONAIS (riant, amusé) – Jemu sie zdaje, ze on jest u siedie w domu. Skad on jest wlasciwie ?

2ème POLONAIS – Zyd, sudno powiedzièc.

1er POLONAIS (prenant le bras d’Aldo et lisant le numéro) – Sto siedemzicsiat cztery tyziace piecsèt siedemnasty.

2ème POLONAIS (lisant lui aussi le numéro) – Tutaj jest chyba odniedawna-za tlusty jak na wieznia. Popatrz no jaki ma numer.

ALDO (aux deux hommes qui rient, amusés) – Qu’est-ce que vous dites ? Was ? Ich verstehe nicht. Je ne comprends pas.

2ème POLONAIS – Toi Italien, hein ?

ALDO – Oui, Italien. Mais où dois-je aller ? Où est le blok 23 ?

1er POLONAIS (riant, à Aldo) – Toi trop pressé entrer à hôpital.

2ème POLONAIS (il se baisse et découvre une jambe d’Aldo, soulevant le pantalon. Il palpe attentivement la jambe, puis riant et parlant avec effort) – Du, Jude, Kaputt ! Du Schnell Krematorium fertig.

1er POLONAIS (regardant Aldo avec pitié) – Toi, Juif, Kaputt ! Toi vite crématoire, fini ! (Il sort de scène en riant)

2ème POLONAIS (à Aldo) – Viens.


Tandis qu’il accompagne Aldo vers le fond, la scène s’illumine tout entière. Au fond, deux étages de trois couchettes chacun. A droite, la couchette centrale est vide. A gauche, la couchette centrale est occupée par Schmulek et Walter. Au dessus de Schmulek, seul dans sa couchette, Henri. Les autres couchettes sont toutes occupées par deux malades. Le 2ème Polonais indique la couchette vide à Aldo, et lui donne sa chemise, puis lui ôte des mains le petit paquet de ses affaires, malgré les faibles efforts d’Aldo pour le garder. Ceci fait, il sort de scène. Ricanements des malades, qui se penchent, intrigués, pour regarder Aldo. Quelqu’un tousse. Aldo, dans l’espace compris entre deux couchettes, enfile sa chemise.


HENRI – Wo Kommst du her ? (Aldo le regarde sans répondre) D’où viens-tu ?

ALDO – Je suis Italien.

WALTER (avec un fort accent Allemand) – Italien!... (secouant la tête en signe de désapprobation) Oooooh ! (Il fait claquer sa langue).

HENRI – Toi Italien, tu ne le savais pas, que quand on entre ici, il faut tout vendre pour du pain ? Au moins, le pain, tu peux le manger.

ALDO – Non, je ne savais pas...

HENRI (d’un air usé) – Malheur !... (soulignant) si tu en sors... tu devras tout racheter.

ALDO – Si j’en sors? Mais je suis seulement blessé au pied.

HENRI (ambigu, d’un air de supériorité ) – On sait jamais... Non si sa mai.

WALTER Ach!... Grave sottise, se faire tout prendre.

SCHENK – Italien. Alle dasselbe! Zwei linke Hände. (Il porte ses deux mains verticalement devant sa figure. Aldo regarde, perplexe, sans comprendre, et se retourne vers Walter, d’un air interrogateur).

WALTER – Il dit : « Zwei linke Hände », deux mains gauches...

HENRI (prenant la parole) – On appelle comme ça ceux de ton espèce. Ils reçoivent toujours des coups, et se font tout voler. (continuant d’un ton plus amical et confidentiel) Apprends à vivre, l’Italien. Si nous nous entendons bien... Qui sait !...