Primo Levi : Si c'est un homme
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Texte : Extrait 10 (rencontre avec Pietro - travailleur indépendant)

En scène, un mur en construction. Un échafaudage constitué par deux chevalets et une planche. Sur l’échafaudage, Pietro, avec un bac et une truelle. Sur la planche, le bac à mortier. Aldo arrive de la droite, poussant une brouette sur laquelle se trouve une pelle. Il s’arrête au pied de l’échafaudage. Pietro fait signe, avec sa main en cuiller, de prendre le mortier avec la pelle, dans le bac. Aldo regarde sans bien comprendre. QOn se reportera au récit ( standard) de Si c’est un homme, chapitre 13 : Pietro se nomme Lorenzo et on comparera les deux versions. Y avait-il des Français qui étaient réquisitionnés pour aller travailler en Allemagne ? Comment cela s’appelait-il ?

PIETRO – Los, aufheben.


Aldo prend la pelle et la plonge maladroitement dans le mortier.

ALBERTO (entre par la gauche et pousse lui aussi une brouette, voit Aldo et s’arrête un instant près de lui) – Ah, ils t’ont mis à faire le manœuvre ? Mais ce n’est pas comme ça. Voilà. (Exécutant) tu vois ?

PIETRO – Mais alors, vous êtes italiens ?

ALBERTO (à Aldo) – Toi, alors, tu as toutes les chances. Un maçon italien ? Ne laisse pas passer l’occasion. Misère ! Et l’autre, là-bas, m’attend avec le chariot. (Il s’en va, en se retournant pour regarder derrière lui).

PIETRO – On voit que tu n’es pas du métier. Mais il faut pourtant que le travail se fasse. (Il regarde autour de lui avec prudence et descend sans hâte de l’échafaudage) Laisse-moi faire. (Il transvase quelques pelletées de mortier du chariot dans le bac, puis rend la pelle à Aldo) Tiens, et fais semblant de continuer. (Il remonte et se met à monter le mur).

ALDO – (il reste quelques instants ahuri, puis, humblement, avec un certain embarras). Merci. (Pietro continue à travailler sans répondre) D’où es-tu ?

PIETRO (sans hâte) – De Fossano.

ALDO – Pourquoi es-tu ici ?

PIETRO (hausse les épaules, puis avec flegme) Volontaire. On m’a envoyé en Allemagne comme volontaire.

ALDO – Volontaire comment ? Mais en somme, tu voulais venir, oui ou non ?

PIETRO Tu sais, nous les maçons, nous faisons le tour du monde. J’étais en France, avec une entreprise : les Allemands sont arrivés et nous ont emmenés ici. (Haussant à nouveau les épaules) Volontaire...

ALDO – Tu arrives à t’en tirer ?

PIETRO – Une place en vaut une autre. Peu de pain, beaucoup de patates, pas du tout de vin. Nous sommes installés dans des baraquements : le dimanche, sortie libre. Pas comme vous.

ELIAS (passe de droite à gauche, portant un sac sur l’épaule : il pose un instant le sac et regarde les deux hommes qui travaillent) – Qué bueno este italiano ! (Joignant parallèlement les index de ses mains, d’un air entendu) Combinazia ! (Il reprend le sac et sort)

ALDO – Moi, je suis de Turin. Pour nous, c’est différent.

PIETRO (regardant autour de lui avec circonspection, et parlant prudemment) – Oui, je sais. Mais ces gens-là sont sans conscience. J’ai vu ce qu’ils vous font... (Une pause, puis, continuant à travailler)... Et la cheminée de Birkenau... (Un autre silence) Je n’ai pas étudié, moi, mais pour moi, un juif est un chrétien comme un autre. (Pause, il continue à travailler) Mieux vaut que nous nous mettions d’accord, tout de suite, parce qu’ici nous sommes comme les oiseaux migrateurs. Aujourd’hui, on travaille ici, et demain, on ne sait pas où. Trouve-toi tous les matins, au second coup de sirène, près de la grande pile. Tu sais où, hein ? Devant la Bau 930, à l’angle de la H-Strasse. Apporte une gamelle vide : tu en trouveras une pleine. Essaie de ne pas te faire voir. Mais de toute façon, pas besoin de vous le dire... C’est un métier que vous savez tous faire.

ALDO Et toi, tu ne seras pas là ?

PIETRO – Moi non plus, je ne dois pas me faire voir. Tu sais ce qu’on nous fait si on nous pique ensemble, hors du travail : toi au gaz, moi au Lager, comme vous.

ALDO – Allons au fait. Pas de risque pour rien, Moi, ici, je n’ai rien à te donner. Peut être en Italie, après, si je m’en tire.

PIETRO – Quelle histoire! Je n’ai rien demandé. Quand une chose doit être faite, on la fait. (Il descend et regarde le mur, un oeil fermé, pour contrôler s’il est droit).

ALDO (presque riant) – Comme les murs.

PIETRO (sérieux, sans relever) – Oui, justement. (Il remonte pour parachever son crépi).

ALDO (étonné)Tu aimes travailler?

PIETRO – A mon âge, on n’est plus bon qu’à ça. Et puis, ce n’est pas un métier désagréable. (Avec une certaine fierté) Il n’y en a pas tant que ça qui soient capables, aujourd’hui. Le château de Stupinigi, pour les restaurations, j’y ai travaillé, moi aussi. Et aussi en France, dans cet autre château, le grand, près de la mer.

ALDO – Quel château?

PIETRO Tu penses si je m’en souviens. J’y allais l’hiver, quand il n’y avait pas de travail chez nous ? (Un silence, évoquant) À Toulon. J’y allais à pied, sans papiers, en contrebande. Sept jours, mais, il fallait marcher !

ALDO – Et ta femme?

PIETRO Je n’en ai pas (Un silence) Ce monde... n’est pas droit. Je ne veux pas mettre au monde d’autres malheureux.

ALDO – Alors, pourquoi est-ce que tu vis ?

PIETRO – Ce n’est pas moi qui ai demandé à naître. Quand on est en vie, il faut le rester. Travailler du mieux qu’on peut, et si on en a l’occasion, faire un peu de bien.

ALDO – Un peu de bien, ici, à Auschwitz ?

PIETRO – Oui, justement. Ici, ce ne sont pas les occasions qui manquent. (Il descend de l’échafaudage et observe avec satisfaction son travail) ça va. (Pensant à haute voix) Ici, c’est fini. Je dois m’en aller. Meister Nogalla m’attend. Ces nigauds, la machine pour monter les murs, ils ne l’ont pas encore inventée. (Il sort).

ALEX (entrant avec Elias, Alberto, Jean, Flesch, Sonnino, Resnyck et Sigi) – Alle Brücke abbauen. Alles wegnehmen. Schaufeln holen ! (Incitant les hommes) Schnell... schnell...


Tous démontent l’échafaudage et emportent la planche et les montants, le bac, la brouette.