Primo Levi : Si c'est un homme
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Texte : Extrait 16 (Évacuation)

L’intérieur de l’hôpital. Deux étages de couchettes de trois couchettes chacun. Entre les deux, sur le mur du fond, une porte en verre cathédrale sur laquelle on lit à l’envers l’inscription INFEKTION.

Au centre de chaque mur latéral, une fenêtre vitrée avec des bandes de papier gommé. Aldo grimpe avec difficulté sur sa couchette ; puis, méthodiquement, il enlève sa veste, l’enroule et la cache sous la paillasse. Il enlève de sa poche, sous le genou, sa cuiller au manche aiguisé et la plante dans le bois de la couchette.


ARTHUR (Pendant qu’Aldo s’installe) – Tiens, un nouveau! Faut espérer qu’il n’amène pas une maladie nouvelle.

CHARLES (qui est sur la couchette devant Aldo, observe avec stupeur ; puis, s’adressant à Arthur qui se trouve sur la couchette du dessous) – Il n’a pas encore fini. C’est marrant! (Aldo, d’une autre poche, tire un petit sac d’étoffe. Charles, à Aldo) Eh bien, alors? Qu’est-ce que c’est que ça? Une exposition?

ALDO (sérieux) – C’est mon nécessaire.

CHARLES – N’est pas français, toi!

ALDO – Non, Italien.

CHARLES – Ah bon, ma mère est italienne.

ALDO (coupant cours) – Ah! (Il place le petit sac sous la paillasse).

CHARLES – Qu’est-ce qu’il y a dans le petit sac? (Aldo ne répond pas) A moi, on m’a tout enlevé quand je suis rentré à l’infirmerie. Toi, comment as-tu fais?

ALDO (évasif) – Ce sont des choses qu’on apprend.

CHARLES – Alors, il y a longtemps que tu es ici!

ALDO (brusque) – Toi, par contre, ça ne fait pas longtemps. Tu parles trop. (Et il s’étend sur sa couchette).


Brouhaha à l’extérieur Charles et Arthur écoutent, inquiets. Aldo est indifférent. Des voix excitées, un va-et-vient. Les Allemands, préparent rapidement l’évacuation du camp. Les voix d’Allemands, à différentes distances, se croisent et se mêlent pendant toute la séquence suivante, mais ne doivent pas être compréhensibles.


1ère VOIX D’ALLEMAND – Alle heraus!

2ème VOIX D’ALLEMAND – Appell, Appell !

3ème VOIX D’ALLEMAND – Nur die Kranken bleiden im Lager!

1ère VOIX D’ALLEMAND – Los! Los!

2ème VOIX D’ALLEMAND – Schnell, schnell!

CHARLES (inquiet, à Aldo) – Qu’est ce qui se passe dehors?

ARTHUR – Qu’est-ce qui se passe? Qu’est-ce que s’est que cette pagaille?

ALDO (à contrecœur) – Je ne sais pas. Ça arrive de temps en temps : ils crient tout le temps.

ASKENASI (c’est un personnage grotesque, grand et corpulent. Il parle une langue étrange, mélangée, colorée. Il entre, habillé en Häftling. Il a un rasoir et un blaireau en poche ; à la main, une bassine d’eau chaude. En mauvais allemand) – Rasieren! Alles zum rasieren! (En mauvais français, s’aidant d’un geste) Couper la barbe, tous la barbe. Scheiss egal, sano y malato : a los vivos e a los muertos! (Il a un morceau de cuir qui pend de sa ceinture. Il commence à affûter son rasoir)

ARTHUR – Qu’est-ce qu’il nous veut, cette tête-là?

ALDO – C’est le barbier de l’infirmier. Il vient toutes les semaines.

ASKENASI (avec la mimique calabraise, faisant des grimaces et plissant les yeux) - Oh, oui, oui! Toutes les semaines ! Eh, mais ... (tout bas, à Aldo) ...hoi, aujourd’hui, es la ultima vez la dernière fois.


ALDO (s’asseyant sur sa couchette) – La dernière fois? Qu’est-ce que ça veut dire?

ASKENASI (indiquant l’extérieur) – No entiendes Hay que verlo... Tu vas voir, los Alemanes, les Allemands, come corren… Por todas partes! (Baissant encore la voix) Morgen, Alle Kamarad weg ; demain, partir tous, tous dehors... todos, todos! Manana se van todos !

CHARLES (qui n’a pas bien compris) – Qu’est-ce qu’il a dit? On nous emmène?

ALDO – Tout le monde? Nous aussi? Les malades aussi?

ASKENASI (poursuivant son discours) – Hay que ver el campo! Il Lager... Schreibstube : (S’aidant de gestes) El escritorio... pfff! Fuego! Feu! Tous documents brûlés! Buna… toutes mines prêtes. Los alemanes... coren, coren... Ordres, contre-ordres... Partir... arrêter... partis encore. Los Kapos, armés. Revolvers... Caos, caos ! Magasins! kaputt... chaussures... zapatos per tutto! Grande confusion!

SAMUELIDIS (il entre, vêtu d’une veste de Häftling , un sac de montagne plein sur l’épaule, un pantalon civil, des bottes et passe-montagne. Autoritaire, à Askenasi) – Pas de barbe! Dehors, dehors, fiche le camp!

ASKENASI (il sort, et sur le seuil, se retournant joyeusement vers Aldo, derrière le dos de Samuelidis ) – Hasta la vista! (Il sort).

ALDO (à Samuelidis) – Tout le monde doit partir? A pied?

CHARLES – Et où?

ALDO – Et nous? Et ceux qui ne peuvent pas marcher?

SAMUELIDIS (riant sèchement) – Non, pas vous. Vous, vous restez tranquillement ici. (Très excité par le départ, euphorique) Ne bougez pas de vos lits. (Il s’en va, réfléchissant, il s’arrête, tire de sa poche un petit livre en mauvais état, revient près de la couchette d’Aldo, et lui jette) Tiens, l’Italien, lis... (Très ironiquement) Moi, je n’en ai plus besoin : tu me le rendras quand nous nous reverrons. (Il sort rapidement).

CHARLES (qui a suivi attentivement, avec une inquiétude visible) – « Quand nous nous reverrons» ?

ALDO (à voix basse, pour lui-même) – Vaut rien!

CHARLES (à Arthur) – Paraît qu’on nous laisse ici. (A Aldo) Et la boustifaille? Et manger?

ALDO (hésitant) – Je ne sais… pas jusqu’à quand nous aurons encore besoin.

CHARLES – Ah, c’est comme ça? Mais alors... (Et avec des gestes mal assurés, d’homme gravement malade, il se prépare à descendre de sa couchette).

ALDO – Qu’est-ce que tu fais?

CHARLES (poursuivant son effort) – Je m’en vais. Je vais avec eux.

ALDO – Tu es fou. Tu vois bien que tu ne tiens pas debout. Dans notre état, au milieu de la neige, nous ne ferons pas cent mètres. Ils nous abattraient tout de suite. Alberto rentre prudemment par la porte du fond. Il a un chiffon de couverture en guise d’écharpe autour du cou, et sous le bras un paquet de haillons. Il regarde autour de lui, cherchant Aldo. Aldo, en le voyant) Alberto! Comment es-tu entré ? C’est le coin des « contagieux » !

ALBERTO – Si tu savais ce que je m’en fous! Comment vas-tu? (S’approchant d’Aldo) Comment te sens-tu?

ALDO – Pas trop bien! J’ai quarante de fièvre.

ALBERTO – Ah! (Bref silence. Déçu) Je t’avais apporté une paire de chaussures. Je te les laisse tout de même ; (Un autre silence) elles te serviront après.

ALDO (incrédule) – Oui, peut-être. Merci. (Regardant l’écharpe et les chaussures d’Aldo) Tu pars aussi, alors? Quand? Où allez-vous? Ils vous ont donné à manger?

ALBERTO – Oui, ils nous font tous partir, et tout de suite. On ne sait pas où. On ne sait rien de précis. Ils nous ont donné trois rations de pain : peut-être qu’ils vous les donneront à vous aussi.

ALDO (hésitant) – Et qu’est-ce qu’ils vont faire de nous?

ALBERTO (baissant les yeux, puis reprenant tout de suite, visiblement embarrassé) – Je ne sais pas, vous restez peut-être ici. De toute façon, qu’est-ce que vous pouvez faire ? Et qui peut le savoir, ce qu’il faut faire? Qui sait si nous arriverons, et où? (Un bref silence). Il y en a qui ont fait semblant d’être malades, pour ne pas partir. Moi pas : Je préfère m’en aller.

ALDO – Moi, je reste. Je ne peux pas faire autrement.

1ère VOIX D’ALLEMAND (dans le haut-parleur, sur le bruit de fond des préparatifs du départ, qui se poursuivent à l’extérieur) – Aufgehen! Es ist so weit!

ALBERTO (soudain décidé) – Au revoir, Aldo. Préviens mes parents si tu reviens avant moi. J’en ferai autant.

ALDO – Au revoir, Alberto. Bonne chance.

ALBERTO – Bonne chance. (Il sort rapidement par la porte du fond).

A l’extérieur, bruit d’une charrette qui s’arrête.

2ème VOIX D’ALLEMAND (précipitée, mais claire, dans le haut-parleur) – Brot verteilen! Beeilt Euch!

Un kapo entre en courant avec un panier ; il jette rapidement un gros pain sur chaque couchette, puis, toujours en courant, il sort. A l’extérieur, bruit de la charrette qui s’éloigne, puis d’autres bruits variés de départ, puis, au bout de quelques secondes, tous les bruits cessent complètement.

ARTHUR (soupesant le pain) – C’est un kilo! pas mal, n’est-ce pas?

CHARLES – Trois rations, dis donc! C’est pas un mauvais signe! (Et il se met à manger).

ALDO (reposant le pain) – Il est préférable de faire des économies. Combien de jours faudrait-il le faire durer? (Il s’arrête, écoutant).


Charles s’arrête lui aussi pour écouter, et cesse de manger. Ils s’aperçoivent que dehors tout est silencieux.


Sur la fin du camp, l’évacuation et les marches de la mort on se reportera sur ce site à « description de la fin du camp d’Auschwitz par Primo Levi » (résonnances thématiques)