Primo Levi : Si c'est un homme
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Auschwitz III Monowitz Auschwitz - Birkenau - Monowitz Fossoli Les tatouages La sélection Sonderkommando
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Texte : Extrait 15 (Pendaison du Sonderkommando)

Trois jeunes filles entrent, bavardent en allemand. L’une fume, l’autre mange un gros sandwich, la troisième porte un gros récipient de verre. Elles vont vers la table, ignorant les deux Häftlinge qui, instinctivement, s’écartent. Toutes les trois sont habillées de couleurs vives, blondes et bien peignées.


1ère FILLE (qui est rentrée en continuant sa chanson) – Fährst du Sonntag nach Hause? Das Reisen Ist so Beschwerlich.

2ème FILLE (entre deux bouchées) – Ich fahr Weihnachten. In zwei Wochen ist Schon Wieder Weihnachten.

3ème FILLE (posant le récipient sur la table) – Dieses Jahr ist so schnelle vergangen, kaum zu glauben! (Elle sort de sa poche une petite lime et commence à se limer les ongles).


Les trois jeunes filles tournent le dos et continuent à parler, de façon indistincte, de leurs fiancés, de la reprise des cartes, et des fêtes prochaines.


GOLDNER – C’est vrai, d’ici peu, ce sera Noël. Elles rentreront chez elles, et le voyage est un peu difficile.

ALDO – Je ne m’attendais pas à trouver des femmes ici. Je ne suis pas préparé. Des vêtements pareils... (Touchant ses vêtements avec dégoût) Avec cette puanteur du Lager sur nous.

GOLDNER – Ce ne sont pas les premières que tu vois. Il y a les Ukrainiennes, au chantier ; et les Polonaises du magasin.

ALDO – Non, elles sont différentes. Fagotées comme nous, au milieu de la boue : je ne les sens pas près de moi comme des femmes.

STAWINOGA (s’approchant) – So, Monsieur, nehmen Sie die Muster ab... prenez échantillon dispersion Buna, faites analyses.

ALDO (regarde autour de lui, perplexe, puis comprend que Stawinoga fait allusion au récipient que la 3ème jeune fille a apporté. Il s’approche d’elle, très embarrassé) – darf ich die Muster Nehmen ?

3ème FILLE (le regardant, ennuyée, ne répond pas, et se tourne vers Stawinoga) – Mit den Stinkjuden möchte ich lieber gar nicht mitmachen! (Elle lui tourne le dos).

STAWINOGA (à Aldo, sérieux et froid, mais avec embarras) – S’il vous plaît, Monsieur, toujours à moi posez les questions, jamais parlez avec les demoiselles. (Il prend le récipient et le donne à Aldo, puis revient à son bureau, prend une feuille et s’en va derrière les trois jeunes filles qui sortent en parlant d’un air indifférent).

GOLDNER – Tu as entendu comment elle nous a parlés ?

ALDO – Oui, Stinkjuden : juifs puants

GOLDNER (sarcastique) – On ne peut pas leur donner tort, elles ne pensent pas, ils ne pensent pas que ce sont eux qui nous ont réduits à cet état.

ALDO – Ils se comportent comme si Moscou allait tomber, et au contraire, les Russes sont à quarante kilomètres d’ici. Qu’est-ce qu’ils pourraient faire d’autre ? Ce sont des Allemands.

GOLDNER – Ils nous ont toujours haïs, mais maintenant, il y a quelque chose de nouveau. Ils nous craignent : tu as vu comment ils nous regardent? Ils ont peur de nous. Il a fallu les canons des Russes... (Indiquant l’extérieur, d’où l’on continue à entendre le bruit du camion)... Pour les retirer de leur rêve de domination. Maintenant, ils voient leur ruine, et ils ne comprennent pas. Nous ne sommes plus seulement leurs victimes, nous sommes leurs ennemis. En chacun de nous, ils voient la joie de la vengeance et le mépris de la revanche.

ALDO (à voix basse, excité) – La revanche! Tu as su, pour Birkenau ?

GOLDNER – Oui, j’ai entendu parler : tout le camp en discute. L’un des crématoires a sauté.

ALDO – Tu ne sais rien d’autre?

GOLDNER – Pas grand chose : il paraît que c’est une initiative du Sonderkommando.

ALDO - Qu’est-ce que le Sonderkommando?Cf. fiche historique

GOLDNER – C’est l’équipe des désespérés : mille hommes, ceux qui font fonctionner la chambre à gaz et les fours. Ils mangent bien, ils ont de l’argent, de l’alcool, du tabac, mais tous les trois mois, ils y passent eux aussi, dans la chambre à gaz, et ils le savent. Ils sont robustes et bien nourris. On comprend qu’ils aient eu la force de se rebeller.


De l’extérieur, à des distances différentes, le bruit répété de plusieurs sirènes.


ALDO (regardant Goldner d’un air interrogateur) – A cette heure-ci? Il n’est pas encore six heures. Qu’est-ce que ça veut? Alex entre en courant par la droite. Stawinoga entre par le fond.

ALEX – Los, raus, ihr beide. Mitkommen.

STAWINOGA (protestant) – Ader wie? Es ist noch kein Feierabend!

Alex, sans répondre, pousse vers la sortie Aldo et Goldner. Lumière brusquement éteinte. Les bruits de sirènes continuent.

1ère VOIX D’ALLEMAND (dans le haut-parleur, dans l’obscurité) – Alle Kommandos, antreten!

2ème VOIX D’ALLEMAND – In dem Appell platz einordnen!

3ème VOIX D’ALLEMAND – Vordermann und Seitenrichtung!


La lumière baisse sur la scène. Au fond, une estrade d’environ un mètre et demi de haut. Sur l’estrade, le tabouret du condamné, la potence avec la corde. Au début de la scène, l’estrade et la potence sont dans l’ombre, et la lumière éclaire seulement les files de prisonniers qui sont groupés sur le devant de la scène, le dos tourné vers le public. Les prisonniers ont leur béret sur la tête. Pendant quelques secondes, le murmure confus des prisonniers, puis deux réflecteurs croisés éclairent brusquement la potence. Convergeant sur la corde. Le murmure monte, exprimant l’horreur.


1ère VOIX D’ALLEMAND (dans un haut-parleur, impérieuse) – Ruhe! (le murmure cesse brusquement. L’orchestre dans le haut-parleur, attaque Rosamunda. Sur la musique, deux Kapos accompagnent le condamné, par un petit escalier, jusqu’à l’estrade. Tandis que l’orchestre continue à jouer, ils font monter le condamné sur le tabouret et lui passe la corde autour du cou, puis ils se mettent de chaque côté du condamné qui a les mains liées derrière le dos. L’orchestre cesse brusquement, au milieu d’une mesure. Première voix d’Allemand, dans le haut-parleur. Très excitée, elle exprime une grande colère, en même temps que l’impuissance, elle est presque étouffée par la rage. Dans cet esprit, la voix résonne tellement déformée qu’elle est presque incompréhensible, même pour ceux qui connaissent l’allemand) Häftling 46853 ; du hast dich schulding gemacht ; erstens, durch Zerstörung von Staatseigentum ; zweitens, den Anordnungen der Vorgesetzten nicht zu filgen ; und drittens, du hast gegen des Führers Plan zur Reinhaltung der Arischen Rasse gehandelt. (avec une colère croissante ) Was bildest du dri ein, du verfluchter Schmarotzer, dich über den Willen und die Ordnung des Reiches zu erheben! Wir werden es dir schon beibringen – und wir werden es euch allen noch beibringen – dass Ungehorsam und Uberheblichkeit mit der äussersten Härte und ohne Gnade besrtaft Werden. Du bist schuldig; das Urteil Tod durch hängen, Wenn einer den Weisungen des Führers trotz, wird er dasselbe Ende finden wie dieser verdammte Schuft den ihr alle vor euch seht. (Silence) Heil Hitler! Habt ihr verstanden?

TOUS (Sombres et résignés) Jawohl!


Roulement de tambour. Les tambours s’arrêtent.


CONDAMNE (une seconde avant qu’on ne lui ôte le tabouret de sous les pieds, à voix très forte) - Camarades, je suis le dernier! Le second Kapo lui enlève le tabouret. L’orchestre recommence à jouer Rosamond.

1ère VOIX D’ALLEMAND (rythmant sur la musique, dans le haut-parleur) – Mütze... ab!


Tous, d’un mouvement brusque, ensemble, enlèvent leur béret. Dès que la pendaison est terminée, la lumière commence a baisser sur la scène, puis c’est l’obscurité totale, après que les prisonniers aient enlevé leur béret. Lumière peu à peu sur le chœur.


CHOEUR :

1er HOMME – Il avait participé à la révolte de Birkenau.

2ème HOMME – on dit qu’il avait apporté des armes dans notre camp...

3ème HOMME – Qu’il complotait une révolte chez nous aussi.

4ème HOMME – Qui a répondu « Jawohl » ?

5ème HOMME – Tous, et personne.

6ème HOMME – Mais nous avons tous entendu le cri du mourant.

1er HOMME – Au pied de la potence, au seuil de la nuit, il a crié :

2ème HOMME – « Camarades, je suis le dernier !»

3ème HOMME – Ces paroles pénétrèrent au-delà des anciennes barrières d’inertie, et de soumission...

4ème HOMME – Elles frappèrent le cœur vif de l’homme, en chacun de nous.

5ème HOMME – Mais parmi nous, troupeau abject...

6ème HOMME – Aucune voix ne s’est élevée...

1er HOMME – Pas un murmure...

2ème HOMME – Pas un signe d’assentiment...

3ème HOMME – Rien ne s’est passé.

4ème HOMME – Nous sommes restés debout...

5ème HOMME – Courbés, gris, la tête baissée...

6ème HOMME – Et nous ne nous sommes découverts...

1er HOMME – Que lorsque l’Allemand l’a ordonné.

2ème HOMME – A nouveau en colonnes...

3ème HOMME – Nous avons défilés, devant les derniers frémissements du mourant.

4ème HOMME – Les SS nous regardaient passer d’un œil indifférent.

5ème HOMME – Leur œuvre est accomplie.

6ème HOMME – Elle est bien accomplie.

1er HOMME – Il est difficile de détruire l’homme…

2ème HOMME – Presque aussi difficile que de le créer.

3ème HOMME – Ca n’a pas été commode...

4ème HOMME – Ca n’a pas été rapide...

5ème HOMME – Mais vous y êtes parvenus…

6ème HOMME – Allemands...

1er HOMME – Maintenant, les Russes peuvent venir.

2ème HOMME – Il n’y a plus d’hommes forts parmi nous.

3ème HOMME – Le dernier pend au-dessus de nos têtes...

4ème HOMME – Et pour les autres, il a suffi de quelques cordes.

5ème HOMME – Les russes peuvent venir...

6ème HOMME – Ils ne trouveront plus que nous domptés.

1er HOMME – Que nous, éteints...

2ème HOMME – Nous. Dignes, maintenant, de la mort désarmée qui nous attend.


La lumière disparaît sur le chœur et éclaire en même temps la scène. L’intérieur de l’hôpital. QPensez-vous que les SS soient réellement parvenus à détruire l’humanité dans l’homme, ainsi que Primo Levi semble l’avancer ?