Primo Levi : Si c'est un homme
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Texte : Extrait 7 (rêve à l’infirmerie)

VOIX D’ALLEMAND (dans un haut-parleur. Ton non pas martial, mais presque humble) – Aufstehen... Aufstehen... Aufstehen... Quelques quintes de toux, quelques bâillements. Henri, qui est seul dans sa couchette, s’assoit, Aldo s’assoit et se frotte les yeux. Effet général d’actions du réveil. 

WALTER (à Aldo) – Oh, l’Italien... (Aldo reste absorbé, sans répondre). Tu dors encore ?

ALDO (toujours absorbé) – Non.

WALTER – Qu’est que tu as ?

ALDO – J’ai rêvé... j’étais à la maison... habillé comme ça... Je parlais, je parlais...

WALTER (l’interrompant et continuant) – ... Et personne ne t’endentait : on te laisse seul.

ALDO – Comment le sais-tu ?

WALTER – Ne t’étonne pas, l’Italien. C’est ce que je rêve aussi ; c’est le rêve de tout le monde, ici. Tu le feras encore souvent ; peut-être toutes les nuits. Raconter et ne pas être écouté, retrouver la liberté et rester seul. (Deux infirmiers entrent, portant aux deux extrémités un banc sur lequel sont disposées par ordre les rations de pain pour les malades, avec sur chacune un petit dé de margarine. Ils posent le banc au centre de la scène, entre les deux étages de couchettes. Les malades, se penchant, tendent la main. Les infirmiers, l’un d’un côté et l’autre de l’autre, procèdent à la distribution. Puis reprennent le banc et sortent de scène, pour continuer ailleurs. Walter, avec le manche de sa cuiller, coupe sa ration de pain avec l’attention particulière qu’on apporte toujours à l’opération, et y étale soigneusement la margarine. Aldo regarde Walter, perplexe ; il tourne le pain entre ses mains, ne sachant pas comment le couper). Tu n’as pas de couteau, hein ? (Ayant terminé sa préparation, il tend sa cuiller à Aldo). Coupe avec le mien. (Aldo prend la cuiller et s’exécute maladroitement). Tu la veux ? je te la vends : une demi-ration de pain. (Aldo hésite, puis secoue la tête négativement) Comme tu veux. Oui, dehors, ça coûte moins cher. (En mangeant, il tend un pied et regarde sa cheville bandée).


ALDO (lui rendant la cuiller) – Quelle maladie as-tu, Walter ?

WALTER – Körperschwäche. (Cherchant l’équivalent en français) Affaiblissement général. C’est très dangereux d’entrer à l’hôpital avec cette maladie : On ne peut ni la soigner, ni la cacher. Je ne voulais pas être hospitalisé, j’ai tenu le plus que j’ai pu. Mais regarde comme mes pieds sont gonflés ! (les montrant) Je ne pouvais plus marcher au travail.


ALDO – Je ne comprends pas. Mais on ne soigne pas les maladies, ici ? Qu’est-ce que c’est que ces dangers dont tout le monde parle ? Et pourquoi, si je pose des questions, est-ce que tous me regardent et changent de sujet ? (Walter baisse les yeux et ne répond pas. Aldo, hésitant) C’est vrai, ce qu’on entend dire, les sélections, les chambres à gaz, le crématoire ?


SCHMULEK (qui, après la distribution du pain, s’étais assoupi, se réveille en sursaut, s’assoie. D’une voix triste) – Krematorium ? Wus is geshen ? Wus Kennst du nit losen a mentsch schlufen b’scholem, as er schluft schoin?


WALTER – Der Italeyner hier, er waist nit wegen die Selekzies, die Krematories, der Koimne.

SCHMULEK (avec une ironie triste) – Gur azoi ! Der Italeyner gloibt nit in die Selekzies ! Nu gaj, wais mir dein Zifer.

WALTER – Il veut t’expliquer : il demande que tu lui fasses voir ton numéro. Aldo tend son bras tatoué que Schmulek contrôle.

SCHMULEK – Hundert fir un zibzig, finf hundert zibz’n. Di zifern hot men ongefangen mit achtz’n monet zurick : un zay passen nur far di Auchwitz laggern.

WALTER – Tu es le numéro cent soixante-quatorze mille cinq-cent dix-sept ; cette numération a commencé à zéro il y a dix-huit mois, et ne vaut que pour les camps d’Auchwitz.

SCHMULEK – Es seinen do zehn toisent itzt in Buna-Monowitz...

WALTER – Pour l’instant, à Buna-Monowitz, nous sommes dix- mille...

SCHMULEK – In Auchwitz un Birkenau efscher dreissik toisent sachhak’l...

WALTER – A Auchwitz Birkenau, peut être trente-mille en tout.

SCHMULEK (presque brutalement ) – Wo sind die andere ?

WALTER – Où sont allés les autres ? Où sont les cent trente ou les cent quarante mille autres ?

ALDO (hésitant ) – Ils ne peuvent pas les avoir transférés dans d’autres camps ?

SCHMULEK – Er will nix verstehen.

WALTER – Il dit... que tu ne veux pas comprendre.

VOIX D’ALLEMAND (Dans le haut-parleur) – Achtung !


Silence et immobilité générale. Dans le haut-parleur, les pas cloutés s’approchent. Bruit de porte ouverte violemment. En projection, sur la toile de fond, la silhouette d’un SS.


WALTER (La voix brisée de terreur) – Regarde, l’italien, regarde !

DOCTEUR (hors de scène. Voix servile, obséquieuse) – Noch drei Nummer in dieser Reihe. Sehen Sie, Her, Her Blockführer... Schwere Fälle...

WALTER (Toujours terrorisé, dans un souffle) – Ils choisissent... dans peu de temps, c’est notre tour.


Le docteur entre, suivi d’un infirmier, et se dirige vers les couchettes, s’arrêtant près du premier étage. Pendant toute la scène, il parle en tournant toujours le dos au public, de façon que l’on ne voie pas dans quelle direction il regarde, en répondant à la voix du SS.


SS (La silhouette projetée sur la toile de fond est toujours immobile, mais à présent, la voix, dans le haut-parleur, est proche, comme s’il était en scène) – Dieser dort oben ? Warum ist sein Bett so sorgenlos gemacht ?

DOCTEUR (Toujours servile ) – Verzeihung. Herr Blocqführer (rapidement, tout bas. Aux malades de la couchette supérieur de l’étage de droite, dont on voit pendre un lambeau de couverture) Vite, remonte cette couverture, idiot !


Le malade, après un instant d’ahurissement. S’exécute rapidement.


SS (Dans le haut-parleur, toujours proche) – Der nächste ?

DOCTEUR (regardant le papier qu’il a la main, puis indiquant la couchette de Schmulek) – Der hier auch, Bett Hundert drei. (Il prend le bras gauche Schmulek et lit le tatouage) Nummer fünfzehn null vierundvierzig, der Pole. ZuckerKrankheit: sovies zwecklos.


SS (toujours proche, dans le haut-parleur) – Ja. Sonderbehandlung (l’ifirmier fait une croix à la craie sur la couchette de Schmulek. Le docteur s’éloigne, suivit de l’infirmier, et disparait avec lui, par un côté, dans l’ombre. Voix du SS dans le haut-parleur, mais plus lointaine) Der Junge da ?

DOCTEUR (Hors de scène) – Gesund. Wird morgen entlassen.

SCHMULEK (Tendant sa cuiller à Walter, d’une voix éteinte) – Gib’s dem italeyner... Ich brauche et nicht mehr.

WALTER (D’une voix atone, tendant la cuiller à Aldo) – Il dit que tu la gardes : lui, il n’en a plus besoin.Pourquoi Schmulek passe-t-il à Walter sa cuillère pour qu’il la donne à Aldo ? (Un silence) Tu comprends, maintenant ?

Aldo, ahuri, prend la cuiller et reste silencieux. Sur le fond, l’ombre du SS grandit lentement, progressivement, jusqu’à obscurcir complètement la scène.